Jacques Prévert (1900 - 1977)

lundi 14 décembre 2020
par  Paul Jeanzé

Au grand jamais

À la grande nuit au petit jour
au grand jamais au petit toujours
je t’aimerai
Voilà ce qu’il lui chantait

Son cœur à elle lui battait froid
Je voudrais que tu n’aimes que moi

Il lui disait qu’il était fou d’elle
et qu’elle était par trop raisonnable de lui

Au grand jamais au petit toujours
au grand jour et à la petite nuit

Bien sûr
si je te dis je t’aime
je t’aime à en mourir
c’est un peu aussi pour en vivre
Et je ne veux pas dire que je n’aime que toi
que je n’aime pas partir
partir pour revenir
que je n’aime pas rire
et qu’à tes tendres plaintes je ne préfère pas ton sourire

N’aime que moi
dit-elle
ou alors ça ne compte pas

Essaie de comprendre

Comprendre ça ne m’intéresse pas

Tu as raison il ne s’agit pas de comprendre
il s’agit de savoir

Je ne veux rien savoir

Tu as raison
il ne s’agit pas de savoir
il s’agit de vivre d’être d’exister

Tout ça n’existe pas
je veux que tu m’aimes
et que tu n’aimes que moi

Mais je veux que les autres t’aiment
et que tu te refuses à elles
à cause de moi

Terriblement avide

Est-ce ma faute je suis comme ça

Bon dit-il et il s’en va

Au grand jamais au petit jour
à la grande nuit au petit toujours

Ce n’est pas la peine de revenir

Elle a jeté les valises par la fenêtre
et il est dans la rue
seul avec les valises

Voilà maintenant que je suis tout seul comme un chien
sous la pluie
puis il constate qu’il ne pleut pas
c’est dommage
c’est moins réussi
enfin on ne peut pas avoir tous les soirs une tempête de neige
et le décor n’est pas toujours dramatique à souhait
L’homme laisse tomber les valises
les chemises le rasoir électrique
les flacons
et les mains dans les poches
le col de pardessus relevé
il fonce dans le brouillard
il n’y a pas de brouillard mais l’homme pense
J’abandonne les bagages je fonce dans le brouillard

Alors il y a du brouillard
et l’homme est dans le brouillard
et pense à son grand amour
et remue les violons du souvenir
et presse le pas parce qu’il fait froid
et passe un pont et revient sur ses pas et passe un autre pont
et ne sait pas pourquoi
Des hommes et des femmes sortent d’un cinéma où derrière une affiche il y a un prélat
Et la foule s’en va la lumière s’éteint le prêtre reste là

Qu’est-ce qu’il peut bien foutre derrière cette affiche ce prêtre-là

Comme l’homme le regarde le prêtre disparaît
mais passe de temps en temps la tête
comme le petit capucin de la petite maisonnette des très rustiques baromètres
une tête plate et livide comme une lune malade
comme un trop vieux blanc d’œuf sur une assiette très sale

Et puis après tout
qu’est-ce que ça peut me foutre Ce cinéma
c’est peut-être sa boîte de nuit
à ce prêtre

Mais le prêtre pousse un petit cri
comme une petite femme qu’on égorge
comme un petit caniche qui meurt
Dans les brouillards de Londres
en plein Paris la nuit
l’homme s’enfuit

Au grand jamais au petit toujours
poursuivi par son grand amour.

