Tempête intérieure

vendredi 7 juin 2019
par  Paul Jeanzé
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Accoudé sur le muret qui prolongeait l’embarcadère, Sylvain observait le petit chalutier qui rentrait au port accompagné par une nuée de mouettes criardes, tandis qu’un peu en retrait, un grand cormoran opportuniste plongeait régulièrement dans l’eau pour attraper tout ce qui avait bien pu leur échapper. Le long de la jetée, quelques pêcheurs profitaient du coucher de soleil, oubliant pendant quelques instants de surveiller l’endroit où ils prenaient régulièrement au piège des poissons de roches, et plus rarement, un ou deux bars qui se seraient approchés trop près du bord ; vers le large, à environ trois milles marins, on distinguait vaguement un massif d’arbres marquant le point culminant d’une petite île. Alors que le chalutier s’amarrait au pied de l’embarcadère afin d’y débarquer le produit de sa pêche, Sylvain se leva et commença à marcher en suivant la jetée. Au bout de celle-ci, au moment où il s’engageait dans la ruelle qui le ramènerait vers les habitations, l’homme s’arrêta. Là, après quelques secondes de réflexion, il ajusta sa casquette et s’en alla longer la côte en empruntant un chemin sableux qui se perdait au milieu des cheveux d’ange ; plus loin s’ensuivait une longue succession de montées et de descentes à travers les bruyères et les fougères avant que l’on aboutît à une large clairière. Il fallut presque une heure à Sylvain pour rejoindre cet espace qui s’ouvrait sur la mer, et à partir duquel on entrevoyait à peine l’embarcadère ; du village qui accueillait le port, on n’apercevait plus que deux maisons blanches aux volets bleus ; l’île en revanche, était toujours visible. Distante maintenant de près de quatre milles marins, et malgré la pénombre qui l’enveloppait depuis la disparition du soleil, Sylvain la trouva plus proche, plus accessible même, sans doute parce qu’en ce lieu inhabité, il avait l’impression d’être vraiment seul avec elle. D’ailleurs, au‑delà de ce sentiment qui lui était propre, l’île était rarement visitée malgré sa relative proximité avec le continent ; la faute à une côte sauvage qui rendait l’accostage délicat, mais surtout à l’existence des belles plages de ses grandes sœurs voisines, certes plus éloignées du littoral, mais qui attiraient chaque été les touristes par bateaux entiers. En regardant vers le large, on apercevait également, ballottant au gré des vagues, la placide gardienne des lieux, une grosse bouée rouge qui marquait l’accès au petit port de pêche par l’entremise d’un chenal d’environ un demi‑mille de large. Sylvain quitta la clairière et descendit vers la plage, une étroite bande sableuse qui accueillait par endroit des rochers polis par les marées successives, et au creux desquels subsistaient des trous d’eau dont on ne savait s’ils retenaient prisonniers quelques petits poissons ou bien s’ils les avaient sauvés d’un échouage mortel. En avançant vers la mer, là où le sable commençait à être humide, Sylvain tenta de débusquer des palourdes à l’aide des deux petits trous que le coquillage laissait à la surface ; puis, il hésita à enlever ses chaussures afin de caresser l’Océan avec ses pieds nus, mais quelque chose le retint, comme si ce geste allait lui donner l’envie irrépressible de se déshabiller complètement et de nager vers le large ; Sylvain recula, avant de s’asseoir en tailleur sur le sable sec. Là, il commença à effectuer quelques gestes d’assouplissement avec les bras et les épaules. La nuit s’installait ; il faisait très doux.

