Rostand (Edmond) - (1868 - 1918)

Cyrano de Bergerac (1898)
dimanche 23 mai 2021
par  Paul Jeanzé
popularité : 53%

Cyrano de Bergerac
Scène 1, IV

LE VICOMTE DE VALVERT (haussant les épaules) :
Il fanfaronne !

DE GUICHE :
Personne ne va donc lui répondre ?. . .

LE VICOMTE :
Personne ?
Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !. . .
(Il s’avance vers Cyrano qui l’observe, et se
campant devant lui d’un air fat) :
Vous. . .vous avez un nez. . .heu. . .un nez. . .très grand.

CYRANO (gravement) :
Très !

LE VICOMTE (riant) :
Ha !

CYRANO (imperturbable) :
C’est tout ?. . .

LE VICOMTE :
Mais. . .

CYRANO:A h ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire. . .Oh ! Dieu !. . .bien des choses en somme. . .
En variant le ton,—par exemple, tenez :
Agressif : « Moi, monsieur, si j’avais un tel nez
Il faudrait sur-le-champ que je me l’amputasse ! »
Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse !
Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! »
Descriptif : « C’est un roc !. . .c’est un pic !. . .c’est un cap !
Que dis-je, c’est un cap ?. . .C’est une péninsule ! »
Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ?
D’écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux ? »
Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux
Que paternellement vous vous préoccupâtes
De tendre ce perchoir à leur petites pattes ? »
Truculent : « Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! »
Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! »
Pédant : « L’animal seul, monsieur, qu’Aristophane
Appelle Hippocampelephantocamélos
Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d’os ! »
Cavalier : ’Quoi, l’ami, ce croc est à la mode ?
Pour pendre son chapeau, c’est vraiment très commode !’
Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral,
T’enrhumer tout entier, excepté le mistral ! »
Dramatique : « C’est la Mer Rouge quand il saigne ! »
Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! »
Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vous un triton ? »
Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? »
Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu’on vous salue,
C’est là ce qui s’appelle avoir pignon sur rue ! »
Campagnard : « Hé, ardé ! C’est-y un nez ?
Nanain !
C’est queuqu’navet géant ou ben queuqu’melon nain ! »
Militaire : « Pointez contre cavalerie ! »
Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ?
Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! »
Enfin, parodiant Pyrame en un sanglot :
« Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître
A détruit l’harmonie ! Il en rougit, le traître ! »
— Voilà ce qu’à peu près, mon cher, vous
m’auriez dit
Si vous aviez un peu de lettres et d’esprit :
Mais d’esprit, ô le plus lamentable des êtres,
Vous n’en eûtes jamais un atome, et de lettres
Vous n’avez que les trois qui forment le mot : sot !
Eussiez-vous eu, d’ailleurs, l’invention qu’il faut
Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries,
Me servir toutes ces folles plaisanteries,
Que vous n’en eussiez pas articulé le quart
De la moitié du commencement d’une, car
Je me les sers moi-même, avec assez de verve,
Mais je ne permets pas qu’un autre me les serve.

DE GUICHE (voulant emmener le vicomte pétrifié) :
Vicomte, laissez donc !

LE VICOMTE (suffoqué) :
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui. . .qui. . .n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses !

CYRANO : Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances.
Je ne m’attife pas ainsi qu’un freluquet,
Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ;
Je ne sortirais pas avec, par négligence,
Un affront pas très bien lavé, la conscience
Jaune encor de sommeil dans le coin de son oeil,
Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil.
Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise,
Empanaché d’indépendance et de franchise ;
Ce n’est pas une taille avantageuse, c’est
Mon âme que je cambre ainsi qu’en un corset,
Et tout couvert d’exploits qu’en rubans je
m’attache, Retroussant mon esprit ainsi qu’une moustache,
Je fais, en traversant les groupes et les ronds,
Sonner les vérités comme des éperons.

LE VICOMTE :
Mais, monsieur. . .

CYRANO:Je n’ai pas de gants ?. . .la belle affaire !
Il m’en restait un seul. . .d’une très vieille paire !
— Lequel m’était d’ailleurs encor fort importun :
Je l’ai laissé dans la figure de quelqu’un.

LE VICOMTE :
Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule !

CYRANO (ôtant son chapeau et saluant comme si le
vicomte venait de se présenter) :
Ah ?. . .Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule
De Bergerac.

(Rires.)

LE VICOMTE (exaspéré) :
Bouffon !

