XVIII

mardi 31 octobre 2023
par  Paul Jeanzé
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La citoyenne Gamelin aimait le vieux Brotteaux, et le tenait pour l’homme tout ensemble le plus aimable et le plus considérable qu’elle eût jamais approché. Elle ne lui avait pas dit adieu quand on l’avait arrêté, parce qu’elle eût craint de braver les autorités et que dans son humble condition elle regardait la lâcheté comme un devoir. Mais elle en avait reçu un coup dont elle ne se relevait pas.
Elle ne pouvait manger et déplorait qu’elle eût perdu l’appétit au moment où elle avait enfin de quoi le satisfaire. Elle admirait encore son fils ; mais elle n’osait plus penser aux épouvantables tâches qu’il accomplissait et se félicitait de n’être qu’une femme ignorante pour n’avoir pas à le juger.
La pauvre mère avait retrouvé un vieux chapelet au fond d’une malle ; elle ne savait pas bien s’en servir, mais elle en occupait ses doigts tremblants. Après avoir vécu jusqu’à la vieillesse sans pratiquer sa religion, elle devenait pieuse : elle priait Dieu, toute la journée, au coin du feu, pour le salut de son enfant et de ce bon monsieur Brotteaux. Souvent Élodie l’allait voir : elles n’osaient se regarder et, l’une près de l’autre, parlaient au hasard de choses sans intérêt.
Un jour de pluviôse, quand la neige qui tombait à gros flocons obscurcissait le ciel et étouffait tous les bruits de la ville, la citoyenne Gamelin, qui était seule au logis, entendit frapper à la porte. Elle tressaillit ; depuis plusieurs mois le moindre bruit la faisait frissonner. Elle ouvrit la porte. Un jeune homme de dix-huit ou vingt ans entra, son chapeau sur la tête. Il était vêtu d’un carrick vert bouteille, dont les trois collets lui couvraient la poitrine et la taille. Il portait des bottes à revers de façon anglaise. Ses cheveux châtains tombaient en boucles sur ses épaules. Il s’avança au milieu de l’atelier, comme pour recevoir tout ce que le vitrage envoyait de lumière à travers la neige, et demeura quelques instants immobile et silencieux.
Enfin, tandis que la citoyenne Gamelin le regardait interdite :
– Tu ne reconnais pas ta fille ?…
La vieille dame joignit les mains :
– Julie !… C’est toi… Est-il Dieu possible !…
– Mais oui, c’est moi ! Embrasse-moi, maman.
La citoyenne veuve Gamelin serra sa fille dans ses bras et mit une larme sur le collet du carrick. Puis elle reprit avec un accent d’inquiétude :
– Toi, à Paris !…
– Ah ! maman, que n’y suis-je venue seule !… Moi, on ne me reconnaîtra pas dans cet habit.
En effet, le carrick dissimulait ses formes et elle ne paraissait pas différente de beaucoup de très jeunes hommes qui, comme elle, portaient les cheveux longs, partagés en deux masses. Les traits de son visage, fins et charmants, mais hâlés, creusés par la fatigue, endurcis par les soucis, avaient une expression audacieuse et mâle. Elle était mince, avait les jambes longues et droites, ses gestes étaient aisés ; seule sa voix claire eût pu la trahir.
Sa mère lui demanda si elle avait faim. Elle répondit qu’elle mangerait volontiers, et, quand on lui eut servi du pain, du vin et du jambon, elle se mit à manger, un coude sur la table, belle et gloutonne comme Cérès dans la cabane de la vieille Baubô.
Puis, le verre encore sur ses lèvres :
– Maman, sais-tu quand mon frère rentrera ? Je suis venue lui parler.
La bonne mère regarda sa fille avec embarras et ne répondit rien.
– Il faut que je le voie. Mon mari a été arrêté ce matin et conduit au Luxembourg.
Elle donnait ce nom de « mari » à Fortuné de Chassagne, ci-devant noble et officier dans le régiment de Bouillé. Il l’avait aimée quand elle était ouvrière de modes rue des Lombards, enlevée et emmenée en Angleterre, où il avait émigré après le 10 août. C’était son amant ; mais elle trouvait plus décent de le nommer son époux, devant sa mère. Et elle se disait que la misère les avait bien mariés et que c’était un sacrement que le malheur.
Ils avaient plus d’une fois passé la nuit tous deux sur un banc, dans les parcs de Londres, et ramassé des morceaux de pain sous les tables des tavernes, à Piccadilly.
Sa mère ne répondait point et la regardait d’un œil morne.