Barbara

Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest ce jour-là
Et tu marchais souriante
Épanouie ravie ruisselante
Sous la pluie
Rappelle-toi Barbara
Il pleuvait sans cesse sur Brest
Et je t’ai croisée rue de Siam
Tu souriais
Et moi je souriais de même
Rappelle-toi Barbara
Toi que je ne connaissais pas
Toi qui ne me connaissais pas
Rappelle-toi
Rappelle-toi quand même ce jour-là
N’oublie pas
Un homme sous un porche s’abritait
Et il a crié ton nom
Barbara
Et tu as couru vers lui sous la pluie
Ruisselante ravie épanouie
Et tu t’es jetée dans ses bras
Rappelle-toi cela Barbara
Et ne m’en veux pas si je te tutoie
Je dis tu à tous ceux que j’aime
Même si je ne les ai vus qu’une seule fois
Je dis tu à tous ceux qui s’aiment
Même si je ne les connais pas
Rappelle-toi Barbara
N’oublie pas
Cette pluie sage et heureuse
Sur ton visage heureux
Sur cette ville heureuse
Cette pluie sur la mer
Sur l’arsenal
Sur le bateau d’Ouessant
Oh Barbara
Quelle connerie la guerre
Qu’es-tu devenue maintenant
Sous cette pluie de fer
De feu d’acier de sang
Et celui qui te serrait dans ses bras
Amoureusement
Est-il mort disparu ou bien encore vivant
Oh Barbara
Il pleut sans cesse sur Brest
Comme il pleuvait avant
Mais ce n’est plus pareil et tout est abîmé
C’est une pluie de deuil terrible et désolée
Ce n’est même plus l’orage
De fer d’acier de sang
Tout simplement des nuages
Qui crèvent comme des chiens
Des chiens qui disparaissent
Au fil de l’eau sur Brest
Et vont pourrir au loin
Au loin très loin de Brest
Dont il ne reste rien.

Chanson des escargots qui vont à l’enterrement

À l’enterrement d’une feuille morte
Deux escargots s’en vont
Ils ont la coquille noire
Du crêpe autour des cornes
Ils s’en vont dans le noir
Un très beau soir d’automne
Hélas quand ils arrivent
C’est déjà le printemps
Les feuilles qui étaient mortes
Sont toutes ressuscitées
Et les deux escargots
Sont très désappointés
Mais voilà le soleil
Le soleil qui leur dit
Prenez prenez la peine
La peine de vous asseoir
Prenez un verre de bière
Si le coeur vous en dit
Prenez si ça vous plaît
L’autocar pour Paris
Il partira ce soir
Vous verrez du pays
Mais ne prenez pas le deuil
C’est moi qui vous le dis
Ça noircit le blanc de l’oeil
Et puis ça enlaidit
Les histoires de cercueils
C’est triste et pas joli
Reprenez vos couleurs
Les couleurs de la vie
Alors toutes les bêtes
Les arbres et les plantes
Se mettent à chanter
A chanter à tue-tête
La vraie chanson vivante
La chanson de l’été
Et tout le monde de boire
Tout le monde de trinquer
C’est un très joli soir
Un joli soir d’été
Et les deux escargots
S’en retournent chez eux
Ils s’en vont très émus
Ils s’en vont très heureux
Comme ils ont beaucoup bu
Ils titubent un petit peu
Mais là-haut dans le ciel
La lune veille sur eux.

Déjeuner du matin

Il a mis le café
Dans la tasse
Il a mis le lait
Dans la tasse de café
Il a mis le sucre
Dans le café au lait
Avec la petite cuiller
Il a tourné
Il a bu le café au lait
Et il a reposé la tasse
Sans me parler
Il a allumé
Une cigarette
Il a fait des ronds
Avec la fumée
Il a mis les cendres
Dans le cendrier
Sans me parler
Sans me regarder
Il s’est levé
Il a mis
Son chapeau sur sa tête
Il a mis
Son manteau de pluie
Parce qu’il pleuvait
Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j’ai pris
Ma tête dans ma main
Et j’ai pleuré.

Droit de regard

Vous
Je ne vous regarde pas
ma vie non plus ne vous regarde pas
J’aime ce que j’aime
et cela seul me regarde
et me voit
J’aime ceux que j’aime
je les regarde
ils m’en donnent droit.

