Prélude

dimanche 23 avril 2023
par  Paul Jeanzé
popularité : 36%

Quel homme ne s’était jamais imaginé découvrant dans une vieille malle au fond d’un grenier, un trésor d’une valeur inestimable qui lui permettrait d’arrêter immédiatement de travailler ; de pouvoir enfin s’offrir cette belle propriété au bord de la mer à laquelle il rêvait depuis si longtemps ; voire de tout quitter afin de rejoindre un coin de paradis où personne ne viendrait le déranger. Avant de disparaître, il en profiterait pour se venger de tous ceux qui l’avaient fait souffrir, et pour se racheter des terribles conséquences qui en découleraient, il verserait une somme prodigieuse à une œuvre venant au secours des plus démunis. Mais la réalité, comme souvent il est vrai, reste loin du Comte [1] : le commun des mortels se retrouve le plus souvent à devoir transbahuter vers la déchetterie des meubles déglingués issus d’une vieille bicoque ; et, s’il devait subsister quelques objets de valeur au milieu de ce capharnaüm, notre homme aurait toutes les peines du monde à les répartir équitablement entre de nombreux d’héritiers. Pire, malgré ces précautions, il ne serait pas étonnant que des sentiments tels que l’envie, la jalousie et la rancune soient tout ce qui reste en héritage à ce malheureux être humain. Là est le prix à payer dès lors que l’on vit dans un univers matérialiste.

Par bonheur, j’ai pu bénéficier de circonstances beaucoup plus favorables. Je dois également vous préciser que j’habite en Poézie, un monde dans lequel tout devient possible, du rêve jusqu’à la réalité. Pourtant, même dans ce bel univers, le temps poursuit inexorablement son œuvre, et des êtres qui nous sont chers sont amenés à disparaître ; ainsi mon père qui s’en est allé le jour de son quatre‑vingtième anniversaire, au cours du printemps de l’année 2022. Quelques mois plus tard, par une belle matinée d’automne, je découvrais dans ma boîte aux lettres, deux enveloppes de papier kraft renfermant des feuillets jaunis par les années et rédigés de sa main. Il y avait là principalement des poèmes, dont les premiers avaient été écrits au cours de l’année 1962, alors que mon père venait de fêter son vingtième anniversaire.
À une époque où l’on oublie dès le lendemain ce que l’on a vu, lu ou entendu la veille ; à une époque où le moindre document se retrouve numérisé sans que l’on soit toujours certain de sa pérennité dans le temps, je venais de faire une découverte, pour le coup, vraiment inestimable. Elle était d’autant plus inestimable que mon père n’aimait guère revenir sur son passé ; je m’en étais aperçu lorsque j’avais tenté à plusieurs reprises de l’interroger sur sa jeunesse, histoire d’aller un peu plus loin que les bribes d’informations que j’avais pu glaner ici où là. En guise de réponse, je n’avais obtenu de sa part qu’une très brève lettre dans laquelle il m’avait indiqué être né à Saint-Aignan dans le Loir-et-Cher en 1942, petite ville dans laquelle il avait grandi jusqu’à dix-sept dix-neuf ans ; que son père avait été tourneur-fraiseur à Paris chez Delage [2], et qu’une tuberculose l’avait obligé à revenir dans le Loir‑et‑Cher où il avait tenu un commerce nommé « Au petit Bazar » et qui, je cite mon père, ne rapportait pas beaucoup. Sa mère, quant à elle, faisait des ménages à l’hôpital de Saint‑Aignan. Et c’était à peu près tout.