CYRANO (poussant un cri comme lorsqu’on est saisi
d’une crampe) :
Ay !. . .
LE VICOMTE (qui remontait, se retournant) :
Qu’est-ce encor qu’il dit ?

CYRANO (avec des grimaces de douleur) :
Il faut la remuer car elle s’engourdit. . .
— Ce que c’est que de la laisser inoccupée !—
Ay !. . .

LE VICOMTE :
Qu’avez-vous ?

CYRANO:J’ai des fourmis dans mon épée !

LE VICOMTE (tirant la sienne) :
Soit !

CYRANO:Je vais vous donner un petit coup charmant.

LE VICOMTE (méprisant) :
Poète !. . .

CYRANO : Oui, monsieur, poète ! et tellement,
Qu’en ferraillant je vais—hop !—à l’improvisade,
Vous composer une ballade.

LE VICOMTE :
Une ballade ?

CYRANO : Vous ne vous doutez pas de ce que c’est, je crois ?
Le vicomte :
Mais. . .

CYRANO (récitant comme une leçon) :
La ballade, donc, se compose de trois
Couplets de huit vers. . .

LE VICOMTE (piétinant) :
Oh !

CYRANO (continuant) :
Et d’un envoi de quatre. . .

LE VICOMTE :
Vous. . .

CYRANO:Je vais tout ensemble en faire une et me battre,
Et vous toucher, monsieur, au dernier vers.

LE VICOMTE :
Non !

CYRANO : Non ?
(Déclamant) :
Ballade du duel qu’en l’hôtel bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec un bélître !

LE VICOMTE :
Qu’est-ce que c’est que ça, s’il vous plaît ?

CYRANO:C’est le titre.

LA SALLE (surexcitée au plus haut point) :
Place !—Très amusant !—Rangez-vous !—Pas
de bruits !
(Tableau. Cercle de curieux au parterre, les
marquis et les officiers mêlés aux bourgeois et aux gens
du peuple ; les pages grimpés sur des épaules pour
mieux voir. Toutes les femmes debout dans les loges. A
droite, De Guiche et ses gentilshommes. A gauche, Le
Bret, Ragueneau, Cuigy, etc.)

CYRANO (fermant une seconde les yeux) :
Attendez !. . .je choisis mes rimes. . .Là, j’y suis.
(Il fait ce qu’il dit, à mesure) :
Je jette avec grâce mon feutre,
Je fais lentement l’abandon
Du grand manteau qui me calfeutre,
Et je tire mon espadon ;
Élégant comme Céladon,
Agile comme Scaramouche,
Je vous préviens, cher Mirmydon,
Qu’à la fin de l’envoi je touche !
(Premiers engagements de fer) :
Vous auriez bien dû rester neutre ;
Où vais-je vous larder, dindon ?. . .
Dans le flanc, sous votre maheutre ?. . .
Au coeur, sous votre bleu cordon ?. . .
— Les coquilles tintent, ding-don !
Ma pointe voltige : une mouche !
Décidément. . .c’est au bedon,
Qu’à la fin de l’envoi, je touche.
Il me manque une rime en eutre. . .
Vous rompez, plus blanc qu’amidon ?
C’est pour me fournir le mot pleutre !
— Tac ! je pare la pointe dont
Vous espériez me faire don ;—
J’ouvre la ligne,—je la bouche. . .
Tiens bien ta broche, Laridon !
A la fin de l’envoi, je touche.
(Il annonce solennellement) :
Envoi.
Prince, demande à Dieu pardon !
Je quarte du pied, j’escarmouche,
Je coupe, je feinte. . .
(Se fendant) :
Hé ! là, donc !
(Le vicomte chancelle ; Cyrano salue) :
A la fin de l’envoi, je touche !
(Acclamations. Applaudissements dans les
loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les officiers
entourent et félicitent Cyrano. Ragueneau danse
d’enthousiasme. Le Bret est heureux et navré. Les amis
du vicomte le soutiennent et l’emmènent.)

Scène 2, IV

CYRANO (frappant sa poitrine) :
— un seul mot de tous ceux que j’ai là !
Tandis qu’en écrivant. . .
(Il reprend la plume) :
Eh bien ! écrivons-la,
Cette lettre d’amour qu’en moi-même j’ai faite
Et refaite cent fois, de sorte qu’elle est prête,
Et que mettant mon âme à côté du papier,
Je n’ai tout simplement qu’à la recopier.