L’enfant de mon vivant

Dans la plus fastueuse des misères
mon père ma mère
apprirent à vivre à cet enfant
à vivre comme on rêve et jusqu’à ce que mort s’ensuive
naturellement
Sa voix de rares pleurs et de rires fréquents
sa voix me parle encore
sa voix mourante et gaie
intacte et saccagée
Je ne puis le garder je ne puis le chasser
ce gentil revenant
Comment donner le coup de grâce
à ce camarade charmant
qui me regarde dans la glace
et de loin me fait des grimaces
pour me faire marrer
drôlement
et qui m’apprit à faire l’amour
maladroitement
éperdument

L’enfant de mon vivant
sa voix de pluie et de beau temps
chante toujours son chant lunaire ensoleillé
son chant vulgaire envié et méprisé
son chant terre à terre
étoile

Non
je ne serai jamais leur homme
puisque leur homme est un roseau pensant
non jamais je ne deviendrai cette plante
Carnivore qui tue son dieu et le dévore et vous invite à déjeuner et puis si vous refusez vous accuse de manger du curé
Et j’écoute en souriant l’enfant de mon vivant
l’enfant heureux aimé
et je le vois danser
danser avec ma fille
avant de s’en aller
là où il doit aller.

Le balayeur

Au bord d’un fleuve
le balayeur balaye
il s’ennuie un peu
il regarde le soleil
il est amoureux
Un couple enlacé passe
il le suit des yeux
Le couple disparaît
il s’assoit
sur une grosse pierre
Mais soudain la musique
l’air du temps
qui était doux et charmant
devient grinçant
et menaçant

Apparaît alors
l’Ange gardien du balayeur
qui d’un très simple geste
lui fait honte de sa paresse
et lui conseille de reprendre le labeur

L’Ange gardien plante l’index vers le ciel
et disparaît
Le balayeur reprend son balai

Une jolie femme arrive
et s’accoude au parapet
regarde le fleuve
Elle est de dos
et très belle ainsi
Le Balayeur sans faire de bruit
s’accoude à côté d’elle
et d’une main timide et chaleureuse
la caresse
ou plutôt fait seulement semblant
mimant le geste de l’homme qui tout à l’heure
caressait son amie en marchant

La femme s’en va sans le voir
Il reste seul avec son balai
et soudain constate
que l’Ange est revenu
et l’a vu
et le blâme
d’un regard douloureux
et d’un geste de plus en plus affectueux
et de plus en plus menaçant

Le balayeur reprend son balai
et balaye
L’Ange gardien disparaît

Une autre femme passe
Il s’arrête de balayer
et d’un geste qui en dit long
lui parle de la pluie et du beau temps
et de sa beauté à elle
tout particulièrement

L’Ange apparaît
La femme s’enfuit épouvantée

L’Ange une nouvelle fois
fait comprendre au balayeur
qu’il est là pour balayer
puis disparaît

Le balayeur reprend son balai

Soudain des cris
des plaintes
venant du fleuve
Sans aucun doute
les plaintes de quelqu’un qui se noie

Le balayeur abandonne son balai
Mais soudain hausse les épaules et
indifférent aux cris venant du fleuve
continue de balayer

L’Ange gardien apparaît
Et le balayeur balaye
comme il n’a jamais balayé
Travail exemplaire et soigné

Mais l’Ange toujours l’index au ciel
remue des ailes courroucées
et fait comprendre au balayeur
que c’est très beau bien sûr
de balayer
mais que tout de même
il y a quelqu’un
qui est peut-être en train de se noyer
Et il insiste
le balayeur faisant la sourde oreille

Finalement
le balayeur enlève sa veste
puisqu’il ne peut faire autrement
Et comme c’est un très bon nageur
grimpe sur le parapet
et exécute un merveilleux « saut de l’ange »
et disparaît
Et l’ange
littéralement « aux anges »
louange le Seigneur
La musique est une musique
indéniablement céleste
Soudain
le balayeur revient
tenant dans ses bras
l’être qu’il a sauvé

