III – Les pensionnaires

vendredi 3 novembre 2023
par  Paul Jeanzé
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Mais il y eut un autre aspect de mon séjour à Notre-Dame des Neiges. À cette saison tardive, les pensionnaires y étaient peu nombreux. Pourtant, je n’étais pas seul dans la partie publique du monastère. Elle est située près de la porte d’entrée et comprend une petite salle à manger au rez-de-chaussée et, à l’étage, un couloir entier de cellules pareilles à la mienne. J’ai sottement oublié le prix de pension pour un retraitant régulier ; c’était entre trois et cinq francs par jour environ et, il me semble bien, plus près du premier prix. Des visiteurs de raccroc comme moi pouvaient donner ce qu’ils voulaient en offrande spontanée ; toutefois on ne leur réclamait rien. Je dois mentionner que, lorsque je fus sur le point de partir, Père Michel refusa vingt francs comme une somme excessive. Je lui exposai la raison qui me poussait à lui offrir autant, même alors, par un curieux point d’honneur, il ne prétendit pas recevoir lui-même cet argent.

– Je n’ai pas le droit de refuser pour le couvent, expliqua-t-il, mais je préférerais que vous le remettiez à l’un des frères.

J’avais dîné seul, parce que tard arrivé, toutefois, au souper, je trouvai deux autres hôtes. L’un était un desservant d’une paroisse rurale qui avait marché la matinée entière depuis sa cure sise près de Mende pour goûter quatre jours de retraite et de prière. C’était un véritable grenadier avec le teint fleuri et les rides circulaires d’un paysan. Et, tandis qu’il se lamentait d’avoir été entravé dans sa marche par sa robe, j’avais de lui un portrait imaginaire plein de vie, faisant de larges enjambées, bien d’aplomb, de forte structure, la soutane retroussée, à travers les mornes collines du Gévaudan. L’autre était un type court, grisonnant, trapu, de quarante-cinq à cinquante ans, vêtu de tweed et d’un chandail et le ruban rouge d’une décoration à la boutonnière. Ce dernier était un personnage difficile à classer. C’était un vieux militaire qui avait fait sa carrière dans l’armée et s’était élevé au grade de commandant. Il gardait quelque chose des façons de décision brusque des camps. D’autre part, aussitôt que sa démission avait été agréée, il était venu à Notre-Dame des Neiges comme pensionnaire et, après une brève expérience de la règle du couvent, avait résolu d’y rester comme novice. Déjà la vie nouvelle commençait de modifier sa physionomie. Déjà il avait acquis un peu de l’air souriant et paisible des frères. Cependant ce n’était ni un officier, ni un Trappiste : il participait de l’un et de l’autre état. Et certes, c’était là un homme à un tournant intéressant de l’existence. Hors du tumulte des canons et des clairons, il était en train de passer dans ce calme pays limitrophe à la tombe où des hommes dorment chaque nuit dans leurs habits de cimetière et, comme des fantômes, communiquent par signes.

Au souper, nous parlâmes politique. Je me fais un devoir lorsque je suis en France, de prêcher la bonne volonté et la tolérance politiques et d’insister sur l’exemple de la Pologne, à peu près comme certains alarmistes en Angleterre citent l’exemple de Carthage. Le prêtre et le commandant m’assurèrent de leur sympathie au sujet de tout ce que je disais et poussèrent un profond soupir sur l’âpreté des mœurs politiques contemporaines.

– Il est vrai, dis-je, qu’on peut difficilement discuter avec quelqu’un qui ne professe pas absolument les mêmes opinions, sans qu’il se mette immédiatement en colère contre vous.

Tous deux déclarèrent qu’un tel état d’esprit était anti-chrétien.

Tandis que nous devisions de la sorte, comment ma langue fourcha-t-elle sur un unique mot à la louange du modérantisme de Gambetta. Le visage du vieux militaire s’empourpra aussitôt d’un afflux sanguin. Des paumes de ses deux mains, il heurta la table comme un gamin rageur.

– Comment, monsieur ! s’écria-t-il. Comment ? Gambetta modéré ! Oseriez-vous justifier ces mots ?