*

L’homme, qui avait un peu plus de trente ans, comptait parmi les meilleurs nageurs de sa génération : très jeune, il s’était passionné pour les longues distances, des courses de vingt-cinq kilomètres où rapidement il lutta à armes égales avec des athlètes plus âgés et plus expérimentés que lui ; il excellait également sur la distance olympique, le dix kilomètres. Les Jeux olympiques… Existait-il plus belle consécration pour un athlète ? même si l’on pouvait raisonnablement douter que Sylvain eût vraiment la compétition dans le sang. Ce qu’il aimait avant tout, c’était nager, nager en toute liberté, et s’il se mit un jour à rêver de médaille et de gloire, ce fut seulement quand les responsables du club local de natation le convainquirent de pousser un peu plus loin sa passion ; de la transformer en ambition en quelque sorte. D’ailleurs, dans le petit port de pêche, il passait avant tout pour un aventurier, voire un casse-pied, les marins du coin s’agaçant de régulièrement le croiser en plein milieu du chenal. En effet, dès que son emploi du temps le lui permettait, quelles que fussent les conditions climatiques, en été comme en hiver, Sylvain se mettait à l’eau pour rejoindre l’île avant d’en effectuer le trajet en sens inverse après une courte pause, soit environ neuf milles marins dans le meilleur des cas ; il lui arrivait même très régulièrement d’en réaliser le tour complet, et la distance avoisinait alors quatorze milles, soit environ vingt-cinq kilomètres. Quand il effectuait ce qui n’était pour lui qu’un banal entraînement, jamais il ne se souciait de la houle ou du vent en cas de mauvais temps, des courants qui se multipliaient à l’époque des grandes marées, de même que jamais il ne s’affolait lorsque l’île disparaissait derrière une épaisse nappe de brouillard. En revanche, il trouvait la traversée du chenal dangereuse ; et, malgré la présence de son sac étanche orange qui lui servait autant pour ranger quelques effets personnels que pour être repéré par les bateaux de pêche ou de plaisance, souvent il lui était arrivé d’être frôlé par un hors-bord, ou plus rarement, par un marin-pêcheur pressé de rentrer au port. Grâce à sa vélocité, il lui suffisait de moins de quinze minutes pour traverser le chenal, mais c’était toujours de longues minutes pendant lesquelles il devait être vigilant, surtout lorsque la visibilité était réduite ; par temps clair, il appréhendait moins ce passage, même si en période estivale, il devait redoubler d’attention en raison de l’augmentation du trafic des plaisanciers. Pour toutes ces raisons, sa période de prédilection était l’automne, quand l’eau conservait encore les quelques degrés gagnés au cours de l’été et que le temps des compétitions était révolu ; et, sans pouvoir être totalement comparée à cette saison qui n’existe que dans le nord de l’Amérique, peu avant les premières gelées et les jours de pluie qui vont durablement s’installer à partir de la Toussaint, il profitait avec un certain bonheur de ses journées exceptionnellement clémentes.

C’était un dimanche, au petit jour ; le coefficient de marée était de 74, le marnage de près de deux mètres et le calendrier précisait que c’était la Saint Juste ; un « e » de moins et on l’aurait appelé l’ange de la terreur remarqua Sylvain qui avait décroché une licence d’histoire avant de « plonger dans le grand bain », expression qu’il aimait employer lorsqu’il décrivait son parcours, notamment à ceux qui l’interrogeaient dans l’enceinte du grand centre aquatique où il travaillait à mi‑temps. Ce matin-là, la traversée du chenal n’avait posé aucune difficulté particulière : à cette heure, les pêcheurs étaient déjà en mer depuis longtemps, tandis que les quelques plaisanciers qui mouillaient au port venaient à peine de se réveiller ; la mer était particulièrement calme, la température de l’eau idéale. D’ailleurs, il se serait volontiers contenté d’un simple maillot de bain, mais par sécurité, il préférait toujours nager avec une combinaison ; pour l’occasion, il avait revêtu une version sans manche et peu épaisse. Vers dix heures, Sylvain atteignit l’île et se reposa un quart d’heure sur une minuscule plage de galets coincée derrière une crique qui la protégeait des regards indiscrets. Il savait qu’il lui faudrait encore presque trois heures pour en réaliser le tour, mais il affectionnait cette zone où les fonds peu profonds, et surtout moins pollués que ceux du littoral qu’il avait quitté, étaient de toute beauté. Aussi, pour profiter au mieux du spectacle, il avait pris l’habitude de réaliser cette étape avec un masque et un tuba, et quand il relevait la tête pour vérifier sa trajectoire, il contemplait la colline boisée qui culminait au centre de l’île. Il lui arrivait même de se mettre sur le dos, et pendant plusieurs centaines de mètres, il observait avec un certain bonheur les rares nuages qui parsemaient le ciel, tentant de déceler dans leur forme éphémère quelque animal imaginaire. Plus tard, le contournement final lui réclamait un peu plus d’attention, ne serait‑ce que pour retrouver la petite crique où il se reposait pendant une heure, reprenant des forces à l’aide d’une salade de thon, d’une banane ainsi que de deux ou trois barres de céréales. Pendant ce temps de repos, il préparait mentalement le trajet retour, de loin la partie la plus compliquée de sa sortie, avec la fatigue omniprésente, la pleine mer et son eau plus froide et plus tourmentée, et pour terminer, le fameux chenal à traverser.