CYRANO (lui frappant sur l’épaule) :
Toi, tu me plais !. . .
(Ragueneau va rejoindre ses amis. Cyrano le
suit des yeux, puis, un peu brusquement) :
Hé là, Lise ?
(Lise, en conversation tendre avec le
mousquetaire, tressaille et descend vers Cyrano) :
Ce capitaine. . .
Vous assiège ?

LISE (offensée) :
Oh ! mes yeux, d’une oeillade hautaine,
Savent vaincre quiconque attaque mes vertus.

CYRANO:Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve
battus.

LISE (suffoquée) :
Mais. . .

CYRANO (nettement) :
Ragueneau me plaît. C’est pourquoi, dame Lise,
Je défends que quelqu’un le ridicoculise.

LISE :
Mais. . .

CYRANO (qui a élevé la voix assez pour être entendu du
galant) :
A bon entendeur. . .
(Il salue le mousquetaire, et va se mettre en
observation, à la porte du fond, après avoir regardé
l’horloge.)


DE GUICHE :
Votre verve amusa mon oncle Richelieu,
Hier. Je veux vous servir auprès de lui.

LE BRET (ébloui) :
Grand Dieu !

DE GUICHE :
Vous avez bien rimé cinq actes, j’imagine ?

LE BRET (à l’oreille de Cyrano) :
Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine !

DE GUICHE :
Portez-les-lui.

CYRANO (tenté et un peu charmé) :
Vraiment. . .

DE GUICHE :
Il est des plus experts.
Il vous corrigera seulement quelques vers. . .

CYRANO (dont le visage s’est immédiatement rembruni) :
Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule
En pensant qu’on y peut changer une virgule.

DE GUICHE :
Mais quand un vers lui plaît, en revanche, moncher,
Il le paye très cher.

CYRANO :
Il le paye moins cher
Que moi, lorsque j’ai fait un vers, et que je l’aime,
Je me le paye, en me le chantant à moi-même !

DE GUICHE :
Vous êtes fier.

CYRANO:Vraiment, vous l’avez remarqué ?

LE BRET:Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire,
La fortune et la gloire. . .

CYRANO:Et que faudrait-il faire ?
Chercher un protecteur puissant, prendre unpatron,
Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc
Et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce,
Grimper par ruse au lieu de s’élever par force ?
Non, merci. Dédier, comme tous il le font,
Des vers aux financiers ? se changer en bouffon
Dans l’espoir vil de voir, aux lèvres d’un ministre,
Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?
Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d’un crapaud ?
Avoir un ventre usé par la marche ? une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient
sale ?
Exécuter des tours de souplesse dorsale ?. . .
Non, merci. D’une main flatter la chèvre au cou
Cependant que, de l’autre, on arrose le chou,
Et, donneur de séné par désir de rhubarbe,
Avoir son encensoir, toujours, dans quelque
barbe ?
Non, merci ! Se pousser de giron en giron,
Devenir un petit grand homme dans un rond,
Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,
Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?
Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy
Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci !
S’aller faire nommer pape par les conciles
Que dans des cabarets tiennent des imbéciles ?
Non, merci ! Travailler à se construire un nom
Sur un sonnet, au lieu d’en faire d’autres ? Non,
Merci ! Ne découvrir du talent qu’aux mazettes ?
Être terrorisé par de vagues gazettes,
Et se dire sans cesse : « Oh, pourvu que je sois
Dans les petits papiers du Mercure François ? »…
Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,
Aimer mieux faire une visite qu’un poème,
Rédiger des placets, se faire présenter ?
Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais…chanter,
Rêver, rire, passer, être seul, être libre,
Avoir l’oeil qui regarde bien, la voix qui vibre,
Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,
Pour un oui, pour un non, se battre,—ou faire un vers !
Travailler sans souci de gloire ou de fortune,
A tel voyage, auquel on pense, dans la lune !
N’écrire jamais rien qui de soi ne sortît,
Et modeste d’ailleurs, se dire : mon petit,
Soit satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,
Si c’est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !
Puis, s’il advient d’un peu triompher, par hasard,
Ne pas être obligé d’en rien rendre à César,
Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,
Bref, dédaignant d’être le lierre parasite,
Lors même qu’on n’est pas le chêne ou le tilleul,
Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul !


CHRISTIAN :
Las ! je suis sot à m’en tuer de honte !

CYRANO : Mais non, tu ne l’es pas, puisque tu t’en rends
compte.


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