
Le début
Ce fut un matin de septembre que Giovanni Drogo, qui venait d’être promu
officier, quitta la ville pour se rendre au fort Bastiani, sa première
affectation.
Il faisait encore nuit quand on le réveilla et qu’il endossa pour la
première fois son uniforme de lieutenant. Une fois habillé, il se
regarda dans la glace, à la lueur d’une lampe à pétrole, mais sans
éprouver la joie qu’il avait espéré. Dans la maison régnait un grand
silence, rompu seulement par les petits bruits qui venaient de la
chambre voisine, où sa mère était en train de se lever pour lui dire
adieu.
C’était là le jour qu’il attendait depuis des années, le commencement de
se varie vie. Pensant aux journées lugubres de l’Académie militaire, il
se rappela les tristes soirées d’étude, où il entendait passer dans la
rue les gens libres et que l’on pouvait croire heureux ;
Édition de poche – page 5
Jusqu’alors, il avait avancé avec l’insouciance de la première
jeunesse, sur une route qui, quand on est enfant, semble infinie, où les
années s’écoulent lentes et légères, si bien que nul ne s’aperçoit de
leur fuite. On chemine placidement, regardant avec curiosité autour de
soi, il n’y a vraiment pas besoin de se hâter, derrière vous personne ne
vous presse, et personne ne vous attend, vos camarades aussi avancent
sans soucis, s’arrêtant souvent pour jouer. Du seuil de leurs maisons,
les grandes personnes vous font des signes amicaux et vous montrent
l’horizon avec des sourires complices ; de la sorte, le cœur commence à
palpiter de désirs héroïques et tendres, on goûte l’espérance des choses
merveilleuses qui vous attendent un peu plus loin ; on ne les voit pas
encore, non, mais il est sûr, absolument sûr qu’un jour on les
atteindra.
est-ce encore long ? Non, il suffit de traverser ce fleuve, là-bas, au
fond, de franchir ces vertes collines. Ne serait-on pas, par hasard,
déjà arrivé ? Ces arbres, ces prés, cette blanche maison ne sont-ils pas
peut-être ce que nous cherchions ? Pendant quelques instants, on a
l’impression que oui, et l’on voudrait s’y arrêter. Puis l’on entend
dire que, plus loin, c’est encore mieux, et l’on se remet en route, sans
angoisse.
De la sorte, on poursuit son chemin, plein d’espoir ; et les journées
sont longues et tranquilles, le soleil resplendit haut dans le ciel et
semble disparaître à regret quand vient le soir.
Mais, à un certain point, presque instinctivement, on se retourne et
l’on voit qu’un portail s’est refermé derrière nous, barrant le chemin
de retour. alors, on sent que quelque chose est changé, le soleil ne
semble plus immobile, il se déplace rapidement ; hélas ! on n’a pas le
temps de le regarder que, déjà, il se précipite vers les confins de
l’horizon, on s’aperçoit que les nuages ne sont plus immobiles dans les
golfes azurés du ciel, mais qu’ils fuient, se chevauchant l’un l’autre,
telle est leur hâte ; on comprend que le temps passe et qu’il faudra
bien qu’un jour la route prenne fin.
À un certain moment, un lourd portail se ferme derrière nous, il se
ferme et est verrouillé avec la rapidité de l’éclair, et l’on n’a pas le
temps de revenir en arrière. Mais, à ce moment-là, Giovanni Drogo
dormait ignorant, et dans son sommeil, il souriait, comme le font les
enfants.
Bien des jours passeront avant que Drogo ne comprenne ce qui est arrivé.
ce sera alors comme un réveil. Il regardera autour de lui, incrédule ;
puis il entendra un piétinement, il verra les gens, réveillés avant lui,
qui courront inquiets et qui le dépasseront pour arriver avant lui. Il
entendra les pulsations du temps scander avec précipitation la vie. Aux
fenêtres, ce ne seront plus de riantes figures qui se pencheront, mais
des visages immobiles et indifférents. Et s’il leur demande combien de
route il reste encore à parcourir, on lui montrera bien encore d’un
geste l’horizon, mais sans plus de bienveillance ni de gaieté.
Cependant, il perdra de vue ses camarades, l’un demeuré en arrière,
épuisé, un autre qui fuit en avant de lui et qui n’est plus maintenant
qu’un point minuscule à l’horizon.
Passé ce fleuve, diront les gens, il y a encore dix kilomètres à faire
et tu seras arrivé. Au lieu de cela, la route ne s’achève jamais les
journées se font toujours plus courtes, les compagnons de voyage
toujours plus rares, aux fenêtres se tiennent des personnages apathiques
et pâles qui hochent la tête.
Jusqu’à ce que Drogo reste complètement seul et qu’à l’horizon
apparaisse la ligne d’une mer démesurée, immobile, couleur de plomb.
Désormais, il sera fatigué, les maisons le long de la route auront
presque toutes leurs fenêtres fermées et les rares personnes visibles
lui répondront d’un geste désespéré : ce qui était bon était en arrière,
très en arrière, et il est passé devant sans le savoir. Oh ! il est
trop tard désormais pour revenir sur ses pas, derrière lui s’amplifie le
grondement de la multitude qui le suit, poussée par la même illusion,
mais encore invisible sur la route blanche et déserte.
