Chapitre X

lundi 13 février 2023
par  Paul Jeanzé
popularité : 12%

Quand pépé Anton’ arriva sur le chemin du port, un paquet à sa main gauche, le bras droit ballant, il s’arrêta et fixa son regard sur l’Andromède. Les gars, presque au jour le jour, lui avaient expliqué où en était le travail. Mais l’aspect du cargo le stupéfia : ni gouvernail, ni hélice, ni mâts, une coque rase… quelque chose qui ne pouvait plus porter un nom de navire, même si ça flottait encore.

Pépé Anton’ n’avait pas voulu qu’on vienne le chercher. Seulement les gars se tenaient aux aguets. Dès qu’ils l’aperçurent, ils se précipitèrent, avec des hourra ! Il allait, de son pas balancé, son vieux feutre planté de travers sur son crâne, cachant son émotion. Les gars l’entourèrent, Portalis lui prit son paquet ; alors, il leur serra la main, à chacun son tour.

—  On s’occupera de toi !

—  Ta baraque est en ordre !

—  C’est tout comme avant !

Tant que dureraient les beaux jours – l’automne est une belle saison dans l’île – pépé Anton’ habiterait son cagibi, Ramon voulait bien. Il y entra. Oui, les gars avaient fait des rangements. Au moment de son départ, c’était un fumier dans sa cabane, car il souffrait trop pour nettoyer. Fini, ce temps-là ! Il l’avait échappé belle, il aurait pu mourir, à cause de cette pourriture de gangrène. Et, ce matin, qui était si clair, si calme, et de revoir ses amis, le vieux pensait que ça valait encore la peine de vivre, même pour un amputé.
Ils avaient peu à se dire, puisqu’ils s’étaient vus chaque jour.

—  Si tu as besoin d’aide, appelle-nous, déclara Portalis.

Mais pépé Anton’ n’aurait besoin de personne. À l’hospice, il avait pris l’habitude de se débrouiller. Il ouvrit son coffre, où il retrouva ses instruments de pêche, ses lignes, dont sous peu il se servirait. Tout à l’heure, il irait jusqu’à la tour des Barbaresques. Durant son séjour à l’hospice, quelle privation pour lui de ne pas voir la mer, de ne plus en sentir l’odeur d’iode et de sel ; quel ennui de regarder des murs, et respirer une odeur morte de poussière.

Il prit sa guitare, avec soin la posa sur ses genoux. De son bras droit, terminé par un moignon que dissimulait le poignet de sa chemise, il serra le manche contre lui, et, de sa main gauche, à l’inverse d’autrefois, il pinça les cordes. Un son s’éleva, triste et égal, faux. Accorder son instrument ? C’était un rude travail. Il songea qu’il devrait définitivement dire adieu à certaines choses, la guitare était du nombre, elle qui réclame votre cœur, vos nerfs, deux mains agiles. Il avait raconté aux gars qu’il ne jouerait plus… avec une arrière-pensée. Il soupira. Non, rien à faire. Et, chanter sans musique, il n’en aurait pas le cœur.

Il sortit de sa cabane. Là-bas, les compagnons frappaient dur, comme il y a un mois, et plus. Tabou faisait fonctionner le chalumeau, pépé Anton’ en fut content. Tabou, ce gars costaud, ardent, qui n’y voyait guère plus loin que le bout de son nez – et n’avait su tirer de sa cervelle que le mauvais que porte chaque homme dans sa tête, comme une humeur.

—  Allons, faut pas que j’aie l’air d’un vieux… L’amertume de songer qu’il ne jouerait plus de la guitare le poursuivait… Je la donnerai à Riera, il sait en gratter.

Il monta sur l’Andromède, s’avança avec précaution.

—  Ramon et moi, lui expliqua Portalis, on a décidé de le tirer bientôt à terre.

—  Tu vois, de toute façon, il aurait fallu que prochainement je retourne pêcher.

Pour être gardien, il faut avoir quelque chose à garder. Il ne restait presque rien du cargo. Peu à peu, les voiliers du vieux Quintana avaient emporté vers le continent toute cette ferraille avec laquelle on fabriquerait peut-être un autre Andromède ? Où pépé Anton’ se trouvait, c’était autrefois l’emplacement de la salle des machines ; là, qu’il avait fait sa chute, est-ce possible ?

—  Je vais jusqu’à la tour, les gars ! cria-t-il, quand il eût terminé sa visite.

