Chapitre II

lundi 13 février 2023
par  Paul Jeanzé
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Le lundi matin, au marché, les habitants encore au courant de rien apprirent la nouvelle. Ce marché, c’est un coin où se réunissent les vieillards. Sous le grand platane ou sous les arcades des maisons anciennes, ils jabotent pire que des femmes. Au centre de la place se tient la halle aux poissons. Le pépé Anton’ y apportait sa pêche, en maugréant, pas parce que son panier pesait trop, bien le contraire !

—  Pépé ! glapit un bonhomme, est-ce vrai cette histoire de bateau ?

Pépé Anton’ donnait son poisson à sa vendeuse et déjà tendait la main pour recevoir son dû. Il était toujours à court d’argent, aussi loin qu’il remontait dans son passé, et surtout l’hiver, lorsque la pêche ne va plus. Il glissa ses sous dans son mouchoir, puis le mouchoir dans la poche de son pantalon de velours, et répondit aux vieux :

—  Si vous voulez le voir, je redescends.

C’était une journée de novembre, calme et légère, comme on en connaît dans l’île à la fin de l’automne. Les vieux suivirent lentement le pépé Anton’, qui marchait sans canne, lui ! et roulait des épaules et des fesses, et semblait clocher du pied droit – il n’avait pas l’habitude de moisir sur le plancher des vaches. De la place de la Borne, deux chemins conduisent au port : l’un carrossable, et plusieurs voitures à âne y roulaient, l’autre qui est un escalier à larges paliers. Pépé Anton’ prit ce dernier chemin d’où l’on a une vue sur la calanque.

—  Vous le voyez, maintenant ? demanda-t-il.

—  Ah, il n’est jamais venu chez nous un bateau pareil !

Et tous de regarder le cargo, puis leur courrier, les barques, de chercher des yeux des points de comparaison. Oui, leur port paraissait si petiot. Pépé Anton’, qui ricanait, voulut les épater davantage. La marine, c’était sa partie, tandis que ces bonshommes avaient passé leur existence à fabriquer de la chaussure.

—  C’est rien, ça fait deux mille et cinq cents tonnes, tout au plus. Il y a des ports, ils sont cinquante à côté les uns des autres, des plus beaux, pour passagers.

—  Comment le sais-tu ? répliqua un vieux. Tu n’as jamais quitté l’île.

Le pépé Anton’ ne répondit pas. Oui, il n’avait vogué que dans les parages de l’île, et une seule fois jusqu’en vue de la côte d’Afrique. C’était le marin du cargo, un certain Portalis, qui lui avait conté ça.

—  A… n… d… bégayait un vieux.

—  Andromède ! cria pépé Anton’.

—  C’est le nom d’une ville ?

—  Celui d’une femme, déclara un ancien de la poste.

Pépé Anton’ haussa les épaules, c’était le nom d’un navire, voilà. Qui, ce matin, semblait encore plus abandonné que la veille, avec sa grosse cheminée muette, ses hublots fermés, et contre lequel les vagues clapotaient doucement. Il était là comme une maison vide, ou un monstre frappé à mort, enfin quelque chose de pas naturel et de fantastique dont on chercherait à s’expliquer la présence dans cette calanque. Subitement, ils en virent surgir le vieux Quintana, Ramon, le capitaine.

—  Je vous laisse, dit pépé Anton’. Moi, je l’ai assez admiré.

Il se rendit au port. Il sauta dans sa barque, qui s’appelait Pépé-Anton’, du nom de son grand-père. Un peu après, les vieux arrivèrent et entrèrent au café La Marine.

Ce café était celui des pêcheurs, des bricoleurs qui raccommodaient les filets ou confectionnaient des cages d’osier pour attraper les langoustes, de tous ceux qui de près ou de loin s’occupaient de pêche. Il y venait les membres du « Cercle Nautique ». Aussi les marins du courrier dont plusieurs, justement, parlaient de l’Andromède, un bateau ancien modèle sur lequel ils ne se risqueraient pas à faire une seule traversée.