Malgré plus de cinq heures passées dans l’eau, Sylvain n’avait pas l’impression d’avoir puisé dans ses réserves lorsqu’il retrouva la petite crique après avoir effectué le tour de l’île. Le temps était magnifique, et avec l’automne aidant, la lumière du jour semblait donner toute sa vigueur aux tons orangés de la flore insulaire. Il se sentit si bien qu’il eut envie de prolonger son séjour sur ce morceau de terre ; en retardant d’environ deux heures son retour sur le continent, il pourrait ainsi conclure son périple au soleil couchant, quand le vent tombe et que la mer s’endort doucement. Souvent il avait nagé le long de la plage en début de soirée, et déjà il avait été saisi par l’atmosphère particulière qui se dégageait ; s’il se trouvait en pleine mer à cet instant de la journée, sans doute ses sensations seraient décuplées ; c’était tellement tentant. Jusqu’à présent, il n’avait jamais osé affronter le chenal au moment où le soleil disparaissait derrière l’horizon, mais aujourd’hui, les conditions étaient si favorables que la visibilité à la tombée de la nuit serait certainement bien meilleure que certains jours de mauvais temps. Alors, pour patienter jusqu’à l’heure du départ, il entreprit de gravir la colline ; il était curieux de découvrir ce qui l’attendait là‑haut.

Il ne s’était encore jamais aventuré à l’intérieur de l’île, et il eut l’impression d’être un aventurier pénétrant au cœur d’une terre inhabitée. Il se remémora certains souvenirs d’enfance, la vraie – loin des délires imaginaires d’une bande de petits naufragés se métamorphosant progressivement en monstres cruels et sanguinaires – quand, au cours d’une promenade en forêt avec ses parents, il s’écartait suffisamment du chemin pour devoir, à l’aide d’un bâton, tracer sa route à travers les fougères ; parfois, il devait même rebrousser chemin lorsque les ronces lui fermaient le passage. Au début, il progressa avec aisance en direction de la colline, puisque seuls quelques bosquets de genêts en gardaient timidement l’accès. Assez rapidement pourtant, le sable céda la place à un sol graniteux où des arbustes aux essences qui lui étaient inconnues vinrent à freiner sa progression. Bientôt, Sylvain dut même réaliser d’importants détours pour poursuivre son avancée. Alors qu’aux abords de l’île il distinguait aisément les arbres qui marquaient le haut de la colline, il ne lui restait plus maintenant comme unique repère que la pente qui devenait franchement abrupte ; derrière lui, il ne discernait plus qu’un épais mur brun constitué de taillis touffus ; heureusement, lui parvenait encore le bruit du ressac, ainsi que le cri des mouettes. Après une heure de lutte, il parvint enfin au sommet où l’attendait un vaste plateau peuplé de pins majestueux de plus de trente mètres de hauteur. Certains d’entre eux avaient été foudroyés, et il ne subsistait de leur gloire passée qu’un tronc sans écorce d’où jaillissaient çà et là deux ou trois branches mortes et dépolies ; plus on s’approchait du versant opposé et plus la pinède était clairsemée, le vent ayant vaincu de nombreux pins que l’on retrouvait au sol, sous un manteau de mousse et de lichen, leur tronc cassé en plusieurs morceaux gisant au milieu des fougères. Pourtant, la pérennité des maîtres des lieux ne semblait pas compromise : aux abords d’une souche, il n’était pas rare de voir s’élever de jeunes pousses vigoureuses.