Vraiment un beau matin que celui de son retour. La mer, bien calme, était de la couleur du ciel ; par endroits, la brise y traçait des sillons d’un bleu sombre. Au loin, quelques barques semblaient immobiles. Pépé Anton’ sentit grandir son désir de retourner pêcher. Hélas, il ne pourrait plus aller si au large que ses camarades…
Lorsqu’il regagna l’Andromède, en remuant des projets dans sa tête, il trouva Hernandez qui préparait le déjeuner. Du riz. Hernandez s’y prenait mal.

—  Quel cuisinier de malheur. Ouste !

Et pépé Anton’ s’installa à sa place et il leur fit, tout comme autrefois, un peu plus lentement, du riz à la tomate, farci de moules, de coquillages, un plat à se pourlécher les babines. Alors, les gars avouèrent qu’ils n’avaient pas été à la noce, avec le nommé Hernandez, et que pépé pourrait lui donner une leçon, en matière de cuisine.

—  Et sur d’autres choses, assura pépé Anton’, souriant.

Il reprenait confiance ; il pouvait encore être utile !

—  Tant que durera le travail de démolition, je vous cuisinerai de la vraie tambouille. Et entre-temps j’irai à la pêche.

Ils avaient fait un bon et long repas, dans leur joie de se retrouver à dix. Portalis leur commanda de se taire, et dit :

—  Tu racontes que tu retourneras pêcher, pépé ?

—  Oui, Portalis.

—  Tu peux te débrouiller seul, tu connais la côte comme pas un. On le sait. Mais…

—  Rien qu’à la voile ! interrompit Graynier.

—  Quand il n’y a pas de vent, lança Colon, tu ne pourras pas sortir.

Ils s’embrouillaient dans leurs phrases ; ils n’osaient lui dire qu’il n’avait plus qu’une main ; qu’il en faut deux, solides, pour ramer.

—  On a combiné que tu pourrais installer sur ta barque un petit moteur, poursuivit Portalis. Laisse-moi continuer !… Ceux qui marchent au moteur tu prétends que ce ne sont plus des pêcheurs…

—  C’est la vérité ! hurla pépé Anton’. Tu ne les vois jamais ramer, ni se servir d’une voile, ils choisissent le plus facile.

—  C’est ton avis. Moi, je te le répète, à vous aussi, les gars, il y a des circonstances où les machines sont utiles… si elles enlèvent de la peine aux hommes.

—  Tu ne t’es pas assez crevé, dans ta vie, pépé ? demanda Pérez.

—  Je peux encore, affirma pépé Anton’, le visage têtu.

—  Non, trancha brutalement Portalis. Tu es manchot – quoi, fallait que le vieux comprît tout de même sa situation. Tu auras un moteur, on le pose simplement dessus la barque. C’est Ramon qui le paie, et moi je te le choisirai, puisque je retournerai bientôt sur le continent.

Pépé Anton’ ne pouvait rien répondre, il était trop ému. Tous, ils avaient été gentils durant son séjour à l’hospice. Le petit Cazenave y était venu une fois, Estelle plusieurs. Ramon, non ; et, cependant, il ne l’oubliait pas.

—  C’est lui qui a eu l’idée, ou vous ?

—  Nous tous, répliqua Portalis. Accepte.

—  Portalis, si on m’avait annoncé que moi, le pépé Anton’, je me servirais du moteur… A fallu que je perde une main.

—  Tu en retrouves une autre.

—  Et c’est comme moi, avoua Tabou, si on m’avait dit que je manierais le chalumeau.

—  Oh ! toi, fit pépé Anton’, en se tapant le front.

Il se souvint du temps où il se plantait devant les chaudières, plein d’admiration pour ces ouvriers qui savaient tellement bien construire. Portalis en était un. Si tous lui ressemblaient, non seulement ils étaient malins, mais encore généreux, simples, francs, des gars auxquels pépé Anton’ aurait voulu donner quelque chose. Du poisson ? une vie libre comme la sienne ? Ah ! les pauvres, ils restaient enfermés dans leurs usines, prisonniers dans leurs villes monstrueuses, des malheureux n’ayant jamais vu la mer, dont beaucoup pourtant préparaient l’acier et la fonte qui sert à construire les Andromède ! Tout ça changerait finalement, Portalis l’avait prédit, et c’était aussi ce que son chant annonçait.

