XII
par
Un soir que le vieux Brotteaux portait douze douzaines de pantins au citoyen Caillou, rue de la Loi, le marchand de jouets, doux et poli d’ordinaire, lui lit au milieu de ses poupées et de ses polichinelles, un accueil malgracieux.
– Prenez garde, citoyen Brotteaux, lui dit-il, prenez garde ! Ce n’est pas toujours le temps de rire ; les plaisanteries ne sont pas toutes bonnes ; un membre du Comité de sûreté de la section, qui a visité hier mon établissement, a vu vos pantins et les a trouvés contre-révolutionnaires.
– Il se moquait ! dit Brotteaux.
– Nenni, citoyen, nenni. C’est un homme qui ne plaisante pas. Il a dit qu’en ces petits bonshommes la représentation nationale était perfidement contrefaite, qu’on y reconnaissait notamment des caricatures de Couthon, de Saint-Just et de Robespierre, et il les a saisis. C’est une perte sèche pour moi, sans parler des périls où je suis exposé.
– Quoi ! ces Arlequins, ces Gilles, ces Scaramouches, ces Colins et ces Colettes, que j’ai peints tels que Boucher les peignait il y a cinquante ans, seraient des Couthon et des Saint-Just contrefaits ? Il n’y a pas un homme sensé pour le prétendre.
– Il est possible, reprit le citoyen Caillou, que vous ayez agi sans malice, bien qu’il faille toujours se défier d’un homme d’esprit comme vous. Mais le jeu est dangereux. En voulez-vous un exemple ? Natoile, qui tient un petit théâtre aux Champs-Élysées, a été arrêté avant-hier pour incivisme, à cause qu’il faisait jouer la Convention par Polichinelle.
– Encore un coup, dit Brotteaux, en soulevant la toile qui recouvrait ses petits pendus, regardez ces masques et ces visages, sont-ce d’autres que des personnages de comédie et de bergerie ? Comment vous êtes-vous laissé dire, citoyen Caillou, que je jouais la Convention nationale ?
Brotteaux était surpris. Tout en accordant beaucoup à la sottise humaine, il n’eût pas cru qu’elle en vînt jamais à suspecter ses Scaramouches et ses Colinettes. Il protestait de leur innocence et de la sienne. Mais le citoyen Caillou ne voulait rien entendre.
– Citoyen Brotteaux, remportez vos pantins. Je vous estime, je vous honore, mais ne veux être ni blâmé ni inquiété à cause de vous. Je respecte la loi. J’entends rester bon citoyen et être traité comme tel. Bonsoir, citoyen Brotteaux ; remportez vos pantins.
Le vieux Brotteaux reprit le chemin de son logis, portant ses suspects sur l’épaule au bout d’une perche, et moqué par les enfants qui croyaient que c’était le marchand de mort-aux-rats. Ses pensées étaient tristes. Sans doute, il ne vivait pas seulement de ses pantins : il faisait des portraits à vingt sols, sous les portes cochères et dans un tonneau des halles, en compagnie des ravaudeuses, et beaucoup de jeunes garçons, qui partaient pour l’armée, voulaient laisser leur portrait à leur jeune maîtresse. Mais ces petits ouvrages lui donnaient un mal extrême, et il s’en fallait de beaucoup qu’il fît ses portraits aussi bien que ses pantins. Il servait parfois de secrétaire aux dames de la halle, mais c’était se mêler à des complots royalistes et les risques étaient gros. Il se rappela qu’il y avait dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, proche la place ci-devant Vendôme, un autre marchand de jouets, nommé Joly, et il résolut d’aller dès le lendemain lui offrir ce que refusait le pusillanime Caillou.
Une pluie fine vint à tomber. Brotteaux, qui en craignait l’injure pour ses pantins, hâta le pas. Comme il passait le Pont-Neuf, sombre et désert, et tournait le coin de la place de Thionville, il vit à la lueur d’une lanterne, sur une borne, un maigre vieillard qui semblait exténué de fatigue et de faim, et gardait encore un air vénérable. Il était vêtu d’une lévite déchirée, n’avait point de chapeau et semblait âgé de plus de soixante ans. S’étant approché de ce malheureux, Brotteaux reconnut le Père Longuemare, qu’il avait sauvé de la lanterne, six mois en çà, tandis qu’ils faisaient tous deux la queue devant la boulangerie de la rue de Jérusalem. Engagé envers ce religieux par un premier service, Brotteaux s’approcha de lui, s’en fit reconnaître pour le publicain qui s’était trouvé à son côté au milieu de la canaille, un jour de grande disette, et lui demanda s’il ne pourrait point lui être utile.
– Vous paraissez las, mon Père. Prenez une goutte de cordial.
Et Brotteaux tira de la poche de sa redingote puce un petit flacon d’eau-de-vie, qui y était avec son Lucrèce.
– Buvez. Et je vous aiderai à regagner votre domicile.
Le Père Longuemare repoussa de la main le flacon et s’efforça de se lever. Mais il retomba sur sa borne.
– Monsieur, dit-il d’une voix faible, mais assurée, depuis trois mois j’habitais Picpus. Averti qu’on était venu m’arrêter chez moi, hier, à cinq heures de relevée, je ne suis pas rentré à mon domicile. Je n’ai point d’asile ; j’erre dans les rues et suis un peu fatigué.
– Eh bien, mon Père, fit Brotteaux accordez-moi l’honneur de partager mon grenier.
– Monsieur, dit le Barnabite, vous entendez bien que je suis suspect.
– Je le suis aussi, dit Brotteaux, et mes pantins le sont aussi, ce qui est le pis de tout. Vous les voyez exposés, sous cette mince toile, à la pluie fine qui nous morfond. Car, sachez, mon Père, qu’après avoir été publicain je fabrique des pantins pour subsister.