Quelque peu essoufflé par sa randonnée, Sylvain mit les mains sur ses hanches et traversa la petite forêt ; la vision qui s’offrit alors à ses yeux ne ressemblait en rien au labyrinthe qu’il venait de traverser. Face à lui, la pente descendait brutalement vers la mer et il lui sembla d’abord compliqué de rejoindre la côte par ce versant. En étudiant attentivement les lieux, il devina un vague chemin qui musardait à travers une végétation rase et clairsemée poussant difficilement au milieu d’amoncellement de pierres granitiques roses et grises. Le vent soufflait par violentes bourrasques, et même si Sylvain avait quitté sa combinaison pour une petite polaire et un pantalon de survêtement, il commença à ressentir la fraîcheur de l’air ; il frissonna. Pour la première fois de la journée, il se sentit vulnérable ; l’heure avançait, il lui fallait maintenant se hâter. Pressant le pas, il commença à suivre la trace qui, après une descente assez raide, chemina en balcon pendant un long moment ; puis, à sa grande surprise, sans que la sente se perdît dans les rochers, cette dernière le mena miraculeusement au-dessus de la crique où une eau d’un bleu foncé clapotait paresseusement sous le soleil de l’après‑midi. Un peu plus loin, Sylvain aperçut sa bouée orange qui l’attendait sur la petite plage de galets, et il ne put s’empêcher de ponctuer cette découverte par un geste de victoire ; décidément, il se dit qu’il était en train de vivre un de ces moments particuliers où tout vous réussissait, et la petite pointe d’anxiété qui l’avait visitée précédemment ne fut plus qu’un lointain souvenir. Il comptait bien profiter de cette journée extraordinaire le plus longtemps possible.

Tout à coup, en franchissant le dernier ressaut qui surplombait la crique, Sylvain fut surpris par le bruit des pierres qui tombent et le bruissement des branchages. Sans parvenir à le reconnaître, il entrevit un animal s’enfuir ; de la taille d’une truie, pensa-t-il un court instant, avec de nouveau la sensation de se sentir vulnérable au milieu d’un paysage si sauvage. L’homme courut de plus belle vers la côte. Arrivé sur la plage, il constata qu’il était complètement essoufflé ; il dut s’asseoir une longue minute avant de retrouver un rythme cardiaque plus apaisé. Il profita une dernière fois du panorama : la mer était incroyablement belle ; le soleil commençait sa lente descente vers l’horizon. Rasséréné par un si beau spectacle, Sylvain se sentit de nouveau pleinement en accord avec la nature, quand soudain il sursauta. Un peu plus haut, sur la sente qu’il venait d’emprunter, un vieux bouc le dévisageait en hochant la tête. Il ressemblait de façon singulière à un naufragé : une longue barbe grise traînait par terre, tandis que son pelage était jaune et hirsute. Sur sa tête, une de ses cornes était cassée tandis que l’autre était si développée qu’elle était constituée de deux impressionnantes spirales. L’animal ne semblait pas troublé par la présence de l’homme ; sans doute avait-il été en contact avec les êtres humains avant de venir s’échouer ici pensa Sylvain, et peut‑être était-il maintenant heureux qu’on l’eût abandonné en ce lieu ; car finalement, pouvait-on rêver d’un meilleur endroit pour terminer son existence lorsque l’on était une vieille âme solitaire ? Comme il lui parut impossible qu’un tel animal pût rejoindre l’île par ses propres moyens, Sylvain réfléchit quelques instants aux raisons pour lesquelles on aurait bien pu relâcher le bouc dans un tel environnement. Il imagina un berger qui, devant se séparer d’une vieille bête devenue agressive avec ses jeunes congénères, l’aurait transporté ici en catimini plutôt que de la conduire à l’abattoir. Une fraction de seconde, il envia le vieux bouc en liberté. Comme il aurait aimé être à sa place, notamment en ces fins d’après-midi, lorsque le brouhaha du centre aquatique devenait insupportable et qu’il commençait à être fatigué par les trop nombreuses sollicitations qui perturbaient son travail et ses entraînements, notamment cette détestable habitude, qu’il vivait à chaque fois comme une agression, d’être pris en photo aux côtés d’un admirateur à l’aide d’un téléphone portable. Il regarda de nouveau le soleil ; ce dernier continuait sa lente descente vers l’horizon ; il était temps de quitter l’île.