C’est une fille très belle
Et dévêtue

L’Ange la toise d’un mauvais œil
Le balayeur
la couche sur un banc
avec une infinie délicatesse
et la soigne
la ranime
la caresse

L’Ange intervient
et donne au balayeur
le conseil de rejeter dans le fleuve
cette « diablesse »

La « diablesse » qui reprend goût à la vie
grâce aux caresses du balayeur
se lève
et sourit

Le balayeur sourit aussi
Ils dansent tous deux

L’Ange les menace des foudres du ciel

Ils éclatent de rire
s’embrassent
et s’en vont en dansant

L’Ange gardien essuie une larme
ramasse le balai
et balaye… balaye… balaye… balaye…
in-exo-ra-ble-ment.

Le contrôleur

Allons allons
Pressons
Allons allons
Voyons pressons
Il y a trop de voyageurs
Trop de voyageurs
Pressons pressons
Il y en a qui font la queue
Il y en a partout
Beaucoup
Le long du débarcadère
Ou bien dans les couloirs du ventre de leur mère
Allons allons pressons
Pressons sur la gâchette
Il faut bien que tout le monde vive
Alors tuez-vous un peu
Allons allons
Voyons
Soyons sérieux
Laissez la place
Vous savez bien que vous ne pouvez pas rester là
Trop longtemps
II faut qu’il y en ait pour tout le monde
Un petit tour on vous l’a dit

Un petit tour du monde
Un petit tour dans le monde
un petit tour et on s’en va
Allons allons
Pressons pressons
Soyez polis
Ne poussez pas.

Le retour au pays

C’est un Breton qui revient au pays natal
Après avoir fait plusieurs mauvais coups.
Il se promène devant les fabriques à Douarnenez
Il ne reconnaît personne
Personne ne le reconnaît
Il est très triste.
Il entre dans une crêperie pour manger des crêpes
Mais il ne peut pas en manger
Il y a quelque chose qui les empêche de passer
Il paye
Il sort
Il allume une cigarette
Mais il ne peut pas la fumer.
Il y a quelque chose
Quelque chose dans sa tête
Quelque chose de mauvais
Il est de plus en plus triste
Et soudain il se met à se souvenir
Quelqu’un lui a dit quand il était petit
« Tu finiras sur l’échafaud »
Et pendant des années,
Il n’a jamais osé rien faire
Pas même traverser la rue
Pas même partir sur la mer
Rien, absolument rien.
Il se souvient
Celui qui avait tout prédit, c’est l’oncle Grésillard
L’oncle Grésillard qui portait malheur à tout le monde
La Vache !
Et le Breton pense à sa soeur
Qui travaille à Vaugirard
À son frère mort à la guerre
Pense à toutes les choses qu’il a vues
Toutes les choses qu’il a faites
La tristesse se serre contre lui
Il essaie une nouvelle fois
D’allumer une cigarette
Mais il n’a pas envie de fumer
Alors il décide d’aller voir l’oncle Grésillard
Il y va
Il ouvre la porte
L’oncle ne le reconnaît pas
Mais lui le reconnaît
Et il lui dit : « Bonjour oncle Grésillard »
Et il lui tord le cou
Et il finit sur l’échafaud à Quimper
Après avoir mangé deux douzaines de crêpes
Et fumé une cigarette.

Le sultan

Dans les montagnes de Cachemire
Vit le sultan de Salamandragore
Le jour il fait tuer un tas de monde
Et quand vient le soir il s’endort
Mais dans ses cauchemars les morts se cachent
Et le dévorent
Alors une nuit il se réveille
En poussant un grand cri
Et le bourreau tiré de son sommeil
Arrive souriant au pied du lit
S’il n’y avait pas de vivants
Dit le sultan
Il n’y aurait pas de morts
Et le bourreau répond D’accord
Que tout le reste y passe alors
Et qu’on n’en parle plus
D’accord dit le bourreau
C’est tout ce qu’il sait dire
Et tout le reste y passe comme le sultan l’a dit
Les femmes les enfants les siens et ceux des autres
Le veau le loup la guêpe et la douce brebis
Le bon vieillard intègre et le sobre chameau
Les actrices des théâtres le roi des animaux
Les planteurs de bananes les faiseurs de bons mots
Et les coqs et leurs poules les œufs avec leur coque
Et personne ne reste pour enterrer quiconque
Comme ça ça va
Dit le sultan de Salamandragore
Mais reste là bourreau
Là tout près de moi
Et tue-moi
Si jamais je me rendors.