—  N’empêche qu’il est trois fois plus grand que votre courrier, bredouilla un vieux.

—  Nous, on file nos quatorze nœuds ! Et lui, c’est un cargo qui ne doit guère dépasser dix nœuds.

Le chef mécanicien allait expliquer pourquoi, quand on entendit un ronflement de moteur. On se précipita : Ramon descendait d’auto, et le vieux Quintana, assis au fond de sa voiture, semblait ruminer.

—  Palau est ici ?

—  On va vous le chercher, monsieur Ramon.

On l’estimait, car il était resté bon enfant, loyal, alors que le vieux on le craignait et on le détestait – un bourgeois qui accaparait tout le blé de l’île pour pouvoir le revendre au prix fort !

Palau arriva. Un bout d’homme, mais malin, ambitieux, pas scrupuleux, qui cependant s’occupait du courrier, était commissionnaire, bref, un touche-à-tout. Ramon lui parla à voix basse ; puis il regagna l’auto, et Palau le café La Marine.

—  Il y a du neuf ? demanda une voix.

Palau se commanda un verre. On ne l’aimait pas, celui-là non plus. Seulement, parfois, on avait besoin de lui ; il savait se débrouiller et se rendre indispensable. La preuve. Il devait probablement savoir à quoi s’en tenir sur le compte de l’Andromède.

Ce fut le soir qu’il lâcha son secret. Il attendait le départ des pêcheurs, il faisait avec eux mauvais ménage. Des hommes tellement fiers de leur métier, forts en gueule, et pourtant point dégourdis puisque plusieurs avaient sur le dos un armateur. Donc, le soir, des gars de la ville descendaient au port et s’installaient au café La Marine. Ils ne buvaient pas – on est sobre dans l’île, on a peu d’argent. Quelques-uns étaient déjà là, Palau s’approcha :

—  Il y en a qui voudraient travailler ?

—  Tu es patron, maintenant, pour nous proposer du boulot, répliqua un jeune qu’on appelait Tabou.

—  Quelqu’un m’a chargé de former une équipe.

On le savait dur, hargneux, dès qu’il se sentait pour un sou d’autorité, le Palau – fallait l’entendre engueuler les gosses qui lui transportaient des colis ! Mais, vu l’époque, on n’avait pas à faire les dégoûtés.

—  Il m’en faudrait dix, des costauds.

Ils l’étaient tous. À Ferreal on pouvait trouver plus de dix gars solides, et pauvres, qui ne demanderaient pas mieux que de se servir enfin de leurs bras.

—  J’en suis, moi ! cria Tabou.

—  Une minute, grogna Colon, plus froid que son ami. S’agirait de quoi ?

Palau tapa dans ses mains.

—  Patron ! deux bouteilles.

Et, quand elles furent sur la table, il emplit les verres. On ne comprenait plus. Pour que Palau régale, fallait qu’il ait traité la bonne affaire ! S’il en tirait du profit, les autres aussi, peut-être ? En attendant, on buvait un coup.

—  Voilà, commença-t-il, on va détruire l’Andromède, alors faut que je choisisse des hommes courageux. Au fur et à mesure qu’on le démolira, on en chargera les morceaux sur les voiliers de Quintana, ça leur fera du fret lorsqu’ils retourneront vers le continent. Là-bas, il y a des fonderies qui achètent la ferraille.

Ils écoutaient en silence. C’était un fameux plan, le vieux Quintana voyait loin ! De la ruine d’une famille ou de celle d’un bateau, de tout il savait tirer de l’argent. D’eux aussi, car il avait d’autres pensées que celle de donner de l’ouvrage à des malheureux ! Fallait donc connaître ce qu’il offrait. Et c’est ce que Tabou, si simple et si insouciant qu’il était, se demandait déjà.