Le soir, avec les compagnons, pépé Anton’ se rendit au café La Marine. On l’entoura, on lui offrit à boire ; on l’interrogea sur son opération et il répondit qu’il ne se souvenait de rien. Certains auraient voulu voir son moignon. Il le cachait de son mieux. Parce que ce n’est pas une curiosité, de la chair violâtre, plissée, qui ressemble à quoi ?

Après une quinzaine – vite passée pour pépé Anton’ qui retrouvait la mer, sa barque dont Caussade avait pris soin – au café La Marine ou à Ferreal on ne prêta plus grande attention au pépé. Il marchait de sa drôle de façon, en se dandinant, et lorsqu’on se fut rendu compte qu’il se débrouillait sur sa barque, soit qu’il mît la voile, soit qu’il fît aller sa rame « à la godille », alors les jours s’écoulèrent sans qu’on s’occupât beaucoup de lui. Et, du reste, on le savait toujours gardien de l’Andromède, entouré de camarades.

Ah ! cependant, le moment approchait où l’on ne parlerait plus de cette fameuse bande. Ces gaillards, on ne les regarderait plus frapper, on ne les écouterait plus chanter, on ne les rencontrerait plus jamais dans Ferreal, déguenillés et fiers comme des pirates. Leur cargo avait été tiré à terre. Une manœuvre peu commode, délicate, car l’épave aurait pu couler et boucher la calanque. Les deux grosses barques du patron Garcia l’avaient remorquée ; puis tout ce que le port compte d’hommes solides s’était accroché aux cordages. Avec des « han », des cris joyeux, ils avaient amené enfin sur la plage où l’on radoube cette coque rouillée, couverte d’herbes et de vase. À présent, dans le port, seul, se balançait le courrier. Et l’histoire de l’Andromède deviendrait peu à peu de la légende – comme celle de ce paquebot d’Afrique qui s’était brisé contre la côte nord, il y a trente et des ans.

Quand les compagnons eurent calé et étayé la coque, Portalis, chef de tout ce gros travail, déclara :

—  Ça fera encore pour dans les trois mois d’ouvrage, je vous le laisse…

Ils étaient au courant de son projet de départ. Ils souhaitaient que Portalis restât dans l’île où un garçon aussi débrouillard trouverait une situation. À la centrale électrique, on lui avait même fait une proposition et pépé Anton’, avec les autres compagnons, lui répétait qu’il devait accepter.

Un midi, après le déjeuner, alors qu’ils tentaient l’impossible pour le persuader, il leur confia :

—  Lundi, je prendrai le courrier… Non, taisez-vous, je connais par cœur vos raisons. Vous êtes tous de braves camarades. Mais j’en ai laissé là-bas, et ma vraie place c’est avec eux.

—  Tu en as une chez nous, grogna pépé Anton’. Veux-tu qu’on pêche ensemble ?

—  Moi, pêcheur ? Je ferai sauver le poisson !… Il se dressa : « Pépé, j’achèterai bientôt ton moteur, l’argent est dans ma poche. »

En silence, ils le regardèrent s’éloigner. Personne ne le ferait changer d’avis ! Ils se levèrent et reprirent le travail. Ils n’étaient plus que huit gars sur l’Andromède, qui tapaient sans entrain.

Vers six heures, Portalis arriva, habillé comme un bourgeois de Ferreal : une veste neuve, un beau pantalon, mais il portait toujours un maillot blanc qui laissait nu son cou puissant et doré. Il s’était rasé, coiffé.

—  Faut pas croire que je suis devenu patron ! et il éclata de rire.

—  De loin, avoua pépé Anton’, j’ai cru que c’était Ramon.

Il se planta devant son ami.

—  Alors, c’est comme ça que vous vous habillez sur le continent ?

—  Oui, le dimanche… si on a du pognon pour se payer un costume.

Tabou et Colon, le torse nu, se lavaient à grande eau ; abandonnant là leurs guenilles, ils mirent leurs beaux habits afin d’être « à la hauteur », comme Portalis. Puis leur bande, au complet, se dirigea vers le port, entra au café La Marine où Portalis offrit une tournée.

—  Je vous donne rendez-vous chez Estelle, annonça-t-il. Avant que je parte, elle veut qu’on dîne tous ensemble.

—  Moi, je ne peux pas, murmura Pérez, parce que ma femme…

—  Et moi la mienne, ajouta Riera.

—  Ce n’est pas chez la négresse que vous allez, leur répondit Portalis, mais comme chez une amie.

