Aharon Appelfeld (1932 - 2018)

Histoire d’une vie (1999)
mercredi 3 février 2021
par  Paul Jeanzé
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Le début…
Où commence ma mémoire ? Parfois il me semble que ce n’est que vers quatre ans, lorsque nous partîmes pour la première fois, ma mère, mon père et moi, en villégiature dans les forêts humides et sombres des Carpates. D’autres fois il me semble qu’elle a germé en moi avant cela, dans ma chambre, près de la double fenêtre ornée de fleurs en papier. La neige tombe et des flocons doux, cotonneux, se déversent du ciel. Le bruissement est imperfectible. De longues heures, je reste assis à regarder ce prodige, jusqu’à ce que je me fonde dans la coulée blanche et m’endorme.
Éditions de l’Olivier – p 13


Des réfugiés s’asseyaient par groupes et décrivaient des horreurs. Ils semblaient parfois rivaliser pour établir qui avait vu le plus de choses et qui avait souffert le plus. Nous, nous ne savions pas raconter. Nous restions assis et écoutions. Parfois on nous tourmentait avec des questions. Durant les années de guerre, nous avions appris à ne pas répondre.
Éditions de l’Olivier – p 89


Déjà dans mon enfance j’observais les gens et les choses avec attention et méfiance. Maman attribuait cela aux graves maladies contractées à ma naissance. Grand-mère prétendait que tout fils unique est méfiant de nature. En effet, j’étais fils unique, et très attaché à mes parents. L’espace extérieur à la maison, en particulier lorsque j’y demeurais seul, m’apparaissait froid et menaçant.
Éditions de l’Olivier – p 119


Durant les récréations, tout le monde jouait dans la cour avec un ballon rouge en caoutchouc, en hurlant et en soulevant des nuages de poussière. Je restais à la fenêtre à les regarder. Je savais déjà que jamais je ne jouerais comme eux. C’était douloureux, mais aussi amusant, un mélange de sentiment d’infériorité et de supériorité. Je pouvais m’amuser de ces sentiments tant que j’étais hors de leur portée. Près d’eux, j’étais une cible facile pour les coups de pied, les gifles et les pincements.
Éditions de l’Olivier – p 120


Dans le ghetto et dans le camp, seuls les gens devenus fous parlaient, expliquaient, tentaient de convaincre. Les gens sains d’esprit ne parlaient pas.
J’ai rapporté de là-bas la méfiance à l’égard des mots. Une suite fluide de mots éveille ma suspicion. Je préfère le bégaiement, dans lequel j’entends le frottement, la nervosité, l’effort pour affiner les mots de toute scorie, le désir de vous tendre quelque chose qui vient de l’intérieur. Les phrases lisses, fluides, éveillent en moi un sentiment d’inadéquation, un ordre qui viendrait combler un vide.
Éditions de l’Olivier – p 124


Durant la guerre, j’ai vu la vie dans sa nudité, sans fard. Le bien et le mal, le beau et le laid se sont révélés à moi mêlés. Cela ne m’a pas transformé, grâce au ciel, en moraliste. Au contraire, j’ai appris à respecter la faiblesse et à l’aimer, la faiblesse est notre essence et notre humanité. Un homme qui connaît sa faiblesse sait parfois la surmonter. Le moraliste ignore ses faiblesses et, au lieu de s’en prendre à lui-même, il s’en prend à son prochain.
Éditions de l’Olivier – p 128