Les amoureux trahis

Moi j’avais une lampe
Et toi la lumière
Qui a vendu la mèche ?

Page d’écriture

Deux et deux quatre
quatre et quatre huit
huit et huit font seize…
Répétez ! dit le maître
Deux et deux quatre
quatre et quatre huit
huit et huit font seize.
Mais voilà l’oiseau-lyre
qui passe dans le ciel
l’enfant le voit
l’enfant l’entend
l’enfant l’appelle :
Sauve-moi
joue avec moi
oiseau !
Alors l’oiseau descend
et joue avec l’enfant
Deux et deux quatre…
Répétez ! dit le maître
et l’enfant joue
l’oiseau joue avec lui…
Quatre et quatre huit
huit et huit font seize
et seize et seize qu’est-ce qu’ils font ?
Ils ne font rien seize et seize
et surtout pas trente-deux
de toute façon
et ils s’en vont.
Et l’enfant a caché l’oiseau
dans son pupitre
et tous les enfants
entendent sa chanson
et tous les enfants
entendent la musique
et huit et huit à leur tour s’en vont
et quatre et quatre et deux et deux
à leur tour fichent le camp
et un et un ne font ni une ni deux
un à un s’en vont également.
Et l’oiseau-lyre joue
et l’enfant chante
et le professeur crie :
Quand vous aurez fini de faire le pitre !
Mais tous les autres enfants
écoutent la musique
et les murs de la classe
s’écroulent tranquillement.
Et les vitres redeviennent sable
l’encre redevient eau
les pupitres redeviennent arbres
la craie redevient falaise
le porte-plume redevient oiseau.

Peuples heureux n’ont plus d’histoire (Gastronomie du temps)

Autrefois le grand homme, lui, n’avait jamais une minute à lui, fastueux et généreux, il donnait tout son temps à l’Histoire mais sans songer à l’indifférence historique des hommes de l’après-histoire.

Demain déjà, ils se promènent dans les rues de la vie, dans les rues de leurs villes et parfois c’est Paris.

De temps en temps, un passant arriéré s’arrête et tristement demande l’heure à un autre passant.

— Quand on me demande du feu, c’est un tout petit peu de mon feu qu’on me demande, quand on me demande l’heure, c’est un tout petit peu de mon temps qu’on me prend, répond l’autre en soupirant.

Puis, échangeant un coup d’œil complice, ils décident de s’offrir mutuellement une pinte de bon temps à l’Enseigne du Bon Vieux Temps. Et l’enseigne représente un vieillard méchant au volant d’une antédiluvienne faucheuse mécanique couleur de corbillard antique. Et là, dans une cave désertique, ils prennent place parmi les rares consommateurs : les buveurs d’heures, les mangeurs de pendules, les distingués dégustateurs de chronomètres héroïques et d’éphémérides hiérarchiques.

Prenant leur temps, ils savourent avec ravissement un coucou Forêt-Noire 1870, un cadran astronomique Oolgotha trente-trois ans après Jésus-Christ, une pendule réchauffe-haine, un carillon Waterloo de derrière les fagots, un sablier aux lentilles d’Esaii, une clepsydre Sainte-Inquisition dans un vieil entonnoir de cuir, ou bien un œil-de-bœuf Charles ÎX Saint-Barthélémy 1572, un réveille-matin Louis XVI Guillotin 93, une horloge parlante Guillaume Tell garantie belle époque épique Helvétique.