—  Combien de l’heure ? dit-il, interrompant Palau qui parlait du navire comme s’il en était le capitaine.

—  À la journée, répliqua Palau. Parce que c’est du travail pour peut-être un an.

—  Bon, dis vite ?

—  Quatorze cinquante les dix heures.

—  Ah ! le vieux se fout de nous.

Mais, en réfléchissant… Eh bien, ils seraient tranquilles pour des mois, et ça compte, même si on gagne tout juste de quoi vivre. Ils n’avaient pas le choix, du reste ; s’ils hésitaient, d’autres pauvres bougres accepteraient sur-le-champ.

—  On marche tous les six !

—  Alors, à demain matin devant l’Andromède.

Palau quitta le café La Marine en jubilant intérieurement. Ses hommes n’avaient pas discuté – ils ne remuaient pas beaucoup d’idées dans leurs caboches ! Ramon lui avait commandé : pas au-dessus de 16 francs, et il embauchait à 14,50 francs six gaillards qui abattraient de la besogne. Un coup dont le vieux Quintana le féliciterait. Il pensait que son emploi de chef d’équipe ne l’empêcherait pas de s’occuper de ses propres affaires, quand on le tira par la manche. Il se retourna, un juron à la bouche, et il le lâcha en reconnaissant le pépé Anton’.

—  Ils m’ont raconté là-bas que tu cherchais encore des hommes pour l’Andromède ?

Pépé Anton’ lui barrait la route. Il se dandinait sur ses jambes courtes et tortues, comme dans sa barque. Une vieille querelle les séparait. Autrefois, Palau pesait le poisson des pêcheurs, à leur retour de pêche. Or, pépé Anton’ l’avait surpris truquant la bascule. C’était une sacrée histoire, qu’on lui rappelait souvent.

—  Faut savoir jouer du marteau, déclara-t-il, avec une idée de derrière la tête.

Pépé Anton’ retroussa ses manches de chemise et montra ses bras, maigres mais nerveux, avec des veines gonflées comme des serpents en colère. Il palpa, et dit :

—  C’est encore plus dur que chez un jeune. Dans mon ancien temps, j’ai travaillé aux carrières.

—  Ce serait pour des journées de dix heures.

—  Je vais t’expliquer mon cas, Palau… On ne s’en veut plus ?… Ce matin, j’ai mis ma barque à sec ; elle n’est plus trop solide, c’est vrai qu’elle servait déjà au père. Quand on m’a raconté que tu embauchais, je me suis dit que pour moi aussi ce serait bien, vu que l’hiver je ne peux pas sortir beaucoup du port.

Un sourire entrouvrit sa bouche tordue et sans dents. Les bras ballants, les moins offertes, il attendait la réponse.

—  L’Andromède ne sera pas une maison de retraite, dit lentement Palau. Il ricana. « Et puis, je n’oublie rien, tu comprends ? »

Avec joie, il lui lançait ça au visage, de si près qu’il respirait l’odeur de tabac et d’haleine forte que soufflait le vieux. Dans ses petits yeux bridés et couleur d’eau de mer il vit briller une lueur, et il se recula.

—  Impossible !

—  Moi, je prétends que si ! hurla pépé Anton’, et il cherchait un moyen de se venger de ce cochon de Palau qui lui avait tiré les vers du nez.

—  Non ! il n’y aura pas de gâteux dans mon équipe.

« À présent, filons », pensa Palau. Car lorsque le pépé Anton’ ouvrait sa gueule, il avait des mots cocasses qui faisaient rire l’assistance à vos dépens. Palau allongea le pas. Il trouverait aisément quatre hommes, quatre malheureux qu’il pourrait ensuite tenir complètement sous sa coupe. Il irait rendre compte à Ramon de sa mission…

Pépé Anton’ était resté planté sur ses jambes. Il lui fallait inventer une combinaison pour se faire embaucher. Le courrier, qui partait ce soir même, avait lancé par trois fois un beuglement de sirène, maintenant il manœuvrait et lâchait une fumée épaisse. À bord, il y avait des représentants de commerce et les marins de l’Andromède qui regagnaient le continent – les gens de Ferreal ne quittaient guère leur île.