Sylvain savait par expérience que la portion la plus délicate de son odyssée était à venir, et même si les conditions étaient propices, même s’il s’était rarement senti aussi affûté, ce qui le surprit d’ailleurs tant la saison sportive avait été exténuante, il eut un peu de mal à se remettre à l’eau après trois heures sans avoir nagé. Il n’avait pourtant pas d’autre alternative que d’être immédiatement sur le qui-vive, car il était beaucoup plus difficile de se repérer sur le retour, le continent formant au loin une longue bande de terre relativement uniforme. Heureusement, il pouvait deviner le petit port de pêche et son embarcadère, et surtout, après environ une demi-heure à se diriger à l’aveugle ou presque, il repéra un minuscule point rouge au milieu de l’immensité bleue : la bouée du chenal devenait alors un allié précieux. À partir de cet instant, tout se déroula comme dans un rêve, les courants lui étant si favorables qu’il eut l’impression que la mer le portait. De tons jaunes, le soleil tourna à l’orange pour devenir rouge sang au moment où il croisait la bouée du chenal ; Sylvain ne s’était jamais senti aussi heureux. Pour fêter l’événement, il accorda une sorte de danse à la nature merveilleuse : il fit d’abord quelques mouvements de nage papillon avant de se mettre sur le dos ; là, il admira le coucher de soleil, puis reprit sa nage papillon avant de se remettre de nouveau sur le dos en hurlant de joie. Il profitait avec une rare intensité de chaque seconde, de chaque mètre effectué. Plus que trois cents mètres et il allait atteindre le rivage.

Ce qui aurait dû rester un merveilleux moment de grâce se transforma en un terrible moment d’inattention ; entre une chose et son contraire, il n’y avait souvent guère plus que l’épaisseur d’un cheveu. Alors qu’il se retournait une dernière fois pour reprendre son crawl, il eut à peine le temps d’apercevoir les deux motomarines qui fonçaient sur lui. Coiffé de son bonnet de bain, la tête en partie dans l’eau alors qu’il était sur le dos, sans doute ne les avaient-ils pas entendues arriver ; la fatigue et l’euphorie également avaient altéré ses sens. Il tenta un plongeon désespéré, et si ce réflexe lui sauva sans doute la vie, l’impact fut hélas inévitable. Quand les deux motomarines firent demi‑tour, elles découvrirent le sac étanche après lequel Sylvain s’accrochait désespérément afin de ne pas sombrer ; autour de lui, la mer était légèrement teintée de rouge.

La blessure à la tête avait été relativement superficielle, mais surtout parce que des athlètes comme lui avaient certaines facilités pour être soignés par les meilleurs spécialistes, il fut vite rétabli. À peine trois semaines après son accident, il était de retour sur la plage, prêt à en découdre avec le chenal. Malheureusement, il fut saisi par la peur le temps que dura la traversée ; vingt minutes de nage et il était déjà exténué. Il se sentit alors incapable de rejoindre l’île et préféra longer le chenal jusqu’au port de pêche où il sortit de l’eau par l’embarcadère, moralement très affecté. Pour sa deuxième tentative, ce fut le brouillard qui le dissuada. Dépité, il ne tenta plus rien après que l’hiver fut durablement installé, se contentant de réaliser d’interminables longueurs dans la piscine olympique du parc aquatique. Les Jeux olympiques d’ailleurs, la sélection allait être pour bientôt et… mais quelle importance maintenant…

