La journée du Moi

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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Afin de promouvoir la journée du coup de théâtre, il est demandé aux écrivains de l’Union de proposer une courte pièce mettant en scène deux protagonistes évoquant cette journée. En aparté, et pour éviter tout quiproquo, nous vous recommandons d’user de stichomythie dans cette saynète. Rideau !

L’accueil d’un ministère quelconque de l’Union. De part et d’autre du guichet 1542, un homme et un fonctionnaire.

L’homme :
Entendez s’il vous plaît mon terrible désarroi !
Pas un jour dans l’année qui me soit accordé
Très heureux je serais si créer vous pouviez
Une journée dans l’année la belle journée du Moi !

Le fonctionnaire de l’Union :
N’auriez-vous pas perdu la tête, monsieur ? Croyez-vous que c’est le lieu et le moment pour déclamer des vers ? Vous imaginez un peu si je vous répondais de la même façon ?
Cette demande me paraît non seulement fantaisiste
Mais indigne d’un homme de notre Communauté
Qui défend les vertus de vie en société !
D’où enfin disparurent nos défauts égoïstes !

Tous les honnêtes citoyens qui attendent derrière vous n’auraient pas fini de prendre racine et de bayer aux corneilles ! Non non non ! arrêtez immédiatement cette stupide mise en scène et réitérez votre demande de façon plus convenable s’il vous plaît !

L’homme, réfléchissant un instant :
Bonjour, je viens pour demander que soit instaurée la journée du Moi. Enfin, c’est juste que je souhaiterais avoir ma journée, une journée à moi en quelque sorte.

Le fonctionnaire de l’Union, choqué :
Vous êtes bien égoïste pour ne penser qu’à vous, monsieur !

L’homme, vexé :
Moi, égoïste ? Comme vous y allez ! il y a trois cent soixante‑cinq jours dans l’année. Tout le monde a sa journée, me semble-t-il : les vieux, les jeunes, et bien d’autres ! et moi je n’en ai pas une seule ! Je peux quand même bien avoir ma journée non ?

Le fonctionnaire de l’Union, soudain affable :
Mais cher monsieur, vous n’avez qu’à faire partie d’une communauté quelconque et ainsi vous l’aurez votre journée ! En vous débrouillant bien, vous pourrez même avoir plusieurs journées dans la même année. Tenez, vous me semblez plutôt jeune non ? Alors à vous la journée de la jeunesse ! Vous m’avez tout l’air d’être un homme également, alors à vous la journée de – le fonctionnaire marque ici une pause – ah non, tiens, c’est étonnant, cette journée n’existe pas visiblement. Enfin bref, vous avez compris le principe !

L’homme, amer :
Jeune, c’est vous qui le dites ! Pas plus tard qu’hier, je rentrais tranquillement chez moi. En passant sous des fenêtres ouvertes, j’ai vu un papier gras me tomber sous le nez. De la fenêtre, une voix a lancé : « j’ai failli toucher un vieux qui passait dans la rue ! » Vous me dites que je suis jeune, et dans le même temps d’autres me voient vieux. J’ai plutôt l’impression d’être entre deux âges ! Et tenez, pas plus tard que la semaine dernière, au cours d’une discussion animée, moi qui me pensais honnête homme, voilà que l’on me traite de femmelette ! Enfin, cela n’a pas trop d’importance si la journée de l’homme n’existe pas, mais reconnaissez néanmoins qu’il puisse m’être difficile de savoir si j’en suis… pardon, où j’en suis voulais-je dire… Et pendant que j’y pense, si un jour devait être instauré la journée de la solitude, j’y participerais volontiers, d’autant plus que cela serait certainement beaucoup moins triste que de devoir se contenter de ses nuits…

Le fonctionnaire de l’Union, compatissant :
Je suis sincèrement désolé cher monsieur, mais en l’état, je ne peux absolument rien faire pour vous. Je vous souhaite une bonne journée. Suivant !

L’homme, excédé :
Une bonne journée ! Une bonne journée ! Mais bon sang, je me tue à vous dire que je n’en ai pas une seule de journée, moi ! Et que…

Le fonctionnaire de l’Union, soudain enthousiaste :
Ah si, monsieur, attendez, j’ai une idée ! Pourquoi ne participeriez-vous pas à la journée de la procrastination ! Vous auriez ainsi, à chaque lendemain qui suivra, votre journée ! Mais enfin, que vous arrive-t-il ? Monsieur, ne partez pas ainsi ! Monsieur ! Monsieur ! vous m’entendez ?

*

L’homme était parti si rapidement qu’il n’avait pu entendre l’ingénieuse idée qui venait de germer dans le cerveau de ce fonctionnaire aguerri aux situations les plus ubuesques ; il était déjà loin et se dirigeait d’un pas décidé vers un vieil homme au sourire béat qui quittait seul et extrêmement lentement les locaux du ministère, alors que l’instant d’avant ce dernier étreignait presque amoureusement la taille d’une femme incroyablement belle.


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