Le Père Longuemare prit la main que lui tendait le ci-devant financier, et accepta l’hospitalité offerte. Brotteaux, en son grenier, lui servit du pain, du fromage et du vin, qu’il avait mis à rafraîchir dans sa gouttière, car il était sybarite.
Ayant apaisé sa faim :
– Monsieur, dit le Père Longuemare, je dois vous informer des circonstances qui ont amené ma fuite et m’ont jeté expirant sur cette borne où vous m’avez trouvé. Chassé de mon couvent, je vivais de la maigre rente que l’Assemblée m’avait faite ; je donnais des leçons de latin et de mathématiques et j’écrivais des brochures sur la persécution de l’Église de France. J’ai même composé un ouvrage d’une certaine étendue, pour démontrer que le serment constitutionnel des prêtres est contraire à la discipline ecclésiastique. Les progrès de la Révolution m’ôtèrent tous mes élèves et je ne pouvais toucher ma pension faute d’avoir le certificat de civisme exigé par la loi. C’est ce certificat que j’allai demander à l’Hôtel de Ville, avec la conviction de le mériter. Membre d’un ordre institué par l’apôtre Saint-Paul lui-même, qui se prévalut du titre de citoyen romain, je me flattais de me conduire, à son imitation, en bon citoyen français, respectueux de toutes les lois humaines qui ne sont pas en opposition avec les lois divines. Je présentai ma requête à monsieur Colin, charcutier et officier municipal, préposé à la délivrance de ces sortes de cartes. Il m’interrogea sur mon état. Je lui dis que j’étais prêtre : il me demanda si j’étais marié, et, sur ma réponse que je ne l’étais pas, il me dit que c’était tant pis pour moi. Enfin, après diverses questions, il me demanda si j’avais prouvé mon civisme le 10 août, le 2 septembre et le 31 mai. « On ne peut donner de certificats, ajouta-t-il, qu’à ceux qui ont prouvé leur civisme par leur conduite en ces trois occasions. » Je ne pus lui faire une réponse qui le satisfît. Toutefois il prit mon nom et mon adresse et me promit de faire promptement une enquête sur mon cas. Il tint parole et c’est en conclusion de son enquête que deux commissaires du Comité de sûreté générale de Picpus, assistés de la force armée, se présentèrent à mon logis en mon absence pour me conduire en prison. Je ne sais de quel crime on m’accuse. Mais convenez qu’il faut plaindre monsieur Colin, dont l’esprit est assez troublé pour reprocher à un ecclésiastique de n’avoir pas montré son civisme le 10 août, le 2 septembre, le 31 mai. Un homme capable d’une telle pensée est bien digne de pitié.
– Moi non plus, je n’ai point de certificat, dit Brotteaux. Nous sommes tous deux suspects. Mais vous êtes las. Couchez-vous, mon Père. Nous aviserons demain à votre sécurité.
Il donna le matelas à son hôte et garda pour lui la paillasse, que le religieux réclama par humilité, avec une telle instance qu’il fallut le satisfaire : il eût, sans cela, couché sur le carreau.
Ayant terminé ces arrangements, Brotteaux souffla la chandelle par économie et par prudence.
– Monsieur, lui dit le religieux, je reconnais ce que vous faites pour moi ; mais, hélas ! il est de peu de conséquence pour vous que je vous en sache gré. Puisse Dieu vous en faire un mérite ! Ce serait pour vous d’une conséquence infinie. Mais Dieu ne tient pas compte de ce qui n’est pas fait pour sa gloire et n’est que l’effort d’une vertu purement naturelle. C’est pourquoi je vous supplie, monsieur, de faire pour Lui ce que vous étiez porté à faire pour moi.
– Mon Père, répondit Brotteaux, ne vous donnez point de souci et ne m’ayez nulle reconnaissance. Ce que je fais en ce moment et dont vous exagérez le mérite, je ne le fais pas pour l’amour de vous : car, enfin, bien que vous soyez aimable, mon Père, je vous connais trop peu pour vous aimer. Je ne le fais pas non plus pour l’amour de l’humanité : car je ne suis pas aussi simple que Don Juan, pour croire, comme lui, que l’humanité a des droits ; et ce préjugé, dans un esprit aussi libre que le sien, m’afflige. Je le fais par cet égoïsme qui inspire à l’homme tous les actes de générosité et de dévouement, en le faisant se reconnaître dans tous les misérables, en le disposant à plaindre sa propre infortune dans l’infortune d’autrui et en l’excitant à porter aide à un mortel semblable à lui par la nature et la destinée, jusque-là qu’il croit se secourir lui-même en le secourant. Je le fais encore par désœuvrement : car la vie est à ce point insipide qu’il faut s’en distraire à tout prix et que la bienfaisance est un divertissement assez fade qu’on se donne à défaut d’autres plus savoureux ; je le fais par orgueil et pour prendre avantage sur vous ; je le fais, enfin, par esprit de système et pour vous montrer de quoi un athée est capable.
– Ne vous calomniez point, monsieur, répondit le Père Longuemare. J’ai reçu de Dieu plus de grâces qu’il ne vous en a accordées jusqu’à cette heure ; mais je vaux moins que vous, et vous suis bien inférieur en mérites naturels. Permettez-moi cependant de prendre aussi sur vous un avantage. Ne me connaissant pas, vous ne pouvez m’aimer. Et moi, monsieur, sans vous connaître, je vous aime plus que moi-même : Dieu me l’ordonne.
Ayant ainsi parlé, le Père Longuemare s’agenouilla sur le carreau, et, après avoir récité ses prières, s’étendit sur sa paillasse et s’endormit paisiblement.