Les tourniquets

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé

Dans le cadre de la disparition de la première classe, la Société Unifiée des Transports de l’Union (SUTU) lance un concours pour sélectionner le texte qui sera égrainé en continu via les nombreux haut-parleurs qui jalonnent nos quais de gare pendant le premier mois de cette petite révolution. Car avec la SUTU, chers citoyens voyageurs de l’Union, l’égalité n’est pas seulement dans la rue, elle est aussi dans le wagon !

J’ai toujours détesté les gares. Je me demande d’ailleurs ce que les romans peuvent bien leur trouver à ces gares, pour y balancer sans cesse leurs amants. Peut-être parce que ces amants-là puent tellement l’adultère qu’il n’y a qu’en ce lieu qu’ils peuvent venir baigner dans leur jus au milieu d’une foule grise de voyageurs feignants de ne pas les remarquer, et qui pourront ainsi ingénument proférer : « Non, cela ne me dit rien du tout monsieur l’inspecteur ! » quand il leur faudra faire la queue à la morgue pour tenter d’identifier une gueule d’ange défigurée par un mari trompé, car c’est toujours par un mari trompé que l’on se fait défoncer la gueule, la femme trahie étant de son côté beaucoup plus subtile quand est venue pour elle l’heure de crier vengeance. Mais, si je déteste autant les gares, ce n’est pas tant pour leur atmosphère de roman noir. Non, si je déteste autant les gares, c’est principalement à cause des tourniquets, ces tournoyants symboles de notre liberté sous surveillance qui nous attendent patiemment avant notre accès aux quais, avec le secret espoir de venir nous heurter violemment les tibias. Personnellement, je pouvais presque m’estimer heureux, car ayant judicieusement choisi d’être un humain parfaitement standard et normalisé afin de gagner ma tranquillité, les tourniquets me laissaient passer sans me prêter la moindre attention. En revanche, il en allait tout autrement selon que vous fussiez un homme avec une grosse valise, une femme promenant son enfant dans sa poussette, ou encore une vielle dame avec dans sa main droite sa canne, et dans sa main gauche la laisse menant à un petit roquet qui remplaçait avantageusement depuis quelques années son défunt mari, car si le chien mordait tout autant que l’homme, au moins sélectionnait-il bien mieux ses victimes. Pour tous ces spécimens propres à l’espèce humaine, mais néanmoins hors-norme en regard des critères régissant le fonctionnement harmonieux de l’Union, il n’y avait pas d’autre possibilité que de passer par un imposant sas dont le système était si sophistiqué comparé aux primitifs tourniquets, que je serais bien en peine de vous en expliquer précisément le mécanisme. Autant vous renvoyer au panonceau qui inaugurait l’entrée de l’installation et qui détaillait précisément la procédure à suivre :

Instructions à l’intention des utilisateurs du système SVCAU (Système de Validation des Cas Anormaux de l’Union) :

1. Appuyez sur le bouton rouge pour ouvrir la première porte.
2. Positionnez-vous à l’intérieur du sas et restez immobile pendant exactement sept secondes.
3. Attendez ensuite trois secondes que la porte se soit bien refermée derrière vous.
4. Au premier signal sonore, passez votre carte de voyageur devant l’écran qui validera votre titre de transport. En cas de non-validation, appuyez sur le bouton noir situé sur le côté gauche du sas. Un contrôleur viendra alors vérifier votre titre de transport. En cas de titre de transport non valide, celui-ci dressera à votre encontre une amende forfaitaire. Vous pouvez consulter les tarifs des amendes forfaitaires en touchant la zone tactile de l’écran située dans le coin inférieur droit, et dont la zone est délimitée par un rectangle rouge portant la mention « tarif des amendes forfaitaires ». En cas d’affichage à l’écran de la mention « défaillance système, titre de transport non validé » le contrôleur dressera également une contravention, car la défaillance du système étant impossible, cette hypothèse n’est pas prise en considération par le protocole en charge du processus en cours.
5. Un deuxième signal doit alors retentir, vous alertant alors que la fiche d’instructions n’ayant pu être complétée faute de place, la porte vous faisant face est momentanément bloquée.
6. Nous vous demandons de bien vouloir quitter le sas par vos propres moyens. Nous nous excusons pour la gêne occasionnée et nous vous remercions de votre compréhension. La SUTU et tout son personnel vous souhaitent un agréable voyage.

Si j’avais lu ce panonceau il y a quelques années, peut-être me serais-je demandé si cette suite d’opérations dans un si petit espace ne résumait pas à elle seule la paradoxale évolution de notre humanité, ou comment pendant de longues secondes, l’homme se retrouve complètement à la merci d’un progrès technique qu’il avait pourtant initié afin qu’il lui simplifiât la vie. Mais cet homme avec de telles pensées ayant aujourd’hui entièrement fondu dans le moule de l’Union, il était parfaitement illogique de lui donner la parole afin qu’il pût lui-même réfléchir et apporter une réponse quant à l’absurdité même de la situation ; et ce d’autant plus qu’avec de telles réflexions, je commençais à entrevoir un imposant troupeau de rhinocéros qui s’agglutinaient devant le sas. Il était urgent, avant que je sombrasse dans la folie, que je reprisse le cours de l’histoire.

