Chapitre VII

mercredi 8 février 2023
par  Paul Jeanzé
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Bécon-les-Bruyères a ses distractions. Cette jeune fille qui, en juillet, vêtue comme à la mer d’un sweater et d’une jupe de flanelle blanche, porteuse d’un filet de balles de tennis, longe la voie de chemin de fer à l’endroit où, durant vingt mètres, les villas et les arbres font qu’il semble que l’on se trouve dans une ville d’eaux, est heureuse. Elle se rend aux tennis de Bécon. Une palissade surmontée d’un grillage que les balles font trembler, dont les planches, emboîtées comme les lames d’un parquet, formèrent avant le toit d’une baraque (puisqu’elles conservent encore les ouvertures par où passèrent les tuyaux des poêles), les dissimule.

Les habitants de Bécon-les-Bruyères aiment à se rendre le samedi ou le dimanche soir au cinéma. Le « Casino de Bécon », semblable à quelque garage de plâtre, est surmonté d’un fronton décoré de guirlandes au milieu desquelles l’année de la construction, 1913, est inscrite, comme si la direction, qui n’est d’ailleurs plus la même, tenait encore à rappeler l’année de sa première représentation. Elle a pris une importance subite pour le propriétaire. Car les cinémas, comme les bohèmes qui en vieillissant s’attachent aux signes extérieurs d’une situation, veulent aujourd’hui faire aussi sérieux que les maisons de commerce.

Dans chaque ville il existe des gens étranges qui ne semblent habiter un lieu que provisoirement, qui viennent de pays inconnus, qui ont eu des aventures. Mais aucun d’entre eux ne réside à Bécon. L’homme mécontent d’y vivre, l’homme sur dix mille qui dans les villes est fou, qui prétend qu’un rayon de soleil, en traversant le méconium, se transformera en or, qui a un brevet pour quelque invention, qui est recherché par la police, qui sera riche du jour au lendemain, ne se rencontre pas. Il n’est point d’habitants mystérieux. Personne ne souffre. Il n’est point de jeunes femmes qui, abandonnées par un homme, sont sur le point de se lier avec un autre, ni d’adolescents amoureux d’une amie de leur mère, ni de directeurs ruinés par une passion, ni de maîtresse d’un ministre. Celui qui, à un moment de déchéance, échouerait à Bécon-les-Bruyères se sentirait tombé si bas qu’il en partirait aussitôt. Il ne pourrait même pas y vivre avec humilité. Il n’est point encore de savants incompris, de grands hommes méconnus, de condamnés graciés. Tout y est honnête et égal. Tous vivent paisiblement. Les changements sont lents à se faire. C’est deux ans à l’avance qu’une famille se décide à quitter la ville, des époux à divorcer. Il n’y a de meurtres que dans les rues ou les cafés. Et les criminels ne sont jamais béconnais.

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Quand le temps est brumeux, que les maisons, vides comme les casernes à l’heure de l’exercice, sont silencieuses, que les teintureries sont froides, perdues et éloignées du contact hebdomadaire de l’usine de dégraissage, que la bière des cafés est livrée, que les boutiquiers sont revenus des halles, une lourde tristesse pèse sur Bécon-les-Bruyères.

Dans le calme de la matinée, on n’imagine aucune femme encore couchée avec son amant, aucun collectionneur comptant ses timbres, aucune maîtresse de maison préparant une réception, aucune amoureuse faisant sa toilette, aucun pauvre recevant une lettre lui annonçant la fortune. Les moments heureux de la vie sont absents. Les enfants sont aux lycées d’Asnières ou de Paris. Personne n’attend depuis plusieurs jours un rendez-vous. Aucun soldat ne doit être libéré. Personne n’est nommé à un poste supérieur ni ne rêve d’un long voyage. C’est l’enlisement. Derrière les murs gris des maisons, les appartements ne communiquent pas entre eux par des escaliers mystérieux. Le passant qui ailleurs est peut-être député, acteur ou banquier n’est ici que commerçant. Parfois, sur la voie, un civil qui n’est que contremaître commande à deux manœuvres et mesure lui-même. Il ne doit pas donner sa démission à la fin du mois. Il ne fait que vivre dans la crainte d’être renvoyé et d’être obligé de recommencer, comme ouvrier, dans une autre compagnie. Parfois, le fruitier ferme plus tôt son magasin. Il ne doit pas, comme ailleurs, passer sa soirée à s’amuser. Parfois encore la marchande de journaux de la gare lève plus tard que d’habitude le rideau de fer de sa boutique. Elle n’a pourtant pas, comme ailleurs, un amant nouveau qu’elle ne peut se résoudre à quitter.

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Un jour peut-être, Bécon-les-Bruyères, qui comme une île ne peut grandir, comme une île disparaîtra. La gare s’appellera Courbevoie-Asnières. Elle aura changé de nom aussi facilement que les avenues après les guerres ou que les secteurs téléphoniques. Il aura suffi de prévenir les habitants un an d’avance. Il ne s’en trouvera pas un pour protester. Longtemps après, de vieux Béconnais, comme ces paysans qui, en été, vous donnent l’ancienne heure, croiront encore habiter Bécon-les-Bruyères. Puis ils mourront. Il ne restera alors plus de traces d’une ville qui, de son vivant, ne figura même pas sur le plus gros des dictionnaires. Les anciens papiers à en-tête auront été épuisés. Les nouveaux porteront fièrement Courbevoie-Asnières. Bécon aura rejoint les bruyères déjà mortes.

Aussi, en m’éloignant aujourd’hui de Bécon-les-Bruyères pour toujours, ne puis-je m’empêcher de songer que c’est une ville aussi fragile qu’un être vivant que je quitte. Elle mourra peut-être dans quelques mois, un jour que je ne lirai pas le journal. Personne ne me l’annoncera. Et je croirai longtemps qu’elle vit encore, comme quand je pense à tous ceux que j’ai connus, jusqu’au jour où j’apprendrai qu’elle n’est plus depuis des années.

Février 1927.


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