Il s’était levé de bonne heure ; il faisait très beau en ce début de printemps, mais la température de l’eau était extrêmement fraîche, si bien qu’il dut se faire violence pour simplement se mouiller le haut du corps alors qu’il avait pourtant choisi de s’équiper d’une combinaison adaptée au froid. En se préparant, il vit un voilier quitter le port et emprunter le chenal ; il attendit patiemment qu’il passât devant lui avant de se lancer. En regardant le bateau s’éloigner, il réalisa combien il avait gardé de son accident des séquelles beaucoup plus profondes qu’un mal de tête persistant ou un étourdissement passager lors d’une descente d’escaliers. Jusqu’à présent, et même s’il avait toujours eu conscience du danger, celui-ci n’avait été pour lui qu’une simple théorie, et comme toutes les théories, elle ne lui avait pas servi à grand-chose, sinon à alimenter quelques aimables conversations de salons. Tels des automates, il était des individus qui tombaient et se relevaient aussitôt pour continuer leur route comme si de rien n’était ; Sylvain avait toujours trouvé ridicules les petits proverbes qui proposaient une vision aussi insouciante et naïve de la vie. Combien de fois avait‑il entendu une connaissance qui, pour remonter le moral de son interlocuteur, croyait judicieux de lui asséner une expression à l’emporte‑pièce, comme « une de perdue, dix de retrouvées » quand il s’agissait d’une déception amoureuse, et « c’est comme quand on tombe de cheval, l’important, c’est de remonter tout de suite dessus ! » dans le cas d’une pratique sportive qui se serait mal terminée. Vraiment, ces expressions le mettaient franchement en colère ; cependant, il avait rapidement repris le chemin de l’entraînement. Aussi caricaturales qu’elles pussent être, il fallait néanmoins reconnaître la puissance de ces petites phrases, y compris sur l’inconscient de leurs plus ardents détracteurs.

À son grand soulagement, Sylvain venait de dépasser le chenal, assez facilement lui sembla‑t‑il, mais également sans entrain, sans vraiment retrouver les sensations d’antan. « Les sensations d’antan », il trouva l’expression d’autant plus inappropriée que son accident ne datait que d’un mois à peine. Et pourtant… Aujourd’hui, il se sentait terriblement fragile, et alors qu’il commençait à franchement s’éloigner du rivage, il fut submergé par l’angoisse de connaître une défaillance, seul au milieu de toute cette immensité. Auparavant, il avait pleinement conscience de cette solitude, mais il en jouissait prodigieusement, comme si la nature faisait corps avec lui, loin de l’univers des hommes. Tant de choses avaient changé… la nature lui paraissait dorénavant hostile, et il trouva cela d’autant plus injuste que c’était l’être humain qui était l’unique responsable de son accident. Quand il atteint enfin l’île, il se demanda comment il avait bien pu nager si longtemps sans se noyer. Décidément, le cœur n’y était plus. Il n’avait qu’une seule envie : s’attarder le moins possible et se retrouver au sec, bien à l’abri entre quatre murs ; il prit à peine le temps de grignoter une barre de céréales afin d’éviter la fringale pendant le trajet retour. Une couverture grise uniforme envahissait le ciel ; il commença de pleuvoir. Sur l’île, seuls les pins donnaient quelques pâles couleurs à l’endroit, qu’il trouva morne, presque lugubre ; au‑dessus de lui, il reconnut la trace qu’il avait empruntée le fameux jour de son accident. Hagard, il commença à la suivre, regardant à droite et à gauche, comme s’il cherchait une présence ; il erra ainsi une demi‑heure sur le vague sentier, sans rien trouver. Qu’était-il devenu, son vieux compagnon d’infortune ? Un dernier regard : il ne vit rien d’autre que la grisaille qui s’étalait ; il n’entendit rien d’autre que le vent qui soufflait. Il grelotta. Mais que lui arrivait-il pour qu’il eût cette désagréable impression d’être perdu au milieu de nulle part ? « Petites causes, grands effets », s’entendit‑il murmurer, et d’un geste de colère, il jeta son sac étanche dans la mer et le regarda s’éloigner, avant de s’allonger sur les galets, les bras en croix. Combien il aurait aimé qu’on ne le retrouvât jamais, ou alors dans une quarantaine d’années, avec une longue barbe blanche qui descendrait jusqu’au sol. Hélas, il y aurait toujours une âme se voulant charitable qui, d’ici quelques heures, donnerait l’alerte et orienterait rapidement les recherches du côté de l’île. « Mon Dieu, comment pourrais-je leur échapper ? »