À sept heures, maintenant, il faisait nuit. En bordure du boulevard des anciens remparts se trouvait la maison d’Estelle. Ils y arrivèrent à l’heure exacte, soignés et habillés comme pour un dimanche – mais leurs visages restaient tannés, et leurs mains lavées au gros savon restaient celles de tous les jours.

À la manière coquette dont Estelle arrangeait son intérieur on s’apercevait qu’elle n’était pas de l’île. Certes, il fallait qu’elle séduise les hommes et les transporte loin. Et pourtant, on se sentait très à l’aise, chez elle ; ou peut-être, ce soir, avait-elle fait l’indispensable pour que les gars ne fussent pas dépaysés. Qu’elle leur semblait jeune et jolie, vêtue d’un corsage de soie, d’une robe à froufrous, élégante, comme ne le sont jamais les femmes de l’île, même riches. Si simple, amicale. Elle les fit asseoir devant la table couverte d’une nappe blanche sur laquelle s’alignaient les verres, les assiettes, les bouteilles. Quand tous furent casés, elle se pencha sur pépé Anton’ et l’embrassa gaiement ; et lui, ragaillardi, lui donna sur les joues deux baisers qui claquèrent.

—  Mangeons ! cria Portalis, comme s’il avait été le maître.

Estelle leur avait préparé des plats rares. Du poisson à la sauce blanche, tel que jamais pépé Anton’ n’en avait cuisiné ; de la viande rôtie, saignante, dans laquelle le couteau enfonçait tout seul ; des choses qui vous fondaient dans la bouche, qui avaient un goût neuf, surprenant. Et, le vin, ils le buvaient à pleins verres.

—  Mangez comme chez vous, répétait Estelle.

Impossible de manger comme sur l’Andromède, en piquant tous dans le même plat, en se coupant de larges tranches de pain ; ni de boire à la régalade. Estelle ne les intimidait plus, c’était une amie ; et ils ne songeaient point qu’elle était une des « quatre » de Ferreal. Ils lui souriaient, cherchaient à imiter ses gestes, se tenaient correctement ; la fin du repas arrivât sans qu’aucun d’eux eût risqué une plaisanterie salée.
Alors, Estelle leur offrit des cigares. Ils s’installèrent dans les fauteuils d’osier du petit salon – où personne d’autre ne viendrait, ce soir. Les compagnons de l’Andromède, vainqueurs de ce cargo qu’on avait vu arriver à Ferreal, un jour de novembre. Et ils racontèrent à Estelle comment ils s’y étaient pris pour le démolir, conseillés par Portalis, faut l’avouer. Ils disaient quel mal ils avaient eu, elle pouvait les croire, et ils lui montraient leurs mains. Dix-huit ! – car pépé Anton’ s’était tenu à l’écart. Voilà, avec ces mains, ils avaient vaincu. Et, si jamais un autre cargo arrivait… Mais non, car le vieux Quintana n’avait pas tiré du premier un assez gros bénéfice. Dans leur vie à tous, ce serait une aventure unique – même pour Portalis. Ils se souviendraient de ce temps ; et de cette soirée chez Estelle.

Pépé Anton’, qui avait bu beaucoup, lui si sobre, se leva bruyamment.

—  Je vais vous conter la véritable histoire de l’Andromède. C’était une femme, belle comme Estelle, à l’époque où il y avait encore des monstres et des rois. Tous les bateaux marchaient à la voile et les pêcheurs partirent à la recherche de cette femme, avec leur chef monté sur un cheval ailé qui volait plus vite qu’une mouette. C’est en retrouvant leur Andromède qu’ils ont découvert notre île.

Il tenait ce récit de Portalis. Une preuve encore : eh bien, dans une salle de la mairie de Ferreal, on conservait des bricoles et des poteries qui dataient de cette époque.

—  Je vais vous dire une deuxième histoire, reprit-il. Mais elle sera d’aujourd’hui.

En mimant la scène, il expliqua comment, une nuit, il avait surpris le Palau qui se glissait sur l’Andromède pour voler du cuivre ; comment il lui avait fait boire la grande tasse.

—  Et c’est de ce jour-là qu’on a été les vrais compagnons de l’Andromède. Sans emmerdeurs, tous copains.

—  Sauf quand Portalis nous a amené son chalumeau !

—  Ça ne collait plus !

—  Est-ce que j’en ai abusé de ce chalumeau ? questionna Portalis. Il ne vous a pas épargné de dures corvées ?

