Troisième lettre (13 avril 1903)
par
III
Viarregio, près Pise (Italie),
le 13 avril 1903.
Votre lettre pascale, cher Monsieur, m’a fait grand plaisir. Elle m’a dit de vous beaucoup de bonnes choses. La manière dont vous me parlez du cher et grand art de Jacobsen me montre que je ne me trompais pas en conduisant votre vie, et toutes ses questions, vers cette plénitude.
Niels Lyhne va maintenant s’ouvrir devant vous, livre de splendeurs et de pénétrations. Plus on le lit, plus il apparaît que tout y est : du parfum le plus léger de la vie à la pleine saveur de ses fruits les plus lourds. Il n’est rien là qui ne soit compris, saisi, ressenti, et – à la résonance vibrante du souvenir – reconnu. Rien n’y est petit. Le moindre événement se déroule comme une destinée, et la destinée elle-même s’y déploie comme un tissu, ample et magnifique, dont chaque fil, conduit par une main infiniment douce, se trouve pris et maintenu par cent autres. Vous allez connaître le grand bonheur de lire ce livre pour la première fois. Vous irez, comme dans un rêve, d’étonnement en étonnement. Et je puis vous dire que, dans la suite, vous serez toujours à travers ces pages le même marcheur émerveillé, car elles ne sauraient jamais rien perdre du charme féerique, de la puissance miraculeuse de leur première rencontre. On en jouit chaque fois davantage. Elles vous rendent toujours plus reconnaissants, meilleurs, plus simples de regard, plus pénétrés de foi en la vie, et, dans la vie même, plus heureux et plus grands.
Lisez ensuite l’admirable livre sur le destin et les passions de Marie Grubbe, les lettres de Jacobsen, ses pages de Journal, ses fragments et enfin ses vers qui, bien que médiocrement traduits, vivent en résonances infinies. Je vous conseillerais d’acheter à l’occasion la belle édition complète des œuvres de Jacobsen qui contient tout cela. Elle a paru en trois volumes, bien traduits, chez Eugène Diederichs à Leipzig, et ne coûte, si je me souviens bien, que cinq ou six marks le volume.
À propos de Ici devraient être des roses (œuvre d’une sensibilité et d’une forme incomparables), vous avez mille fois raison contre l’auteur de l’Introduction. Ici je vous adresse une prière. Lisez le moins possible d’ouvrages critiques ou esthétiques. Ce sont, ou bien des produits de l’esprit de chapelle, pétrifiés, privés de sens dans leur durcissement sans vie, ou bien d’habiles jeux verbaux ; un jour une opinion y fait loi, un autre jour c’est l’opinion contraire. Les œuvres d’art sont d’une infinie solitude ; rien n’est pire que la critique pour les aborder. Seul l’amour peut les saisir, les garder, être juste envers elles. Donnez toujours raison à votre sentiment à vous contre ces analyses, ces comptes rendus, ces introductions. Eussiez-vous même tort, le développement naturel de votre vie intérieure vous conduira lentement, avec le temps, à un autre état de connaissance. Laissez à vos jugements leur développement propre, silencieux. Ne le contrariez pas, car, comme tout progrès, il doit venir du profond de votre être et ne peut souffrir ni pression ni hâte. Porter jusqu’au terme, puis enfanter : tout est là. Il faut que vous laissiez chaque impression, chaque germe de sentiment, mûrir en vous, dans l’obscur, dans l’inexprimable, dans l’inconscient, ces régions fermés à l’entendement. Attendez avec humilité et patience l’heure de la naissance d’une nouvelle clarté. L’art exige de ses simples fidèles autant que des créateurs.
Le temps, ici, n’est pas une mesure. Un an ne compte pas : dix ans ne sont rien. Être artiste, c’est ne pas compter, c’est croître comme l’arbre qui ne presse pas sa sève, qui résiste, confiant, aux grands vents du printemps, sans craindre que l’été puisse ne pas venir. L’été vient. Mais il ne vient que pour ceux qui savent attendre, aussi tranquilles et ouverts que s’ils avaient l’éternité devant eux. Je l’apprends tous les jours au prix de souffrances que je bénis : patience est tout.
RICHARD DEHMEL : Il m’arrive avec ses livres (et avec lui-même aussi, car je connais un peu l’homme), à chacune de ses belles pages, de redouter que la suivante ne détruise tout, faisant du meilleur le pire. Vous l’avez assez bien défini par ce mot : « Vivre et créer en rut. » Au vrai, la vie créatrice est si près de la vie sexuelle, de ses souffrances, de ses voluptés, qu’il n’y faut voir que deux formes d’un seul et même besoin, d’une seule et même jouissance. Et si, au lieu de « rut », on pouvait dire « sexe » dans le sens pur, élevé et large de ce mot, libéré des suspicions de l’Église, l’art de Dehmel serait très haut et de la meilleure source. Sa puissance poétique est grande, forte comme un instinct. Elle a des rythmes à elle, sauvages : elle jaillit comme d’un roc.
Mais cette force n’est pas toujours sincère, elle ne va pas sans quelque pose (c’est là une des plus dures épreuves du créateur : il doit rester dans l’ignorance de ses meilleurs dons, ne pas même les pressentir, au risque de la priver de leur ingénuité, de leur virginité). Quand la puissance qui subjugue son être rencontre la sexualité, elle ne trouve pas en Dehmel un homme aussi pur qu’il le faudrait. Son monde de l’amour n’est pas tout à fait mûr, pas tout à fait purifié, pas assez humain ; ce n’est que l’instinct du mâle : c’est du rut, de l’ivresse, de l’inquiétude : il est chargé de ces façons et de ces préjugés qui défigurent l’amour. Parce qu’il n’éprouve l’amour qu’en mâle, et non en homme, il y a en lui quelque chose d’étroit, de sauvage, dirai-je, de haineux, de passager : il y a du « non éternel » qui rabaisse son art et le rend équivoque et douteux. Cet art n’est pas sans taches : il porte la marque du moment et de la passion. Peu en restera. (Mais n’en va-t-il pas ainsi presque de tout l’art !) Il n’en donne pas moins à jouir dans ce qu’il y a de grand. Mais il ne faut pas s’y perdre et devenir un adepte de ce monde de Dehmel, plein d’angoisses, d’adultères, de désordre. Ce monde est loin des vrais destins qui font plus souffrir que des drames passagers, mais qui, par contre, offrent plus d’occasions d’être grand et d’affronter la durée.
Enfin, pour ce qui est de mes livres, j’aurais voulu vous envoyer tous ceux qui pourraient vous faire quelque plaisir. Mais je suis très pauvre, et mes livres, dès qu’ils ont paru, ne m’appartiennent plus. Je ne peux même pas les acheter, comme souvent je le désirerais, pour les offrir à ceux qui leur veulent du bien. – Aussi je me contente de noter sur une fiche les titres (et éditeurs) de mes ouvrages récemment parus (en tout j’en ai publié douze ou treize). Je ne peux que m’en remettre à vous, cher Monsieur, du soin d’en commander à l’occasion. J’ai plaisir à savoir mes livres chez vous.
Votre
Rainer Maria Rilke.