À présent, Giovanni Drogo dort à l’intérieur de la troisième redoute. Il
rêve et il sourit. Pour la dernière fois, viennent à lui, dans la nuit,
les douces images d’un monde totalement heureux. gare à lui s’il
pouvait se voir lui-même, tel qu’il sera un jour, là où finit la route,
arrêté sur la rive de la mer de plomb, sous un ciel gris et uniforme, et
sans une maison, sans un arbre, sans un homme alentour, sans même un
brin d’herbe, et tout cela depuis des temps immémoriaux.
Édition de poche – page 55
Drogo a décidé de rester, retenu au fort par un désir, mais aussi par
autre chose : l’héroïque pensée n’eût peut-être pas suffi à une aussi
grande décision. Pour le moment, il croit avoir fait une chose noble et,
de bonne foi, il s’en étonne, se découvrant meilleur qu’il ne le
croyait. C’est seulement plusieurs mois plus tard que, regardant
derrière lui, il reconnaîtra les misérables choses qui le lient au fort.
Les trompettes auraient pu sonner, on aurait pu entendre des chants
guerriers, d’inquiétants messages auraient pu venir du Nord, s’il n’y
avait eu que cela, Drogo serait parti quand même ; mais il y avait déjà
en lui la torpeur des habitudes, la vanité militaire, l’amour domestique
pour les murs quotidiens. Au rythme monotone du service, quatre mois
avaient suffi pour l’engluer.
Édition de poche – page 81
Une nuit, presque deux ans plus tard, Giovanni Drogo dormait dans sa
chambre du fort. Vingt-deux mois avaient passé sans rien apporter de
neuf et il était resté ferme dans son attente, comme si la vie eût dû
avoir pour lui une indulgence particulière. Et pourtant, c’est long
vingt-deux mois, et bien des choses peuvent arriver : vingt-deux mois
suffisent pour fonder de nouvelles familles, pour que naissent des
enfants et qu’ils commencent même à parler, pour que s’élève une grande
maison là où il n’y avait que de l’herbe, pour qu’une jolie femme
vieillisse et ne soit plus désirée par personne, pour qu’une maladie,
même l’une des plus longues, se prépare (et, pendant ce temps, l’homme
continue de vivre, sans soucis), consume lentement le corps, se retire,
laissant croire pendant un temps bref à la guérison, reprenne plus
profondément, rognant les derniers espoirs, et il reste encore du temps
pour que le mort soit enseveli et oublié, pour que son fils soit de
nouveau capable de rire et, le soir, se promène par les avenues avec des
jeunes filles ingénues le long des grilles du cimetière.
Édition de poche – page 89
[…]C’est l’époque où un regret tenace de la vie ressuscite chez les
vieilles planches. Il y a très longtemps, aux jours heureux, elles
connaissaient alors un afflux juvénile de chaleur et de force, des
bouquets de bourgeons sortaient des branches. Puis la plante avait été
abattue. Et maintenant que c’est de nouveau le printemps, un frisson de
vie, infiniment léger, s’éveille encore dans chacun de ses fragments.
Jadis feuilles et fleurs ; maintenant, plus qu’un vague souvenir, ce
qu’il faut pour faire crac, et puis c’est fini jusqu’à l’année
prochaine.
Édition de poche – page 166
Que voulez-vous que je vous dise ? fit le commandant. Ce sont des
histoires un peu compliquées… ici, c’est un peu comme un exil, il faut
bien trouver une sorte de dérivatif, il faut bien espérer quelque
chose. Quelqu’un a commencé à se montre la tête, on s’est mis à parler
des Tartares, Dieu sait qui a été le premier à en parler…
Édition de poche – page 198
Juste à cette époque, Drogo s’aperçut à quel point les hommes restent
toujours séparés l’un de l’autre, malgré l’affection qu’ils peuvent se
porter ; il s’aperçut que, si quelqu’un souffre, sa douleur lui
appartient en propre, nul ne peut l’en décharger si légèrement que ce
soit ; il s’aperçut que, si quelqu’un souffre, autrui ne souffre pas
pour cela, même si son amour est grand, et c’est cela qui fait la
solitude de la vie.
Édition de poche – page 223
Drogo comprit qu’une génération entière s’était entre temps écoulée,
qu’il avait maintenant dépassé le sommet de son existence, qu’il était
maintenant arrivé du côté des vieux, où, en ce jour lointain, il lui
avait semblé que se trouvait Ortiz. et à quarante ans passés, sans avoir
rien fait de bon, sans enfants, vraiment seul au monde, Giovanni
regardait autour de lui avec effroi, sentant décliner son propre destin.
Édition de poche – page 230
Dans une guerre, j’aurais peut-être pu servir à quelque chose.
J’aurais peut-être pu être utile. Dans une guerre ; mais pour le reste,
zéro, comme on l’a vu…
Édition de poche – page 236