—  Ah ! oui, s’écria Tabou. C’est moi qui ai eu tort… et il ajouta, avec gêne : j’aurais voulu le voir en pièces, faut me pardonner.

—  On te pardonne, gronda pépé Anton’. On est tous amis comme avant… Il fronça les sourcils. Il n’y a qu’une chose qui gâte mon plaisir… Pas ce que vous pensez… ou, si, parce que je ne peux plus vous jouer de la guitare.

—  Moi, je pourrai peut-être ?

Estelle mit en marche son phonographe. Elle possédait quelques disques du temps où elle vivait sur ce yacht – un temps qu’elle ne regrettait point – et puis d’autres, quelle avait fait venir du continent. Elle les leur fit entendre. Tous ces airs des villes, ces chansons d’amour, ces danses, la musique des hommes qui ne voient pas souvent le ciel ni la mer, compliquée, langoureuse, étrange, violente. Les compagnons écoutaient et ressentaient un plaisir trouble.

—  Alors, vous ne dites rien ? questionna Estelle.

—  Vous n’avez pas un petit air de guitare ?

—  Si !

Et une joie simple reparut sur leurs visages.

Ils se levèrent enfin. Ils se tenaient debout devant Estelle et ne savaient comment la remercier assez de cette fête. « Taisez-vous », répétait-elle, en riant. Tabou la trouvait désirable, Colon aussi. Mais ils n’étaient pas jaloux de Portalis, qui serrait Estelle amoureusement ; ils se disaient simplement que leur tour viendrait. Et lorsque Portalis les accompagna sur le seuil, Tabou lui glissa :

—  Amuse-toi bien, veinard.

Ils s’enfoncèrent dans les ténèbres. Tout dormait à Ferreal. Eux, ils parlaient haut et sur tous les tons redisaient qu’on n’en trouverait pas deux, dans cette ville, comme Estelle et Portalis ; des étrangers, qui cependant avaient su comprendre et aimer les pauvres bougres qu’ils étaient !

Deux jours s’écoulèrent, durant lesquels ils ne virent pas leur camarade. Tabou fut envoyé aux nouvelles. Il revint en annonçant que Portalis s’en allait lundi, comme convenu, qu’on se retrouverait sur le quai. Bon. Ils voulaient rester ensemble, Portalis et Estelle, à se confier des histoires dans la langue de leur pays, à faire et refaire l’amour. On les comprenait !

… En automne, c’était à dix heures du matin que le courrier levait l’ancre. On le chargeait dès l’aurore et les curieux s’assemblaient sur le quai. Donc, ce lundi-là, tôt, la bande des compagnons de l’Andromède s’installa devant le café La Marine et attendit. Sur l’autre rive s’étendait leur chantier qu’ils devaient regagner après le départ du courrier, où ils travailleraient encore de nombreuses semaines, sans grand mal, parce qu’ils avaient su profiter des conseils de Portalis et utiliser son chalumeau. Toujours ils se souviendraient de cet homme. Il leur avait promis d’envoyer des nouvelles ; et, aussitôt son arrivée, le moteur pour pépé Anton’.
Soudain, sur l’escalier à paliers qui mène au port, ils le virent. Oui, c’était Portalis, leur ami, qui descendait, calme, fort, les mains libres. Ils se levèrent. Tabou et Colon partirent en courant à sa rencontre.

On avait fini de charger sur le courrier les caisses de chaussures – le travail d’une semaine des gens de Ferreal. Une fumée grise s’échappait de la cheminée ; un pavillon flottait à un mât. Des marins s’agitaient ; des curieux les interpellaient et leur demandaient des services, à eux qui séjournaient sur le continent.
Les compagnons de l’Andromède s’arrêtèrent devant la passerelle ; Portalis s’y engagea. Ils se taisaient. Ils s’étaient dit tout durant presque une année, à cœur ouvert ; et la peine qu’on éprouve de se séparer, quand on est un homme on la garde au fond de soi.

—  Si Tabou et moi on allait un jour te rejoindre, hein ? hasarda Colon.

—  Pourquoi foutre ? répliqua Portalis. Il éleva la voix : « Les gars, restez dans votre île, c’est mon dernier conseil, et le meilleur de tous ! »

En hâte, un commis-voyageur franchit la passerelle. Puis un marin commanda à Portalis de monter à bord. Et Portalis serra encore la main aux camarades ; le dernier de la file, pépé Anton’, avança la tête et les deux hommes s’embrassèrent.

