Sénèque (49 ap. JC)

Brièveté de la vie (La)
lundi 24 mai 2021
par  Paul Jeanzé
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Traduction José Kany-Turpin et Pierre Pellegrin

La plupart des mortels, Paulinus, se plaignent de la méchanceté de la nature : nous sommes nés pour une portion infime du temps et les heures qui nous sont données courent si rapidement que, à l’exception d’un très petit nombre, la vie nous abandonne au moment où nous nous apprêtons à vivre.

[...]

Non, nous n’avons pas trop peu de temps, mais nous en perdons beaucoup. la vie est assez longue et largement octroyée pour permettre d’achever les plus grandes entreprises, à condition qu’elle soit entière placée à bon escient. Mais, quand elle s’écoule dans le luxe et l’indolence, quand elle n’est dépensée à rien de bien, sous l’empire enfin de la nécessité ultime, cette vie dont nous n’avions pas compris qu’elle passait, nous sentons qu’elle a trépassé. Oui, il en est ainsi : nous n’avons pas reçu une vie brève, mais nous la rendons brève ; pauvres, non, mais prodigues, voilà ce que nous sommes. Les ressources, fussent-elles immenses, royales, quand elles tombent aux mains d’un mauvais maître, sont dissipées en un instant, mais, même très modestes, quand elles sont confiées à un bon gardien, elles s’accroissent à mesure qu’il en fait usage : il en est ainsi de notre vie : elle s’étend loin pour qui en dispose bien.
Édition GF Flammarion p 101

Certains ne trouvent rien qui leur plaise assez pour diriger leur course, mais le destin les surprend, engourdis et bâillants, si bien que je tiens pour vrai cette sorte d’oracle énoncé par le plus grand des poètes :
"Infime est la portion de la vie que nous vivons."
Tout le reste de son étendue n’est pas la vie, mais du temps.
Édition GF Flammarion p 103

On ne laisse jamais personne s’emparer de sa propriété et, pour la plus petite discussion sur le bornage, on court aux pierres et aux armes ; mais on permet à autrui de s’introduire dans sa vie ; bien plus, on introduit soi-même son futur propriétaire. On ne trouve personne qui veuille partager son argent, mais chacun distribue sa vie à tout venant. On s’attache à préserver son patrimoine, mais, dès qu’il s’agit de sacrifier son temps, on se montre extrêmement prodigue du seul bien à l’égard duquel l’avarice est honorable.
Édition GF Flammarion p 105

[...]vivre, toute la vie il faut apprendre à le faire ; et, ce qui te surprendra peut-être davantage, toute la vie il faut apprendre à mourir.
[...]
C’est le propre d’un grand homme, crois-moi, et qui s’élève au-dessus des erreurs humaines, que de ne rien laisser soustraire de son temps. Sa vie est très longue parce que, tout le temps qu’elle dure, elle est toute entière à sa disposition.
Édition GF Flammarion p 112

[...]Quant à ceux qui dans les lettres, s’appliquent à d’inutiles études, personne ne doute qu’avec toutes leurs peines ils ne font rien : désormais chez les romains aussi, ils sont légion. Ce fut la maladie des Grecs de chercher quel nombre de rameurs avait Ulysse, si la première écrite fut l’Iliade ou l’Odyssée, et puis si elles sont bien du même auteur, ou d’autres fariboles de ce genre qui, si on les garde pour soi, ne procurent aucune satisfaction muette à la conscience et, si on les publie, ne font paraître plus savant, mais plus ennuyeux. Voici que les Romains eux aussi sont envahis par ce goût frivole des études superflues.
Édition GF Flammarion p 124

Seuls sont hommes de loisir ceux qui se consacrent à la sagesse. Seuls ils vivent ; car non seulement ils protègent bien la durée qui leur appartient, mais ils ajoutent la totalité du temps au leur. Toutes les années antérieures à eux leur sont acquises. Si nous ne sommes pas les derniers des ingrats, les illustres fondateurs des saintes doctrines sont nés pour nous, ils nous ont préparé la vie. Vers ces beautés sublimes, tirées des ténèbres pour briller au grand jour, nous avançons sous la conduite du labeur d’autrui. Aucun siècle ne nous est interdit ; dans tous, nous sommes admis. Et s’il nous plaît de franchir par la puissance de notre esprit les étoiles limites de l’humaine faiblesse, vaste est le temps à parcourir. Nous pouvons discuter avec Socrate, douter avec Carnéade, nous reposer avec Épicure, vaincre la nature humaine avec les stoïciens, la dépasser avec les cyniques. Puisque la nature nous admet en la communauté du temps tout entier, pourquoi ne pas sortir de l’étroit et périlleux passage de la vie pour donner de toute notre âme à ces méditations immenses, éternelles, partagées par les meilleurs esprits ?

[...]

Nous pensons, quoique nous en disions, que seuls s’attardent à leurs véritables devoirs, les hommes qui, tous les jours, voudront avoir Zénon, Pythagore, Démocrite, tous les prêtres des sciences du bien, Aristote, Théophraste, comme amis intimes. Aucun d’eux ne sera occupé, aucun ne renverra un visiteur sans qu’il soit plus heureux, plus ardent à l’aimer, aucun ne le laissera partir les mains vides. De nuit comme de jour, tous les mortels peuvent aller les trouver.

[...]

Nous avons coutume de dire qu’il ne fut pas en notre pouvoir de choisir nos parents, le hasard nous les ayant donnés ; mais il nous est permis de naître à notre gré. Il y a des familles de nobles génies : choisis celle où tu veux être admis.
Édition GF Flammarion p 127-129

Mais quand les hommes oublient le passé, négligent le présent et craignent l’avenir, leur existence est extrêmement brève et troublée.
Édition GF Flammarion p 130


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