I – À travers le goulet

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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Le vent tomba pendant le dîner et le ciel resta clair. Aussi, fût-ce sous les meilleurs auspices que je chargeai Modestine devant la porte du couvent. Mon ami Irlandais m’accompagna assez loin sur la route. Tandis que nous traversions le bois, on rencontra le Père Apollinaire poussant sa brouette. Et il planta là son bêchage pour m’escorter peut-être une centaine de mètres, retenant ma main entre les siennes. Je quittai d’abord l’un puis l’autre, avec un regret nullement feint, pourtant avec la joie du voyageur qui secoue la poussière d’une étape avant de s’élancer vers une autre. Puis Modestine et moi remontâmes le cours de l’Allier (ce qui nous ramena dans le Gévaudan) vers sa source dans la forêt de Mercoire. Ce n’était plus qu’un ruisseau sans importance bien avant de cesser de le suivre. De là, une colline franchie, notre route nous fit traverser un plateau dénudé jusqu’au moment d’atteindre Chasseradès, au soleil couchant.

La compagnie réunie, ce soir-là, dans la cuisine de l’auberge se composait de tous les ouvriers employés aux études topographiques pour l’une des voies ferrées projetées. Ils étaient intelligents et de conversation agréable et nous décidâmes de l’avenir de la France au-dessus d’un vin chaud jusqu’à ce que l’heure tardive marquée par l’horloge nous chassa coucher. Il y avait quatre lits dans la petite chambre à l’étage et nous étions six à y dormir. Mais j’eus un lit pour moi seul et je persuadai mes compagnons de laisser la fenêtre ouverte.

– Hé, bourgeois, il est cinq heures ! Tel fut le cri qui m’éveilla au matin (samedi 28 septembre). La chambre était remplie d’une buée transparente qui me laissa obscurément entrevoir les trois autres lits et les cinq bonnets de nuit différents sur les oreillers. Mais par-delà la fenêtre l’aurore empourprait d’une large bande rouge le sommet des montagnes et le jour allait inonder le plateau. L’heure était suggestive et il y avait là promesse de temps calme qui fut parfaitement tenue. J’étais bientôt en chemin avec Modestine. La route continua pendant un moment sur le plateau et descendit ensuite à travers un village abrupt dans la vallée du Chassezac. Son cours glissait parmi de verdoyantes prairies, dérobé au monde par ses berges escarpées. Le genêt était en fleur et, de çà de là, un hameau envoyait au ciel sa fumée.

À la fin, la sente traversa le Chassezac sur un pont et abandonnant ce ravin profond se dirigea vers la crête du Goulet.

Elle s’ouvrait passage à travers Lestampes par des plateaux, des bois de hêtres et de bouleaux et, à chaque détour, me découvrait des spectacles d’un nouvel agrément. Même dans le ravin de Chassezac, mon oreille avait été frappée par un bruit semblable à celui d’un gros bourdon sonnant à la distance de plusieurs milles, mais à mesure que je continuai de monter et de me rapprocher, il paraissait changer de ton. Je constatai enfin qu’il était provoqué par un berger qui menait paître son troupeau au son d’une trompe. L’étroite rue de Lestampes, d’un bout à l’autre, débordait de moutons – des moutons noirs et blancs, bêlant avec ensemble comme chantent les oiseaux au printemps, et chacun s’accompagnant de la clochette pastorale suspendue à son cou. Cela faisait un impressionnant concert tout à l’aigu. Un peu plus haut, je passai près de deux hommes perchés dans un arbre, armés d’une serpe à émonder. L’un d’eux fredonnait une chanson de bourrée. Un peu plus loin encore et tandis que je pénétrais déjà sous les bouleaux, le chant des coqs me parvint joyeusement et, en même temps, se prolongea la voix d’une flûte qui modulait un air discret et plaintif dans l’un des villages des hauteurs. Je me représentai un maître d’école rustique, aux joues de pomme d’api, grisonnant, qui jouait du chalumeau dans son bout de jardin au soleil du clair automne. Ces diverses musiques d’un charme singulier m’emplissaient le cœur d’une expectative insolite. Il me semblait qu’une fois franchi le contrefort que j’escaladais, j’allais descendre dans le paradis terrestre. Et je ne fus point déçu, puisque j’étais désormais entraîné à la pluie, à l’ouragan, à la désolation de l’endroit. Ici s’achevait la première partie de mon voyage. Et c’était comme une harmonieuse introduction à l’autre et bien plus belle encore.

Il y a des degrés dans la chance comme dans les pénalités, outre la peine capitale. Et les esprits bénéfiques m’entraînèrent alors dans une aventure que je relate au bénéfice des futurs conducteurs de bourricots. La route faisait de si amples zigzags au flanc de la montagne que j’empruntai un raccourci tracé à la carte et à la boussole et m’engageai à travers des bois rabougris, afin de rattraper le chemin un peu plus haut. Ce fut l’occasion d’un sérieux conflit avec Modestine. Elle ne voulait rien savoir de mon raccourci. Elle se retourna vis-à-vis de moi, marcha à reculons, rua, et, elle que je m’imaginai muette, se mit à braire très fort d’une voix enrouée, comme un coq annonçant la naissance de l’aurore. Je piquai de l’aiguillon d’une main, et, de l’autre, tant la montée était roide, il me fallait maintenir le bât. Une demi-douzaine de fois ma bête fut à deux doigts de me dégringoler sur la tête ; une demi-douzaine de fois, par pure faiblesse d’âme, je fus sur le point d’abandonner mon dessein et de reconduire Modestine au bas de la pente afin de suivre la route. Mais j’envisageai la chose comme une gageure et m’obstinai malgré tout. Je fus surpris, alors que j’atteignais de nouveau la chaussée, par la sensation de gouttes de pluie qui tombaient sur mes mains et, à plusieurs reprises, je levai des yeux étonnés vers le ciel sans nuages. C’était simplement la sueur qui me coulait du front.

Au sommet du Goulet il n’y avait plus de route tracée – uniquement des bornes dressées de place en place, afin de guider les bouviers. Le sol moussu était, sous le pied, élastique et odorant. Je n’avais pour m’accompagner que quelques alouettes et je ne rencontrai qu’un chariot à bœufs entre Lestampes et Bleymard. Devant moi s’ouvrit une vallée peu profonde et, à l’arrière, la chaîne des monts de la Lozère, partiellement boisés, aux flancs assez accidentés dans l’ensemble toutefois d’une configuration sèche et triste. À peine apparence de culture. Pourtant, aux environs de Bleymard, la grand-route de Villefort à Mende traversait une série de prairies plantées de peupliers élancés et de partout toutes sonores des clochettes des ouailles et des troupeaux.


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