Je me souviens encore avec précision de la maison de mes grands‑parents, une étroite maison de ville ne disposant pas de salle de bain (je me brossais les dents dans l’évier de la cuisine) et où les toilettes étaient à l’extérieur de la maison, dans une arrière-cour ouverte aux quatre vents ; autre détail qui m’interpelait, il y avait un lit dans un renfoncement du salon et dans lequel dormaient mes grands-parents. Mais s’il est une pièce de la maison qui m’ait particulièrement marqué, c’est la chambre de mon père au premier étage, une chambre dans laquelle, aimait-il à le rappeler, les jours de grand froid, la fenêtre était givrée à l’intérieur. C’était dans cette petite chambre que je dormais lorsque nous étions de passage ; à chaque fois, j’avais le sentiment de pénétrer dans une sorte de sanctuaire, certainement parce que cette pièce était restée exactement comme elle l’était quand mon père quitta la maison de ses parents, figée dans un passé qui me semblait aussi lointain qu’inaccessible. J’étais également très intimidé par la rigueur ascétique des lieux puisqu’il n’y avait guère qu’un tableau peint par mon père et représentant des toits aux tons rouges pour apporter un peu de couleur à des murs peints uniformément en gris. Dans cet espace restreint, un vieux fauteuil cohabitait dans l’indifférence avec un lit perdu sous un énorme édredon de couleur bordeaux entouré d’étagères remplies de livres de poche. Avant de m’endormir, je lisais invariablement le même livre : un album petit format de Lucky Luke en noir et blanc dont je ne parviens pas aujourd’hui à me remémorer le titre. Tous les autres livres m’effrayaient bien trop, et si je me suis parfois risqué à en tourner quelques pages, j’avoue ne pas en avoir le moindre souvenir, si ce n’est deux ou trois images floues ornant les couvertures.
Ce n’est que bien plus tard que je retrouvais ces livres, à la notable exception du Lucky Luke, dans un coin sombre du sous-sol de la maison de mes parents. Je devais avoir près de quarante ans, et alors que je m’étais soigneusement tenu à l’écart de toute forme de littérature depuis une vingtaine d’années, j’emportais les uns après les autres les ouvrages avec moi pour en commencer la lecture. Il y avait là les œuvres d’Arthur Rimbaud, Paul Verlaine et Charles Baudelaire pour la fin du dix-neuvième siècle ; pour le vingtième, Paul Éluard, Jacques Prévert et Paul Fort côtoyaient des œuvres telle que Les Chants de Maldoror de Lautréamont, la Divine comédie de Dante, mais également des romans : La vingt‑cinquième heure de Constantin Virgil Gheorghiu, Le procès de Franz Kafka ainsi que la plupart des livres d’Albert Camus. C’est au cours de ces lectures, avec notamment en arrière‑plan La peste d’Albert Camus, que je griffonnais quelques poèmes et m’attelais à l’écriture de ce qui deviendrait mon premier récit : Monsieur Z, que je terminerais en 2014.
Sans doute mon père, même s’il ne me le montra jamais de façon explicite, ne fut pas insensible à mes premiers pas dans son univers de jeunesse, puisqu’il m’offrit au mois de décembre 2013 son exemplaire des Lettres à un jeune poète de Rainer Maria Rilke. Au cours de cette lecture qui fut un véritable bonheur, je découvris d’abondantes annotations (voir ci‑dessous) et autres commentaires griffonnés au crayon de papier par mon père, ainsi cette remarque où il paraphrasait Einstein : « La vie n’est pas résoluble par un système d’équations ». Moi qui avais de mon père l’image d’un scientifique extrêmement rigoureux, je commençai à m’interroger sur une facette de sa personnalité que jamais il n’avait semblé vouloir dévoiler au-delà d’un discret sourire espiègle.

La note de gauche indique « idée chère à l’homme de solitude – chercher en une femme une amie, un confident, un miroir »

Ma surprise fut encore plus grande, quand en avril 2014, mon père m’envoya ce poème :

Ce matin le soleil
Ne s’est pas levé
Les réverbères nébuleux
Seuls jetaient
Leur clarté irréelle
À travers l’ombre de la nuit

Les murmures de la rivière
S’élançaient dans le silence
Chancelant la ville morte

Quelques drapeaux
placés là
Claquaient dans le vent froid
Comme une porte abandonnée

L’obscurité grandissait
Dans la ramure des arbres
Dépouillés

La silhouette d’un château
Où peut-être vivait encore
Quelque malin fantôme
Se confondait
Avec le ciel sans couleur
L’allée montait toujours

De nombreuses étoiles
Se bousculaient
Sur la mer endormie
Des toits embrumés
Quelques pas
Quelques bruits
Le soleil se lèvera-t-il ?