– Tu ne m’entends donc pas, maman ? Le temps presse, il faut que je voie Évariste tout de suite : lui seul peut sauver Fortuné.
– Julie, répondit la mère, il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère.
– Comment ? que dis-tu, ma mère ?
– Je dis qu’il vaut mieux que tu ne parles pas à ton frère de monsieur de Chassagne.
– Maman, il le faut bien, pourtant !
– Mon enfant, Évariste ne pardonne pas à monsieur de Chassagne de t’avoir enlevée. Tu sais avec quelle colère il parlait de lui, quels noms il lui donnait.
– Oui, il l’appelait corrupteur, fit Julie avec un petit rire sifflant, en haussant les épaules.
– Mon enfant, il était mortellement offensé. Évariste a pris sur lui de ne plus parler de monsieur de Chassagne. Et voilà deux ans qu’il n’a soufflé mot de lui ni de toi. Mais ses sentiments n’ont pas changé ; tu le connais : il ne vous pardonne pas.
– Mais, maman, puisque Fortuné m’a épousée… à Londres…
La pauvre mère leva les yeux et les bras :
– Il suffit que Fortuné soit un aristocrate, un émigré, pour qu’Évariste le traite comme un ennemi.
– Enfin, réponds, maman. Penses-tu que, si je lui demande de faire auprès de l’accusateur public et du Comité de sûreté générale les démarches nécessaires pour sauver Fortuné, il n’y consentira pas ?… Mais, maman, ce serait un monstre, s’il refusait !
– Mon enfant, ton frère est un honnête homme et un bon fils. Mais ne lui demande pas, oh ! ne lui demande pas de s’intéresser à monsieur de Chassagne… Écoute-moi, Julie. Il ne me confie point ses pensées et, sans doute, je ne serais pas capable de les comprendre… mais il est juge ; il a des principes ; il agit d’après sa conscience. Ne lui demande rien, Julie.
– Je vois que tu le connais maintenant. Tu sais qu’il est froid, insensible, que c’est un méchant, qu’il n’a que de l’ambition, de la vanité. Et tu l’as toujours préféré à moi. Quand nous vivions tous les trois ensemble, tu me le proposais pour modèle. Sa démarche compassée et sa parole grave t’imposaient : tu lui découvrais toutes les vertus. Et moi, tu me désapprouvais toujours, tu m’attribuais tous les vices, parce que j’étais franche, et que je grimpais aux arbres. Tu n’as jamais pu me souffrir. Tu n’aimais que lui. Tiens ! je le hais, ton Évariste ; c’est un hypocrite.
– Tais-toi, Julie : j’ai été une bonne mère pour toi comme pour lui. Je t’ai fait apprendre un état. Il n’a pas dépendu de moi que tu ne restes une honnête fille et que tu ne te maries selon ta condition. Je t’ai aimée tendrement et je t’aime encore. Je te pardonne et je t’aime. Mais ne dis pas de mal d’Évariste. C’est un bon fils. Il a toujours eu soin de moi. Quand tu m’as quittée, mon enfant, quand tu as abandonné ton état, ton magasin, pour aller vivre avec monsieur de Chassagne, que serais-je devenue sans lui ? Je serais morte de misère et de faim.
– Ne parles pas ainsi, maman : tu sais bien que nous t’aurions entourée de soins, Fortuné et moi, si tu ne t’étais pas détournée de nous, excitée par Évariste. Laisse-moi tranquille ! il est incapable d’une bonne action ; c’est pour me rendre odieuse à tes yeux qu’il a affecté de prendre soin de toi. Lui ! t’aimer ?… Est-ce qu’il est capable d’aimer quelqu’un ? Il n’a ni cœur ni esprit. Il n’a aucun talent, aucun. Pour peindre, il faut une nature plus tendre que la sienne.
Elle promena ses regards sur les toiles de l’atelier, qu’elle retrouvait telles qu’elle les avait quittées.
