Quand je sors de la gare, je rentre dans le roman

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
popularité : 37%

Les premiers clients venaient d’arriver. Toujours de nouveaux visages, car rares étaient les habitués. C’est ainsi que je voyais défiler, au gré des saisons littéraires, les sourires satisfaits des liseurs de romans, les regards graves des liseurs de documents, les têtes sérieuses des liseurs professionnels, l’air ingénu des liseurs occasionnels, les yeux tristes des liseurs de mauvaises réalités, et enfin les mains striées de fines rayures des liseuses de bonne aventure. Parfois, avec tous ces éléments corporels croisés dans la journée, j’imaginais le puzzle anatomique du lecteur tenant dans ses mains le livre de ma maigre imagination, le livre de mes grisâtres voyages en train, le livre que je ne pouvais qu’imaginer tant il était évident qu’il n’existerait probablement jamais.

« Bonjour Monsieur. Excusez-moi de vous déranger, mais j’aurais besoin d’un petit renseignement s’il vous plaît, je suis un peu perdu ! »

Alors que j’étais plongé dans la lecture de la facture précédente, étonné que le petit livre avec ces quelques pages en si gros caractères que je venais de vendre pût coûter aussi cher, je relevais la tête et regardais mon interlocuteur. La douceur qui se dégageait de sa voix avait réussi à cacher toute la fatigue qui s’incrustait au fond de ses yeux. Son visage laissait transparaître autant d’inquiétude que d’incertitude, à un point tel qu’il aurait pu paraître serein pour toute personne qui se laissait abuser par la surface des apparences. Les mâchoires étaient serrées, comme celles d’un boxeur prêt à prendre des coups plutôt qu’à en donner. Les pommettes étaient saillantes, pâles et si timides qu’elles semblaient ne recevoir que rarement la lumière du jour. Au milieu de tout ce spectacle tourmenté, il y avait autre chose que je n’arrivais malheureusement pas à saisir. Et puis cette infinie politesse à laquelle je n’étais pas si souvent confrontée.

« Je suis à la recherche d’un livre. Je cherche un livre d’Albert Camus. La Peste précisément. »

Il était peu fréquent que l’on entrât au Roman de la gare pour acheter ce type d’ouvrage. Rares étaient les hommes révoltés de nos jours. Tout au plus certains se disaient indignés, quand la machine à café Made in Israël oubliait de leur rendre la monnaie. Peut-être aussi que les voyages en train ne prédisposaient pas non plus à la réflexion et à une lecture peut-être un peu exigeante. Il m’était de toute façon difficile de répondre à cette question, n’ayant moi-même jamais été un grand lecteur. Il était en revanche un peu étonnant, malgré sa timidité évidente, que mon naufragé du livre ne réussît point à trouver cet ouvrage tout seul, car même si le rayon destiné à ce type de littérature était situé au plus profond de la boutique, celui-ci était minuscule et l’on en faisait facilement le tour. J’avais d’ailleurs rarement besoin de refaire le ravalement de cet espace oublié des bâtisseurs du temps. Je priai mon collègue de me remplacer en caisse quelques instants et partis à la recherche du livre perdu. Je le trouvai rapidement. En l’étudiant attentivement, je compris que son exil en ce lieu devait durer depuis un moment, tellement une partie de la tranche, celle qui était exposée à la lumière artificielle des lampes fichées au plafond, avait jauni en regard de la partie restée dans l’ombre de la bibliothèque. Ce léger décalage de couleur, œuvre de la lumière et de l’ombre du temps, n’échappa pas à mon interlocuteur. Cela ne sembla pas le déranger pour autant, au contraire même. Il avait l’air soulagé, comme s’il venait de retrouver un ami de longue date ou une histoire ancienne et familière. Le laissant là à ses retrouvailles, je m’en retournais vers la caisse au moment même où mon collègue venait d’en terminer avec un autre homme dont je voyais la silhouette disparaître parmi la foule des voyageurs.

« Quel livre lui as-tu vendu au client précédent ? » lui demandais-je alors mécaniquement. C’est à ce moment peut-être que l’histoire a vraiment commencé.

« Tu sais, je n’ai pas bien retenu le nom de l’auteur. Je ne me souviens même plus si c’était un pseudonyme rigolo ou un nom passe partout avec un prénom composé pas franchement commun. T’as qu’à voir ! Quant au titre, c’était d’un banal, mais d’un banal. M’étonnerait pas qu’il se vende pas très bien ce bouquin ! D’ailleurs, je ne me souviens pas en avoir vu d’autres exemplaires en rayon, ni de l’avoir déjà vendu. Il y en a qui n’ont pas encore compris que le plus important dans un bouquin, c’est un titre qui claque à la tronche du client ! Et puis à rallonge aussi ! C’est tendance aujourd’hui, tu trouves pas ? Tu prends une grande phrase qui veut rien dire et tu vends 200 000 exemplaires en 15 jours ! Tu vois comme Le voyageur qui prenait le train à l’envers si c’est un roman ou Comment j’ai déraillé mon enfance si c’est un documentaire pour faire pleurer dans les chaumières. C’est quand même pas bien compliqué ! Alors que là, tu parles ! Un pauvre titre avec trois ou quatre mots complètement bateau (même pas de train) dont le mot histoire et euh… joli aussi. Enfin je crois… Ouais c’est un truc comme ça. Genre la plus jolie histoire. Franchement, avec un titre pareil, tu vas te servir un café que tu l’as déjà oublié ! Non, franchement, c’est vraiment pas comme ça qu’il va se vendre par wagons entiers son bouquin ! Bon après tu me diras, l’auteur a peut-être pas envie de les vendre. Juste de les écrire. Mais là, j’avoue que ça me dépasse. Un auteur, il a des lecteurs non ? Tu crois qu’on peut écrire comme ça. Juste pour soi ? Moi, si je savais écrire, je m’amuserais à faire un livre sur l’écriture d’un livre. Je suis certain que parmi tous ces intellos, pas un seul n’y a encore pensé ! Ou alors ils font tous ça, j’en sais rien finalement. Enfin bref. Et après, pour pousser le bouchon encore plus loin, ce que je viens de dire, hop, je te le colle ni vu ni connu au milieu de tout le bazar et je l’appelle Le vendeur du roman de la gare qui pensait à écrire un livre sur ce qui lui passait par la tête. Bon OK, là, ça va faire un peu long ! Allez j’arrête ! Mais moi, je te dis que c’est le jackpot assuré, le casse du siècle ! Même pas besoin d’ajouter un peu de sexe ! Encore que… Dis-moi, tu arrêtes un peu de rêvasser là ? Je viens d’encaisser ton client et toi tu restes planté là sans rien dire, la bouche ouverte comme si tu attendais de gober les mouches ! Tu reprends la caisse le temps que je me fasse une petite pause ? Ça me fera peut-être revenir le titre du bouquin qu’il vient d’acheter, l’autre avec son long cou, son long manteau beige et son chapeau et sa tresse. Oh ! Tu m’écoutes ? »


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