Pépé Anton’ regarda le navire s’éloigner. Dans sa jeunesse, des trois-mâts servaient de courrier, il aurait pu naviguer dessus ; mais il leur avait préféré sa barque, et aux voyages aventureux son île. Il se disait qu’il irait un jour sur le continent, comme on se dit : « Ce serait bien de devenir riche et ne plus trimer » ; et qu’il y verrait ces fameux bateaux à moteur. À soixante-sept ans, il pouvait s’approcher d’un. Et, de nouveau, il songea à l’Andromède. Où il ferait bon travailler, cet hiver, plutôt que de bourlinguer par mauvais temps. Le courrier était déjà loin, on apercevait ses feux de position qui brillaient sur le ciel sombre. Le phare s’alluma. Brusquement, pépé Anton’ eut une idée : monter en ville et demander aide au petit Cazenave, ami de Ramon.

Ce garçon, c’était le fils d’un fabricant de chaussures. Pépé Anton’ lui avait appris à pêcher et à manœuvrer la voile. Parfois, dans la barque du petit, blanche et neuve, ils partaient pour la côte sud où ils restaient deux jours, couchant dans une grotte. Pépé Anton’ emportait sa guitare ; il faisait la cuisine. Ça lui valait ses dix francs par journée. Ce petit Cazenave, il y avait dans ses façons une manie orgueilleuse de ne pas vouloir ressembler à ses parents, à ses amis, et de leur raconter : « Moi, j’ai choisi pour meilleur compagnon un pêcheur, le pépé Anton’ », c’est-à-dire un homme on ne peut plus pauvre.

—  Enfin, murmura-t-il, je vais voir réellement s’il a pour moi de l’amitié.

Il arriva sur la place de la Borne, ainsi nommée parce qu’il s’y élève une sorte d’obélisque, à la mémoire de quatre notables de Ferreal égorgés par les Barbaresques. Chaque soir, on s’y promenait, les garçons ensemble, les filles bras dessus, bras dessous, et se lorgnant, certes. Sur la place, il y avait le théâtre-cinéma, la mairie, et le casino, un bâtiment à colonnades, siège du « Cercle Commercial ». Pépé Anton’ marchait au bord du trottoir, en posant bien à plat ses pieds chaussés d’espadrilles, tout comme s’il eût été au bord d’un quai. Il arriva devant le casino que fréquentait le petit Cazenave – qu’il appelait petit, mais qui était plus grand que lui, pépé. Il monta les marches, s’arrêta sur le perron, et, dans une salle étincelante, il aperçut des bourgeois qui jouaient aux cartes, des jeunes gens autour d’un billard. Pépé Anton’ n’enviait le sort de personne, il ne souhaitait jamais rien. Si, une place sur l’Andromède. La nécessité seule l’y poussait. Partout il devait de l’argent et, le plus grave, à tous les boulangers de la ville, à l’homme qui lui vendait ses hameçons et son tabac. Il entra.

—  Bonsoir pépé ! cria Cazenave, qui jouait au billard. Tu viens faire une partie ?

Voir le pépé Anton’ penché sur le tapis, son vieux chapeau planté de travers sur son crâne, les fesses en l’air !

—  Je viens te demander un service, répondit dignement Pépé Anton’, et il lui expliqua son histoire.

Le petit Cazenave disparut ; il revint bientôt avec son ami Ramon.

—  Palau a déjà constitué son équipe, annonça Ramon. Mais je m’arrangerai. Toi, tu seras le gardien.

—  Je travaillerai bien comme les autres.

Simplement, pépé Anton’ tendit les bras, ouvrit ses mains qui étaient larges, brunes, crevassées, avec dix doigts comme autant d’outils.


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