Seul celui qui a du mal à parler a besoin d’un journal. Lorsque je regarde mon journal, je découvre qu’il est plein de phrases inachevées, de l’obsession d’être précis, et que l’espace entre les mots parle plus que les mots eux-mêmes. Quoi qu’il en soit, mon journal n’est pas un témoignage au flux abondant mais une expression inhibée. Je dis cela sans le moindre apitoiement, mais avec la volonté de comprendre mon évolution vers l’âge adulte.
Mon écriture à ses prémices fut plus retenue que déliée, elle était comme un prolongement de mon journal. Quelque chose de ma façon de parler l’avait imprégnée. La crainte permanente d’un impropriété quelconque ne m’échappe et me dénonce, qui caractérisait ma façon de parler même longtemps après la guerre, s’exprima dès mes premiers écrits. C’est en vain que j’essayais d’améliorer le flux. Mon écriture était une sorte de marche sur la pointe des pieds, une méfiance, une répugnance.
Je produisis peu durant les années cinquante, effaçant sans pitié ce que j’écrivais. Mon penchant à utiliser peu de mots devint une exigence. Dans ces années-là, la littérature était submergée de descriptions de paysages et de personnes. « Il décrit largement », disait-on. L’étalage était considéré comme épique. Les premières lettres de refus que je reçus des éditeurs disaient simplement : il faut élargir, remplir, on ne distingue pas encore d’image. Il ne fait aucun doute que mon écriture de ces années-là était bourrée de défauts, mais pas pour les raisons évoquées par les éditeurs.
À la fin des années cinquante, j’abandonnai l’ambition d’être un écrivain israélien et je m’efforçai d’être ce que j’étais vraiment : un migrant, un réfugié, un homme qui portait en lui l’enfant de la guerre, parlant avec difficulté et s’efforçant de raconter avec un minimum de mots.
La quintessence de cet effort se trouve dans mon premier livre, Fumée. De nombreux éditeurs feuilletèrent le manuscrit. Chacun y trouva un défaut. L’un dit qu’on n’avait pas le droit d’écrire de fiction sur la Shoah, un autre prétendit qu’il ne fallait pas écrire sur les faiblesses des victimes mais mettre en valeur les actes héroïques, la révolte des ghettos et les partisans, d’autres affirmaient que le style était défectueux, hors normes, pauvre. Chacun se permettait de réclamer des corrections, des ajouts, des coupes. Ils ne voyaient pas ses vraies qualités. Moi non plus je ne les voyais pas, et plus encore : j’étais sûr que tout ce qu’on me disait était juste. Il est étrange de voir la facilité avec laquelle nous faisons nôtre une critique. Une critique fondée peut être également destructrice, mais il n’est rien pire qu’une critique venant de l’extérieur pour vous nuire. Il m’a fallu des années pour me libérer de cette tutelle et pour comprendre que moi seul pourrais m’orienter vers ce qui était bien pour moi.
Mon premier livre reçut un accueil favorable. Les critiques dirent : « Appelfeld n’écrit pas sur la Shoah mais sur les marges de la Shoah. Il n’est pas sentimental, il est tout en retenue. » Cela était considéré comme un compliment dont je me réjouissais, et pourtant, déjà, le qualificatif « écrivain de la Shoah » me collait à la peau. Il n’y a pas d’appellation plus irritante que celle-ci. Un véritable écrivain écrit à partir de lui-même et la plupart du temps sur lui-même, et si ses propos ont un sens, c’est parce qu’il est fidèle à lui-même, à sa voix, à son rythme. Les généralités, le sujet ne sont que des sous-produits de l’écriture, non son essence. J’ai été un enfant pendant la guerre. Cet enfant a mûri, et tout ce qui lui est arrivé ou s’est produit en lui a eu un prolongement dans ses années d’adulte : la perte de la maison, la perte de la langue, la méfiance, la peur, la difficulté de parler, l’étrangeté. C’est à partir de ces sensations que je brode la légende. Seuls des mots justes construisent un texte littéraire, et non pas le sujet.
Je ne prétends pas apporter un message, être un chroniqueur de la guerre ou une personne omnisciente. Je me relie aux lieux où j’ai vécu et j’écris sur eux. Je n’ai pas l’impression d’écrire sur le passé. Le passé en lui-même est un très mauvais matériau pour la littérature. La littérature est un présent brûlant, non au sens journalistique, mais comme une aspiration à transcender le temps en une présence éternelle.
Éditions de l’Olivier – p 148-151


La contemplation possède plusieurs facettes : lorsqu’on est en position d’observateur, on se trouve à l’extérieur, légèrement surélevé et éloigné. La distanciation vous informe qu’untel qui vous crie dessus crie peut-être sur son père ou sa mère. Vous vous êtes trouvé seulement par hasard sur son chemin, et untel, qui ne crie pas, est parfois pire que celui crie. Pour fayoter auprès de ses supérieurs, il vous oblige à des marches nocturnes, vous ordonne de creuser des trous carrés, afin de prouver à ses commandants que sa compagnie ne lambine pas. Celui qui est obséquieux dès son jeune âge le demeure toujours, et ceux qui appartiennent à cette catégorie, à mon grand étonnement, en portaient les signes extérieurs : ils étaient lourds, et malgré leur jeunesse déjà rembourrés d’une honnête couche de graisse. La contemplation soulage quelque peu du malheur et de l’apitoiement sur soi ; plus on contemple, plus la douleur diminue.
Éditions de l’Olivier – p 161