Mais le prêtre n’avait pas oublié l’esprit général de notre conversation. Et soudain, à la pointe de sa colère, le vieux soldat rencontra un regard d’avertissement arrêté sur sa figure. L’absurdité de sa conduite lui apparut dans un éclair et la tempête prit fin, sans qu’il ajoutât un mot de plus.

Ce ne fut qu’au matin, après notre café (vendredi 27 septembre) que le couple découvrit que j’étais un hérétique. Je suppose que je l’avais induit en erreur par quelques phrases admiratives sur la vie monastique autour de nous. Ce ne fut que par une question à bout portant que la vérité se fit jour. J’avais été accueilli avec tolérance à la fois par le candide Père Apollinaire et l’astucieux Père Michel, et le bon Irlandais, lorsqu’il avait appris ma débilité religieuse, m’avait simplement frappé sur l’épaule, en disant : « Vous devez devenir un catholique et aller au ciel ! » Mais je me trouvais maintenant au milieu d’une secte d’orthodoxes différente. Ces deux hommes étaient amers, intransigeants et étroits comme les pires Écossais. Et au vrai, j’en jurerais, ils étaient plus puritains.

Le prêtre renâcla tout haut comme un cheval de combat.

– Et vous prétendez mourir dans cette espèce de croyance ? interrogea-t-il. Il n’est point de caractères assez gras employés par les imprimeurs mortels pour traduire son accent.

Humblement, j’observai que je n’avais point dessein d’en changer.

Mais il ne pouvait se contenter d’une aussi monstrueuse attitude.

– Non ! non ! s’écria-t-il, vous devez vous convertir. Vous êtes venu ici. Dieu vous a conduit ici et vous devez profiter de l’occasion.

Je fis une dérobade polie. J’en appelai à mes affections familiales, quoique je m’adressasse à un prêtre et à un soldat, deux classes de citoyens par hasard dégagés de ces aimables liens de la vie du foyer.

– Vos père et mère ? s’exclama le prêtre, vous les convertirez à leur tour, lorsque vous rentrerez chez vous !
Il me semble voir la tête de mon père ! Je préférerais plutôt m’emparer du lion de Gétulie dans son antre que de m’embarquer dans pareille entreprise contre la théologie des miens.

Désormais la chasse était ouverte. Prêtre et soldat formaient une meute acharnée à ma conversion. Et l’œuvre de la Propagation de la Foi, pour laquelle les gens de Cheylard avaient souscrit quarante-sept francs dix centimes pendant l’année 1877, continuait vaillamment contre moi son offensive. C’était un prosélytisme baroque, mais des plus impressionnants. Ils ne pensèrent jamais à me convaincre par une argumentation où j’eusse pu tenter quelque défense. Ils tenaient pour certain que j’étais ensemble honteux et effrayé de ma position. Ils me pressaient uniquement sur la question d’opportunité. « Maintenant, disaient-ils, maintenant que Dieu m’avait conduit à Notre-Dame des Neiges, – c’était l’heure prédestinée. »

– Ne soyez pas retenu par l’amour-propre, observa le prêtre afin de m’encourager.

Pour quelqu’un qui professe des sentiments de tous points égaux à l’endroit de tous les genres de religion, et qui n’a jamais été capable, même une minute, de peser sérieusement le mérite de cette croyance-ci ou de celle-là sur le plan éternel des êtres, bien qu’il puisse y avoir beaucoup à louer ou à blâmer sur le plan temporel et séculier, la situation ainsi créée était tout ensemble déplaisante et pénible. Je commis une seconde faute de tact en m’efforçant de plaider que tout revenant, en fin de compte, à la même chose, nous tendions tous à nous rapprocher, par des voies différentes, du même Ami et Père – sans le préciser. Cela comme il semble à des esprits laïques, serait l’unique Évangile qui méritât ce nom. Mais des hommes divers pensent de manière différente. Cet élan révolutionnaire fit brandir au prêtre toutes les terreurs de la loi. Il se lança dans des détails bouleversants sur l’enfer. Les damnés, dit-il – sur la foi d’un petit livre qu’il avait lu il n’y avait pas une semaine et que pour ajouter conviction à sa conviction il avait eu tout à fait l’intention d’emporter avec lui dans sa poche – les damnés se trouvaient conserver la même attitude durant toute l’éternité au milieu d’épouvantables tortures. Et, tandis qu’il discourait ainsi, sa physionomie croissait en noblesse en même temps qu’en enthousiasme.