J’ai donc toujours détesté les gares et ses tourniquets, même si lorsque je voyais les vicieuses barres métalliques prises soudainement d’un excès de moralité couper en deux les couples illégitimes, un vague sourire mesquin parvenait à traverser mon visage. Malheureusement, même mesquin, le sourire que j’arborais ne pouvait durer indéfiniment, tant il était éphémère le temps pendant lequel on pouvait se réjouir de la défaite de ses ennemis.

*

Ce soir-là, la gare est noire de monde, et on ne voit pas à deux mètres devant soi ; l’atmosphère qui y règne est difficile à décrire, mais en croisant le regard de nombreux voyageurs, je crois déjà entrevoir l’angoisse de ceux qui comprennent que jamais ils ne pourront prendre leur train. Ce mauvais pressentiment m’incite à vouloir faire demi-tour, mais il est déjà trop tard. Je commence à me sentir compressé et ballotté de tous les côtés. Je suis pris dans un étau. Au milieu de cette cohue, j’ai à peine le temps d’apercevoir la dizaine de tourniquets donnant accès aux quais, condamnés par des agents de maintenance. Malgré leurs gestes qui passeront rapidement de la fermeté au désespoir, ils ont toutes les peines du monde à contenir la foule avec l’aide de deux barrières de chantier et d’une ridicule rue‑balise rouge et blanche censée rediriger les voyageurs vers les trois tourniquets encore accessibles. C’est à ce moment‑là que tout a basculé. Dans un énorme fracas, les barrières sont projetées au sol par la poussée continue des voyageurs. Sur ma gauche, du côté du gros sas, deux hurlements répondent à leur chute. Je ne contrôle plus mes pieds : ils viennent de quitter la terre ferme et je suis emporté comme une vulgaire brindille peut l’être par une petite brise légère. Un choc violent me catapulte entre les barres d’un tourniquet et je commence à étouffer sous la pression de la foule. À côté de moi, un jeune homme coule au milieu de celle‑ci. De rage, je tente de me dégager. Alors je frappe. Je frappe. Sans discernement. Je frappe encore. Je jette à terre une jeune fille avant de la piétiner avec la poussette de son enfant ; puis, c’est une gerbe de sang qui m’aveugle au moment où j’assène, à l’aide d’une barre de fer qui vient de s’arracher d’un tourniquet, un terrible coup dans le dos d’une vieille femme dont le fidèle compagnon n’aura été finalement d’aucune utilité ; déstabilisée par le choc, elle vacille un instant avant que son visage ne s’écrase contre le mur en béton qui sépare la gare de ses longs couloirs d’accès. « Mais merde, je ne vais quand même pas finir écrabouillé dans une gare à cause d’une maintenance de tourniquets, cela n’a absolument aucun sens ! » Et de redoubler d’énergie pour tenter de me sortir de cet enfer, tout en remerciant la providence de n’avoir eu à affronter jusqu’à présent que de bien faibles combattants. Le mur, contre lequel des dizaines de corps étouffés et désarticulés s’agglutinent dans le froissement des vêtements et le craquement des os, est maintenant à un mètre de distance ; et mon instinct de me dicter sa loi ; et mon instinct de me forcer à faire demi-tour pour laisser le mur derrière moi. Je ferme les yeux et m’apprête à partir à contre-courant, mon arme à la main. Ensuite ? Il ne m’en reste aucun souvenir. Ou plutôt… à partir de ce moment‑là, les caméras de surveillance de la gare ont perdu ma trace. Quand elles m’ont retrouvé, j’étais en train de rattraper, toujours avec mon morceau de tourniquet dans les mains, un couple de jeunes gens dans un des couloirs les plus reculés de la gare. Le responsable de la sécurité ne se donna pas la peine de me divulguer la suite de l’enregistrement. Il fit pivoter sa chaise, me fixa longuement de façon théâtrale à la manière des acteurs de ces séries télévisées qui m’abrutissaient du matin jusqu’au soir, et m’annonça : « Cher Monsieur, votre attitude pendant notre test en condition réelle d’un mouvement de panique nous porte à croire que vous avez toute votre place au sein des équipes de sécurité de la SUTU ».

*

Depuis ce jour, j’ai un travail et un appartement de fonction dans l’enceinte même de la gare. Depuis ce jour également, il n’y a plus rien qui dépasse ; les amants honteux ont disparu, et les caméras de surveillance ronronnent tranquillement de retransmettre des images de voyageurs sans histoire. C’est sans doute pour cela que j’ai le temps de rêvasser maintenant que j’ai fini d’installer les deux barrières et la rue-balise qui permettront à la société de maintenance d’intervenir tranquillement sur les tourniquets qui donnent accès aux quais. D’un œil, je regarde la foule blanche des voyageurs qui attendent docilement de pouvoir passer par les trois tourniquets opérationnels ; de l’autre, je m’apprête à assister au perfectionnement dudit système : des ouvriers vont venir installer des pointes en fer sur les barres des tourniquets. C’est comme ça qu’ils faisaient à ce qu’il paraît au Moyen Âge. Comme quoi, il ne faut pas désespérer, l’homme semble enfin retenir, sinon les leçons du passé, au moins certains détails de l’Histoire.


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Bien à vous,
Paul Jeanzé


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