Le courrier lança trois coups de sirène ; à l’arrière, l’eau bouillonna ; des cordes se tendirent. Ces manœuvres qu’ils avaient vues souvent, les gars de l’Andromède croyaient y assister pour la première fois. Ils se tenaient au bord du quai, à quelques mètres de Portalis ; ils lui faisaient des signes, lui parlaient tous ensemble. Portalis, qui n’en était pas à son premier voyage, à sa première séparation, souriait largement, tête nue, le cou libre, et répondait avec amitié.

Bientôt, le courrier remonterait la calanque ; il lancerait un coup de sirène en arrivant à la hauteur du phare, puis mettrait le cap sur la haute mer. Alors, au lieu de bayer, pépé Anton’ quitta subitement ses camarades, et, de toute la vitesse de ses petites jambes, il courut sur le chemin du port.

Il arriva au pied de la tour des Barbaresques peut-être deux minutes avant le courrier, juste le temps de reprendre haleine, de s’approcher le plus possible. La proue noire du navire passa devant ses yeux, coupant les premières vagues. Portalis était resté à l’arrière, il l’apercevait, il cria à pleine poitrine :

—  Portalis !

Un homme leva le bras :

—  Pépé Anton’ !

—  Adieu, Portalis ! Bon voyage…

Un beuglement de sirène retentit et couvrit la voix du pépé Anton’. Il se dressa sur ses pieds, le vieux, il gesticula, poussa des cris que son camarade ne semblait plus entendre. C’étaient leurs regards qui les liaient, un dernier geste, qui leur rappelait le passé. Pépé Anton’ voyait Portalis diminuer, son visage devenir une boule brune posée sur du blanc ; et Portalis, de son côté, ne devait plus voir grand-chose du pépé, même dressé sur la pointe de ses pieds, le bras gauche levé, avec une main au bout.

Pépé Anton’ s’assit sur une pierre de taille poreuse et moussue – là, c’était jadis une carrière, le lieu ressemblait maintenant à une ville ruinée. Il regarda le courrier qui dansait ; qui s’éloignait, peu à peu faisait sur l’eau une tache informe, une tache qui était son ami Portalis. Et, après une longue heure durant laquelle il ne cessa de contempler la mer, elle qui est au commencement du monde, quand le navire ne fut qu’un point grisâtre à l’horizon, moins qu’un oiseau, il se leva.

Le soleil était presque à son plus haut pour la saison ; il promettait encore de belles journées, de fameuses pêches, des dimanches tranquilles dans la barque du petit Cazenave… puis viendrait l’hiver que pépé Anton’ passerait installé confortablement dans son cagibi, comme au bon temps avec Portalis. Voilà pour l’avenir !
Un bruit connu le tira de ses pensées. Pan, pan ! Pan, pan ! Les coups étaient donnés en cadence, les compagnons de l’Andromède continuaient leur besogne. Lorsqu’il fut plus avant sur le chemin, il les aperçut, de l’autre côté de la calanque, penchés sur la carcasse démantibulée du cargo. Huit. Portalis, neuf ; pépé Anton’, gardien, dix. Ils étaient au complet dans sa tête, pour toujours, pour jusqu’à ce qu’il meure.
Il s’arrêta soudainement. Jamais il ne pensait qu’il mourrait. Mais tout a une fin : les mauvaises choses de ce monde, et les bonnes comme la soirée chez Estelle, le séjour de Portalis ; et de l’Andromède bientôt il n’en resterait plus. Donc, lui, pépé Anton’, finirait aussi, il avait même failli y passer lors de son accident. Il avait déjà une main enfouie dans un trou, et c’est tout entier qu’il irait un jour dans la terre…

—  J’aurais plutôt voulu finir comme Vinès.

Le vieux Vinès, emporté par une brusque tempête, alors qu’il réussissait presque à regagner la côte, huit ans auparavant.

—  Oui, finir comme lui, murmura-t-il. C’est le mieux, pour un pêcheur.

Il se remit en marche, lentement. Une pensée le tracassait : du cimetière de Ferreal on ne voyait pas la mer.


[ Télécharger l'article au format PDF]

Annonces

Convalescence : les poézies de l’année 2023

Mardi 15 janvier 2024

Quand bien même notre corps aurait besoin d’une petite pause pour quelques réparations sommaires, rien n’empêche notre esprit de continuer à vagabonder : dans le ciel et sur la terre ; dans les montagnes et sur la mer…

Convalescence