Un jour, vers la fin de l’existence du ghetto, j’étais assis sur une place et je regardais un groupe de vieux se réchauffer au soleil. Soudain l’un d’eux se leva, vint vers moi et me gifla. Je fus si stupéfait que je restai sans bouger. Le vieux, voyant que je ne bougeais pas, me gifla de nouveau et cria : « Maintenant tu ne regarderas plus. maintenant tu sauras qu’on ne regarde pas. »
Ces gifles, qui m’avaient atteint sans que je m’y attende, sont les prémices de ma conscience. À présent je savais que la contemplation n’est pas une affaire entre soi et soi, elle concerne les gens, et peut-être les blesse-t-elle. « Maintenant tu ne regarderas plus », ces mots résonnaient en moi. Comme si j’avais été pris en train de voler, ou de frauder. Jusqu’alors je n’étais pas conscient de mon aspiration à la clandestinité.
Éditions de l’Olivier – p 165


Chaque être qui a été sauvé pendant la guerre l’a été grâce à un homme qui, à l’heure d’un grand danger, lui a tendu la main. Nous n’avons pas vu Dieu dans les camps mais nous y avons vu des justes. La vieille légende juive qui dit que le monde repose sur une poignée de justes était vraie alors, comme elle l’est aujourd’hui.
Éditions de l’Olivier – p 169


Au début des années cinquante, Martin Buber, Gershom Scholem, Ernst Simon, Yehezkiel Kaufman, pour ne citer qu’eux, enseignaient à l’Université Hébraïque. Ils possédaient tous une culture juive et une culture générale étendues, tous les domaines de la pensée et de l’art leur étaient ouverts, ils maîtrisaient les langues anciennes et les langues modernes. Rien d’étonnant à ce que nous eussions l’impression de n’être rien d’autre que des sauterelles.
Éditions de l’Olivier – p 176


L’approche sociologique m’était étrangère. Dès mes débuts, j’avais senti que la littérature n’est pas le terreau adéquat pour l’étude sociologique. La vraie littérature traite du contact avec les secrets du destin et de l’âme, en d’autres mots : la sphère métaphysique.
Éditions de l’Olivier – p 177


La langue que je parlais était déjà fluide, mais n’avait pas la bonne mélodie. La musique est l’âme de toute poésie et de toute prose.
[…]
La prose me délivra de ce sentimentalisme. Par essence, la prose exige des accessoires concrets. La sensiblerie et les idées ne lui correspondent pas. Seules les idées et les émotions qui émanent du concret existent vraiment. Ces choses élémentaires et simples qu’un être apprend généralement peu à peu, moi, dont la culture était minimale, je les appris encore plus lentement. Au lieu de contempler le corps et ses mouvements, j’étais attiré par le brouillard et le rêve.
Éditions de l’Olivier – p 178


[…]Agnon fut pour moi un guide. Je sentais qu’il traitait de l’entité juive, de ses éternelles migrations et errances, de sa loi révélée et obvie. Si l’on part du principe qu’un écrivain est la mémoire collective de la tribu, alors Agnon incarne cela.
Éditions de l’Olivier – p 184


[…]Ces amis anonymes furent les maîtres qui me permirent de m’exprimer. Je n’ai pas toujours su apprendre d’eux, je n’ai pas toujours su qu’ils étaient mes maîtres. Plus d’une fois je les ai ignorés, car j’avais l’impression qu’ils ne me comprenaient pas. Comme un fait exprès, je me plaçais sous l’autorité des érudits, des prestidigitateurs de la langue. Ils me semblaient singulièrement plus importants que mes amis qui n’étudiaient pas à l’université. J’avais le sentiment que, si je me liais aux érudits, ils me conduiraient au Temple de la littérature. J’étais persuadé que, dans la mesure où je recevais leur approbation, mon chemin serait jonché de roses. Avec le temps j’appris qu’ils n’étaient pas capables d’être des amis. Ils étaient trop occupés d’eux-mêmes, de leur apparence, du polissage de leurs paroles, pour donner quelque chose à leur prochain. Ils s’appuieraient toujours sur les grands et les bons, et de cette hauteur imaginaire ils jetteraient toujours sur les autres un regard stérilisant.
[…]
Pourtant il me fallut des années pour me libérer des érudits, de leur tutelle, de leur sourire supérieur, et revenir à mes amis fidèles qui savaient qu’un homme n’est rien d’autre qu’une pelote de faiblesses et de peurs. Il ne faut pas en rajouter. S’ils ont le mot juste, ils vous le tendent comme une tranche de pain en temps de guerre, et s’ils ne l’ont pas, ils restent assis près de vous et se taisent.
Éditions de l’Olivier – p 188


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