Et se gardant bien d’avaler les aiguilles fatidiques, comme on se garde d’avaler les arêtes d’un poisson, la ficelle d’un rôti, ou les petits os d’un poulet, ils dégustent leur tempe ponctuellement.

— Et comme dessert, votre dernière heure, naturellement ? demande le garçon poliment.

Ils font tristement oui de la tête et s’écroulent sur le ciment.

Dehors, dans un jardin beau comme une forêt, des enfants jouent auprès d’un torrent et ce torrent court dans des ruines dont personne ne demande le nom.

Premier jour

Des draps blancs dans une armoire
Des draps rouges dans un lit
Un enfant dans sa mère
Sa mère dans les douleurs
Le père dans le couloir
Le couloir dans la maison
La maison dans la ville
La ville dans la nuit
La mort dans un cri
Et l’enfant dans la vie.

Promenade de Picasso

Sur une assiette bien ronde en porcelaine réelle
une pomme pose
Face à face avec elle
un peintre de la réalité
essaie vainement de peindre
la pomme telle qu’elle est
mais
elle ne se laisse pas faire
la pomme
elle a son mot à dire
et plusieurs tours dans son sac de pomme
la pomme
et la voilà qui tourne
dans une assiette réelle
sournoisement sur elle-même
doucement sans bouger
et comme un duc de Guise qui se déguise en bec de gaz
parce qu’on veut malgré lui lui tirer le portrait
la pomme se déguise en beau fruit déguisé
et c’est alors
que le peintre de la réalité
commence à réaliser
que toutes les apparences de la pomme sont contre lui
et
comme le malheureux indigent
comme le pauvre nécessiteux qui se trouve soudain à la merci de n’importe quelle association bienfaisante et charitable et redoutable de bienfaisance de charité et de redoutabilité
le malheureux peintre de la réalité
se trouve soudain alors être la triste proie
d’une innombrable foule d’associations d’idées
Et la pomme en tournant évoque le pommier
le Paradis terrestre et Ève et puis Adam
l’arrosoir l’espalier Parmentier l’escalier
le Canada les Hespérides la Normandie la Reinette et l’Api
le serpent du Jeu de Paume le serment du Jus de Pomme
et le péché originel
et les origines de l’art
et la Suisse avec Guillaume Tell
et même Isaac Newton
plusieurs fois primé à l’Exposition de la Gravitation Universelle
et le peintre étourdi perd de vue son modèle
et s’endort
C’est alors que Picasso
qui passait par là comme il passe partout
chaque jour comme chez lui
voit la pomme et l’assiette et le peintre endormi
Quelle idée de peindre une pomme
dit Picasso
et Picasso mange la pomme
et la pomme lui dit Merci
et Picasso casse l’assiette
et s’en va en souriant
et le peintre arraché à ses songes
comme une dent
se retrouve tout seul devant sa toile inachevée
avec au beau milieu de sa vaisselle brisée
les terrifiants pépins de la réalité.

Sables mouvants

Démons et merveilles
Vents et marées
Au loin déjà la mer s’est retirée
Et toi
Comme une algue doucement caressée par le vent
Dans les sables du lit tu remues en rêvant
Démons et merveilles
Vents et marées
Au loin déjà la mer s’est retirée
Mais dans tes yeux entrouverts
Deux petites vagues sont restées
Démons et merveilles
Vents et marées
Deux petites vagues pour me noyer.


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Des Poézies qui repartent dans le bon sens

Dimanche 16 juin 2024

Nous voici arrivés au mois de juin et je m’apprête à prendre mes quartiers d’été dans un lieu calme où j’espère ne pas retrouver une forme olympique. Sans doute ne serai-je pas le seul à me retrouver à contresens ; si vous deviez vous sentir dans un état d’esprit similaire, je vous invite à lire les poézies de ce début d’année 2024.

Bien à vous,
Paul Jeanzé