Comme décision, tous deux concluaient que je devais chercher à voir le Prieur, puisque le père Abbé était absent, et exposer mon cas devant lui sans tarder.

– C’est mon conseil comme ancien militaire, observa le commandant et celui de monsieur, comme prêtre.

– Oui, ajouta le curé en faisant un signe de tête sentencieux, comme ancien militaire et comme prêtre.

À ce moment, tandis que je n’étais pas sans embarras comment répondre, entra un des moines : un petit type brun aussi vif qu’une anguille, avec un accent italien, qui se mêla aussitôt à la discussion, mais avec une humeur plus conciliante et plus persuasive, ainsi qu’il convenait à l’un de ces aimables religieux. On n’avait qu’à le regarder, dit-il. La règle était très dure. Il aurait joliment aimé demeurer dans son pays, l’Italie – on savait combien ce pays était beau, la belle Italie ; mais alors, il n’y avait point de Trappistes en Italie et il avait une âme à sauver et il était ici.

J’ai peur qu’il y ait, au fond de tous ces sentiments ce dont un critique de l’Inde m’avait gratifié : « Un hédonisme qui se meurt. » Car cette explication des motifs d’agir du frère me choquait un peu. J’eusse préféré penser qu’il avait choisi cette existence pour l’intérêt qu’elle offrait et non point en vue de desseins ultérieurs. Cela montre combien j’étais loin de sympathiser avec ces bons Trappistes, même lorsque je faisais de mon mieux pour y parvenir. Mais au curé l’argument parut décisif.

– Écoutez ça ! s’écria-t-il. Et j’ai vu un marquis ici, un marquis, un marquis – il répéta le mot sacré trois fois de suite – et d’autres personnages haut placés dans la société. Et des généraux ! Et ici, à votre côté, est ce monsieur qui a été tant d’années sous les armes – décoré, un ancien guerrier. Et le voici, prêt à se vouer à Dieu.

J’étais, pendant cette harangue, si complètement embarrassé que je prétextai avoir froid aux pieds et m’évadai de la salle. C’était par une matinée de vent farouche avec un ciel nettoyé et de longues et puissantes soleillées. J’errai jusqu’au dîner dans une région sauvage en direction de l’est, cruellement frappé et mordu par l’ouragan, mais récompensé par des points de vue pittoresques.

Au dîner, l’Œuvre de la Propagation de la Foi recommença et, à cette occasion, encore plus déplaisante pour moi. Le prêtre me posa plusieurs questions sur la méprisable croyance de mes ancêtres et reçut mes répliques avec une sorte de ricanement ecclésiastique.

– Votre secte, dit-il, une fois, car je pense que vous voudrez bien admettre que ce serait lui faire trop d’honneur que de l’appeler une religion…

– Comme il vous plaira, Monsieur, répondis-je. Vous avez la parole.

À la fin, il se fâcha de ma résistance et quoiqu’il fut sur son propre terrain et qui plus est, à ce sujet, un vieillard et ainsi avait droit à l’indulgence, je ne pus m’empêcher de protester contre son manque de courtoisie. Il fut tristement décontenancé.

– Je vous assure, fit-il, que je n’ai nulle envie de rire au fond du cœur. Aucun autre sentiment ne me pousse que l’intérêt que je porte à votre âme.

Et là finit ma conversion. Le brave homme ! Ce n’était pas un phraseur dangereux mais un curé de campagne, plein de zèle et de foi. Puisse-t-il parcourir longtemps le Gévaudan, sa soutane retroussée – un homme solide à la marche et solide au réconfort de ses paroissiens, à l’heure de la mort ! J’oserai dire qu’il traverserait vaillamment une tourmente de neige pour aller où son ministère l’appellerait. Ce n’est pas toujours le croyant le plus débordant de foi qui fait l’apôtre le plus habile !


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