– La voilà, son âme ! il l’a mise sur ses toiles, froide et sombre. Son Oreste, son Oreste, l’œil bête, la bouche mauvaise et qui a l’air d’un empalé, c’est lui tout entier… Enfin, maman, tu ne comprends donc rien ? Je ne peux pas laisser Fortuné en prison. Tu les connais, les jacobins, les patriotes, toute la séquelle d’Évariste. Ils le feront mourir. Maman, ma chère maman, ma petite maman, je ne veux pas qu’on me le tue. Je l’aime ! je l’aime ! Il a été si bon pour moi, et nous avons été si malheureux ensemble ! Tiens, ce carrick, c’est un habit à lui. Je n’avais plus de chemise. Un ami de Fortuné m’a prêté une veste et j’ai été chez un garçon limonadier à Douvres, pendant qu’il travaillait chez un coiffeur. Nous savions bien que, revenir en France, c’était risquer notre vie ; mais on nous a demandé si nous voulions aller à Paris, pour y accomplir une mission importante… Nous avons consenti ; nous aurions accepté une mission pour le diable. On nous a payé notre voyage et donné une lettre de change pour un banquier de Paris. Nous avons trouvé les bureaux fermés : ce banquier est en prison et va être guillotiné. Nous n’avions pas un rouge liard. Toutes les personnes à qui nous étions affiliés et à qui nous pouvions nous adresser sont en fuite ou emprisonnées. Pas une porte où frapper. Nous couchions dans une écurie de la rue de la Femme-sans-tête. Un décrotteur charitable, qui y dormait sur la paille avec nous, prêta à mon amant une de ses boîtes, une brosse et un pot de cirage aux trois quarts vide. Fortuné, pendant quinze jours, a gagné sa vie et la mienne à cirer des souliers sur la place de Grève. Mais lundi un membre de la Commune mit le pied sur la boîte et lui fit cirer ses bottes. C’est un ancien boucher à qui Fortuné a donné autrefois un coup de pied dans le derrière pour avoir vendu de la viande à faux poids. Quand Fortuné releva la tête pour réclamer ses deux sous, le coquin le reconnut, l’appela aristocrate et le menaça de le faire arrêter. La foule s’amassa ; elle se composait de braves gens et de quelques scélérats qui criaient : « À mort l’émigré ! » et appelaient les gendarmes. À ce moment, j’apportais la soupe à Fortuné. Je l’ai vu conduire à la section, et enfermer dans l’église Saint-Jean. J’ai voulu l’embrasser : on me repoussa. J’ai passé la nuit comme un chien sur une marche de l’église… On l’a conduit, ce matin…
Julie ne put achever ; les sanglots l’étouffaient.
Elle jeta son chapeau sur le plancher et se mit à genoux aux pieds de sa mère :
– On l’a conduit, ce matin, dans la prison du Luxembourg. Maman, maman, aide-moi à le sauver ; aie pitié de ta fille !
Tout en pleurs, elle écarta son carrick et, pour se mieux faire reconnaître amante et fille, découvrit sa poitrine ; et, prenant les mains de sa mère, elle les pressa sur ses seins palpitants.
– Ma fille chérie, ma Julie, ma Julie ! soupira la veuve Gamelin.
Et elle colla son visage humide de larmes sur les joues de la jeune femme.
Durant quelques instants, elles gardèrent le silence. La pauvre mère cherchait dans son esprit le moyen d’aider sa fille et Julie épiait le regard de ces yeux noyés de pleurs.
« Peut-être, songeait la mère d’Évariste, peut-être, si je lui parle, se laissera-t-il fléchir. Il est bon, il est tendre. Si la politique ne l’avait pas endurci, s’il n’avait pas subi l’influence des jacobins, il n’aurait point eu de ces sévérités qui m’effraient, parce que je ne les comprends pas. »
Elle prit dans ses deux mains la tête de Julie :
– Écoute, ma fille. Je parlerai à Évariste. Je le préparerai à te voir, à t’entendre. Ta vue pourrait l’irriter et je craindrais le premier mouvement… Et puis, je le connais : cet habit le choquerait ; il est sévère sur tout ce qui touche aux mœurs, aux convenances. Moi-même, j’ai été un peu surprise de voir ma Julie en garçon.
– Ah ! maman, l’émigration et les affreux désordres du royaume ont rendu ces travestissements bien communs. On les prend pour exercer un métier, pour n’être point reconnu, pour faire concorder un passeport ou un certificat empruntés. J’ai vu à Londres le petit Girey habillé en fille et qui avait l’air d’une très jolie fille ; et tu conviendras, maman, que ce travestissement est plus scabreux que le mien.
– Ma pauvre enfant, tu n’as pas besoin de te justifier à mes yeux, ni de cela ni d’autre chose. Je suis ta mère : tu seras toujours innocente pour moi. Je parlerai à Évariste, je dirai…
Elle s’interrompit. Elle sentait ce qu’était son fils ; elle le sentait, mais elle ne voulait pas le croire, elle ne voulait pas le savoir.
– Il est bon. Il fera pour moi… pour toi ce que je lui demanderai.