Nul doute qu’il en était l’auteur, même si mon père m’avait envoyé le poème avec deux indices : mars 1963 et un titre : Prélude à un monde composite. Mars 1963, mon père avait presque vingt-et-un ans. Passé ma surprise, je lui avais répondu avec un poème également, sans me douter que ce dernier, que j’avais mis précieusement de côté, aurait son mot à dire huit années plus tard :

Ce matin
Le soleil s’est levé
Sur un petit bout d’intimité
Un enfant, une épouse, un être aimé
Ce matin
Le soleil s’est levé
À travers l’atmosphère de nos villes polluées
Ce matin
Le soleil s’est levé
Derrière les vitres sales et fermées de mon bureau climatisé

Assis dans mon fauteuil, confortablement installé
Dans la douceur artificielle du ronronnement quotidien
J’attends que l’on vienne me chercher
Depuis combien de temps suis-je assis
À attendre que le soleil se lève et m’apporte sa chaleur ?
Depuis combien de temps suis-je assis
À me laisser bercer par cette illusoire torpeur ?

Il est temps pour moi de me lever
De suivre les rayons d’un soleil
Qui au loin illumine un sauvage sentier
Ce matin
Le soleil s’est levé
Sur un petit bout d’humanité
Un poème, souvenir du passé
À ne pas oublier
Surtout, à ne pas oublier

Je ne peux m’empêcher, en lisant de nouveau ce poème et en terminant la rédaction de ce prélude, d’être gagné par la mélancolie, car mon père fut atteint par une maladie qui mettrait progressivement à mal ses capacités physiques et intellectuelles. Les quatre dernières années de son existence me furent d’ailleurs particulièrement difficiles : peu à peu, je vis mon père s’affaiblir avec ce douloureux sentiment que plus jamais je n’aurais accès à ses pensées. Heureusement, je me trompais. En découvrant sa prose, je réalisai avec beaucoup d’émotion que nous allions de nouveau pouvoir faire un bout de chemin ensemble, comme lorsque nous partions pour de longues randonnées au cœur de cette montagne qu’il aimait tant ; quand tôt le matin, après deux heures passées à marcher dans le silence au pied d’un versant abrupte plongé dans la pénombre, nous nous arrêtions pour prendre une pause amplement méritée. Là, en regardant les rayons de lumière qui commençaient à inonder la vallée et qui bientôt viendraient à notre rencontre, nous échangions un bref regard complice ; et nul doute que mon père et moi pensions à l’unisson en notre for intérieur : « le soleil s’est enfin levé ; aujourd’hui… et pour l’éternité. »

Paul Jeanzé, le 12 avril 2023


[1Aujourd’hui encore, je reste fasciné par ces deux personnages romanesques (qui pourtant ne forment qu’une seule personne) que sont Edmond Dantes et le Comte de Monte-Cristo.

[2Constructeur automobile de voitures de luxe aujourd’hui disparu


[ Télécharger l'article au format PDF]

Navigation

Articles de la rubrique

Annonces

Convalescence : les poézies de l’année 2023

Mardi 15 janvier 2024

Quand bien même notre corps aurait besoin d’une petite pause pour quelques réparations sommaires, rien n’empêche notre esprit de continuer à vagabonder : dans le ciel et sur la terre ; dans les montagnes et sur la mer…

Convalescence


Brèves

23 avril 2023 - Publication du recueil de poèmes intitulé...

Publication du recueil de poèmes intitulé "Prélude à un monde composite" ; un recueil (...)

17 janvier 2023 - Panne des sens (suite et fin)

La deuxième fournée des poézies de l’année 2022 est en ligne.

1er août 2022 - Panne des sens

Le premier volet des poézies de l’année 2022 a fait son apparition sur le site. La forme des (...)