*

La nuit était tombée depuis longtemps maintenant ; un crachin léger avait fait son apparition ; la douceur qui flottait dans l’air laissait sa place à une humidité rampante. Sylvain se releva et quitta la plage. À l’aide d’une petite lampe de poche, il prit la direction du port, en claudiquant légèrement avant d’être secoué par une douloureuse quinte de toux. Hier, la mer avait été mauvaise ; il s’était cogné partout et avait dormi dans des draps mouillés. On ne s’improvise pas marin-pêcheur du jour au lendemain, même s’il commençait un peu à s’habituer à son nouveau métier. À bord, avec sa barbe noire, ses cheveux longs et son ample ciré jaune, il avait au moins la tête de l’emploi, avait plaisanté son patron le jour de son embauche, et puis il préférait le voir à bord plutôt qu’à faire le guignol entre les bateaux au milieu du chenal. Sylvain avait souri. Au moins, les pêcheurs avaient toujours été sincères avec lui, pas comme tous ces salauds du centre aquatique qui l’avaient immédiatement flanqué à la porte, à peine annoncé son renoncement à la natation de haut niveau, et par conséquent, aux Jeux olympiques. De Sylvain, de son accident, de la terrible fragilité dont il souffrait, ils n’en avaient rien eu à foutre, tous ces connards. Tout ce qui les avait intéressés ces salauds, c’était de s’être fait mousser sur son dos, lui et sa sélection olympique. Tas de fumier ! Sa jambe le faisait maintenant franchement souffrir ; il s’était quand même pris une sacrée béquille lors de ce putain de grain de nord-ouest. Après tout, pourquoi devrait-il encore surveiller son langage, bordel de merde ? Pendant des années, il avait joué les garçons polis, baissé la tête devant les entraîneurs, les parents et leurs putains de gosses qui refusaient d’apprendre à nager, tout ça parce que l’eau était trop froide ou je ne sais quelle autre excuse à la con. Mais merde, elle est à 27° degré la flotte, tu veux quoi ? 35° comme dans ta baignoire ? Je t’en foutrais moi des baffes à tous ces morveux qui ne savent rien faire d’autre que pianoter comme des débiles sur un téléphone, et qui en plus viennent te demander qu’on les prenne en photo avec. NON MAIS ALLEZ VOUS FAIRE…

**

« — Sylvain, Sylvain, ça va pas ?
—  mmm, quoi ? Ah, c’est toi Erwan ! Que se passe-t-il ?
—  Tu cries comme un putois. Tu étais en train de faire un cauchemar ou quoi ?
—  Ben, euh, je sais pas… peut-être… il y avait un bouc, une île, et puis aussi j’étais champion de natation mon pote !
—  Ouais, ben désolé Sylvain, c’est certainement passionnant, mais tu me raconteras tout ça une autre fois, parce que pour l’instant, le patron m’a demandé d’écourter ta pause, ça chahute sévère là‑haut et on a besoin de tout le monde pour ramener les filets. Allez dépêche !
—  J’arrive Erwan, j’arrive. Putain, c’est dur quand même comme métier marin-pêcheur. Je sais pas toi, mais moi des fois, j’aimerais bien faire autre chose… chanteur par exemple.
—  T’as raison, mon gars, et avec ta guitare à la main, tu n’aurais peur de rien et tu chanterais des chansons de marin, tatatin !
—  Ouais, je sais, c’est très con comme idée ; c’est du passé, n’en parlons plus. Quoique, plus modestement, sur la plage le soir au coin du feu, tu penses que ça pourrait fonctionner auprès des filles ?
—  Sylvain, on vient d’avoir cinquante balais tous les deux, on est mariés depuis… et puis merde, j’ai pas le temps de parler de ça maintenant, le patron nous attend, grouille-toi !
—  Tu fais chier Erwan, tu te défiles toujours quand il faut aborder le fond des choses !
—  Peut-être, mais en attendant, je préfère qu’on évite de se saborder au fond de la mer !
—  Ouais, pas mal ta chute, je la note pour plus tard et je te rejoins sur le pont.
—  Non, non, non, tu passes devant, et tout de suite, le patron m’a demandé de te ramener, et je vais te ramener !
—  Tu fais vraiment chier Erwan, non seulement tu m’empêches de rêver, mais en plus tu m’empêches d’écrire.


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Quand bien même notre corps aurait besoin d’une petite pause pour quelques réparations sommaires, rien n’empêche notre esprit de continuer à vagabonder : dans le ciel et sur la terre ; dans les montagnes et sur la mer…

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