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mardi 31 octobre 2023
par  Paul Jeanzé
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Évariste Gamelin, pendant une longue audience du Tribunal, à son banc, dans l’air chaud, ferme les yeux et pense :
« Les méchants, en forçant Marat à se cacher dans les trous, en avaient fait un oiseau de nuit, l’oiseau de Minerve, dont l’œil perçait les conspirateurs dans les ténèbres où ils se dissimulaient. Maintenant, c’est un regard bleu, froid, tranquille, qui pénètre les ennemis de l’État et dénonce les traîtres avec une subtilité inconnue même à l’Ami du peuple, endormi pour toujours dans le jardin des Cordeliers. Le nouveau sauveur, aussi zélé et plus perspicace que le premier, voit ce que personne n’avait vu et son doigt levé répand la terreur. Il distingue les nuances délicates, imperceptibles, qui séparent le mal du bien, le vice de la vertu, que sans lui on eût confondues, au dommage de la patrie et de la liberté ; il trace devant lui la ligne mince, inflexible, en dehors de laquelle il n’est, à gauche et à droite, qu’erreur, crime et scélératesse. L’Incorruptible enseigne comment on sert l’étranger par exagération et par faiblesse, en persécutant les cultes au nom de la raison, et en résistant au nom de la religion aux lois de la République. Non moins que les scélérats qui immolèrent Le Peltier et Marat, ceux qui leur décernent des honneurs divins pour compromettre leur mémoire servent l’étranger. Agent de l’étranger, quiconque rejette les idées d’ordre, de sagesse, d’opportunité ; agent de l’étranger, quiconque outrage les mœurs, offense la vertu, et, dans le dérèglement de son cœur, nie Dieu. Les prêtres fanatiques méritent la mort ; mais il y a une manière contre-révolutionnaire de combattre le fanatisme ; il y a des abjurations criminelles. Modéré, on perd la République ; violent, on la perd.
Oh ! redoutables devoirs du juge, dictés par le plus sage des hommes ! Ce ne sont plus seulement les aristocrates, les fédéralistes, les scélérats de la faction d’Orléans, les ennemis déclarés de la patrie qu’il faut frapper. Le conspirateur, l’agent de l’étranger est un Protée, il prend toutes les formes. Il revêt l’apparence d’un patriote, d’un révolutionnaire, d’un ennemi des rois ; il affecte l’audace d’un cœur qui ne bat que pour la liberté ; il enfle la voix et fait trembler les ennemis de la République : c’est Danton ; sa violence cache mal son odieux modérantisme et sa corruption apparaît enfin. Le conspirateur, l’agent de l’étranger, c’est ce bègue éloquent qui mit à son chapeau la première cocarde des révolutionnaires, c’est ce pamphlétaire qui, dans son civisme ironique et cruel, s’appelait lui-même « le procureur de la lanterne », c’est Camille Desmoulins : il s’est décelé en défendant les généraux traîtres et en réclamant les mesures criminelles d’une clémence intempestive. C’est Philippeaux, c’est Hérault, c’est le méprisable Lacroix. Le conspirateur, l’agent de l’étranger, c’est ce père Duchesne qui avilit la liberté par sa basse démagogie et de qui les immondes calomnies rendirent Antoinette elle-même intéressante. C’est Chaumette, qu’on vit pourtant doux, populaire, modéré, bonhomme et vertueux dans l’administration de la Commune, mais il était athée ! Les conspirateurs, les agents de l’étranger, ce sont tous ces sans-culottes en bonnet rouge, en carmagnole, en sabots, qui ont follement renchéri de patriotisme sur les jacobins. Le conspirateur, l’agent de l’étranger, c’est Anacharsis Cloots, l’orateur du genre humain, condamné à mort par toutes les monarchies du monde ; mais on devait tout craindre de lui : il était Prussien.
Maintenant, violents et modérés, tous ces méchants, tous ces traîtres, Danton, Desmoulins, Hébert, Chaumette, ont péri sous la hache. La République est sauvée ; un concert de louanges monte de tous les comités et de toutes les assemblées populaires vers Maximilien et la Montagne. Les bons citoyens s’écrient :
« Dignes représentants d’un peuple libre, c’est en vain que les enfants des Titans ont levé leur tête altière : Montagne bienfaisante, Sinaï protecteur, de ton sein bouillonnant est sortie la foudre salutaire… »
En ce concert, le Tribunal a sa part de louanges. Qu’il est doux d’être vertueux et combien la reconnaissance publique est chère au cœur du juge intègre !
Cependant, pour un cœur patriote, quel sujet d’étonnement et quelles causes d’inquiétude ! Quoi ! pour trahir la cause populaire, ce n’était donc pas assez de Mirabeau, de La Fayette, de Bailly, de Pétion, de Brissot ? Il y fallait encore ceux qui ont dénoncé ces traîtres. Quoi ! tous les hommes qui ont fait la Révolution ne l’ont faite que pour la perdre ! Ces grands auteurs des grandes journées préparaient avec Pitt et Cobourg la royauté d’Orléans ou la tutelle de Louis XVII. Quoi ! Danton, c’était Monk ! Quoi ! Chaumette et les hébertistes, plus perfides que les fédéralistes qu’ils ont poussés sous le couteau, avaient conjuré la ruine de l’empire ! Mais parmi ceux qui précipitent à la mort les perfides Danton et les perfides Chaumette l’œil bleu de Robespierre n’en découvrira-t-il pas demain de plus perfides encore ? Où s’arrêtera l’exécrable enchaînement des traîtres trahis et la perspicacité de l’Incorruptible ?… »


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