Et les deux femmes, infiniment lasses, se turent. Julie s’endormit la tête sur les genoux où elle avait reposé enfant. Cependant, son chapelet à la main, la mère douloureuse pleurait sur les maux qu’elle sentait venir silencieusement, dans le calme de ce jour de neige où tout se taisait, les pas, les roues, le ciel.
Tout à coup, avec une finesse d’ouïe que l’inquiétude avait aiguisée, elle entendit son fils qui montait l’escalier.
– Évariste !… dit-elle. Cache-toi.
Et elle poussa sa fille dans sa chambre.
– Comment allez-vous aujourd’hui, ma bonne mère ?
Évariste accrocha son chapeau au portemanteau, changea son habit bleu contre une veste de travail et s’assit devant son chevalet. Depuis quelques jours il esquissait au fusain une Victoire déposant une couronne sur le front d’un soldat mort pour la patrie. Il eût traité ce sujet avec enthousiasme, mais le Tribunal dévorait toutes ses journées, prenait toute son âme, et sa main déshabituée du dessin se faisait lourde et paresseuse.
Il fredonna le Ça ira.
– Tu chantes, mon enfant, dit la citoyenne Gamelin ; tu as le cœur gai.
– Nous devons nous réjouir, ma mère : il y a de bonnes nouvelles. La Vendée est écrasée, les Autrichiens défaits ; l’armée du Rhin a forcé les lignes de Lautern et de Wissembourg. Le jour est proche où la République triomphante montrera sa clémence. Pourquoi faut-il que l’audace des conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que les traîtres s’étudient à frapper dans l’ombre la patrie, alors qu’elle foudroie les ennemis qui l’attaquent à découvert ?
La citoyenne Gamelin, en tricotant un bas, observait son fils par-dessus ses lunettes.
– Berzélius, ton vieux modèle, est venu réclamer les dix livres que tu lui devais : je les lui ai remises. La petite Joséphine a eu mal au ventre pour avoir mangé trop de confitures, que le menuisier lui avait données. Je lui ai fait de la tisane… Desmahis est venu te voir ; il a regretté de ne pas te trouver. Il voudrait graver un sujet de ta composition. Il te trouve un grand talent. Ce brave garçon a regardé tes esquisses et les a admirées.
– Quand la paix sera rétablie et la conspiration étouffée, dit le peintre, je reprendrai mon Oreste. Je n’ai pas l’habitude de me flatter ; mais il y a là une tête digne de David.
Il traça d’une ligne majestueuse le bras de sa Victoire.
– Elle tend des palmes, dit-il. Mais il serait plus beau que ses bras eux-mêmes fussent des Palmes.
– Évariste !
– Maman ?…
– J’ai reçu des nouvelles… devine de qui…
– Je ne sais pas…
– De Julie… de ta sœur… Elle n’est pas heureuse.
– Ce serait un scandale qu’elle le fût.
– Ne parle pas ainsi, mon enfant : elle est ta sœur. Julie n’est pas mauvaise ; elle a de bons sentiments, que le malheur a nourris. Elle t’aime. Je puis t’assurer, Évariste, qu’elle aspire à une vie laborieuse, exemplaire, et ne songe qu’à se rapprocher des siens. Rien n’empêche que tu la revoies. Elle a épousé Fortuné Chassagne.
– Elle vous a écrit ?
– Non.
– Comment avez-vous de ses nouvelles, ma mère ?
– Ce n’est pas par une lettre, mon enfant ; c’est…
Il se leva et l’interrompit d’une voix terrible :
– Taisez-vous, ma mère ! Ne me dites pas qu’ils sont tous deux rentrés en France… Puisqu’ils doivent périr, que du moins ce ne soit pas par moi. Pour eux, pour vous, pour moi, faites que j’ignore qu’ils sont à Paris. Ne me forcez pas à le savoir ; sans quoi…
– Que veux-tu dire, mon enfant ? Tu voudrais, tu oserais ?…
– Ma mère, écoutez-moi : si je savais que ma sœur Julie est dans cette chambre… (et il montra du doigt la porte close), j’irais tout de suite la dénoncer au Comité de vigilance de la section.
La pauvre mère, blanche comme sa coiffe, laissa tomber son tricot de ses mains tremblantes et soupira, d’une voix plus faible que le plus faible murmure :
« Je ne voulais pas le croire, mais je le vois bien : c’est un monstre… »
Aussi pâle qu’elle, l’écume aux lèvres, Évariste s’enfuit et courut chercher auprès d’Élodie l’oubli, le sommeil, l’avant-goût délicieux du néant.


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