Mademoiselle X

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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Le site de rencontres LUP (L’Union Profonde) invite les hommes, les femmes, mais aussi les personnes en tout genre et de toute orientation (même la plus désorientée des orientations), à s’exprimer de façon libertaire et sans se taire sur le thème de l’amour. Il est également à préciser qu’il ne sera toléré aucun écart de langage, sur les formes notamment, que nous vous conseillons de généreusement arrondir. Au fond, tout ce que l’on vous demande, c’est de faire du sensuel consensuel à caractère non sexuel.

« Je vois que la surprise se lit sur votre visage, Monsieur l’écrivain. Seriez-vous déconcerté par votre réussite ? Ne vous attendiez-vous pas à intégrer si brillamment notre vénérable institution ? Peut-être êtes-vous également surpris d’apprendre que le Ministre de la Culture de l’Union est une femme ? Je peux d’ailleurs comprendre qu’il soit déroutant pour vous de découvrir aujourd’hui que Mademoiselle A, Mademoiselle B et Mademoiselle C n’ont jamais existé. Et encore moins ce Monsieur X. La réalité est somme toute beaucoup plus triviale : il n’y a que vous… et moi… »

En prononçant de façon très innocente ces quelques phrases, mon interlocutrice avait lascivement fini de soumettre l’épais rapport des Services de Renseignement de l’Union au supplice de la broyeuse à papier. Pendant tout la durée de mon exposé, elle avait pris le temps de l’effeuiller avec le plus grand soin, puis de passer délicatement chacune des feuilles ainsi mises à nu dans les mâchoires goulues de l’énorme machine de métal avec un léger et provoquant sourire. Au cours de l’entretien, je m’étais évertué de donner l’illusion de rester de marbre devant le spectacle qui s’offrait à moi, tentant notamment dans mes propos de décrire rapidement ma venue entre la gare et le ministère, tout en y insérant quelques considérations sur le temps qui passait. Malheureusement, cela s’était avéré être un véritable désastre, une lamentable débâcle. Pire, j’étais maintenant complètement piégé, car à peine m’étais‑je vu orgueilleusement sortir par la grande porte de ma tanière, que j’étais quelques heures plus tard enfermé dans un bureau ministériel avec sous mes yeux le plus dangereux des poisons : la femme, cette maudite créature qui avait toujours réussi à me faire perdre tous mes moyens.

Ah ! comme j’aurais préféré deviser avec un homme un peu âgé ; un homme aussi poussiéreux que les très vieux ouvrages aux majestueuses couvertures en cuir qui auraient paternellement tapissé l’ensemble des murs de son bureau. Ah ! comme j’aurais aimé disserter avec lui auteurs classiques ou poètes maudits. Malheureusement, les temps avaient changé, et les femmes avaient maintenant la volonté d’être sur le devant de la scène autant que les hommes, un choix pas nécessairement très judicieux d’ailleurs, car il me semblait qu’elles avaient beaucoup plus à gagner en continuant de tirer les ficelles du pouvoir depuis les coulisses, comme elles l’avaient admirablement fait au cours des siècles qui venaient de s’écouler. Ainsi avait surgi devant moi une magnifique femme d’une trentaine d’années ; et si seulement j’avais eu comme vision un corps informe, un corps d’une platitude absolue et sans aucune féminité ; si seulement… Hélas, à peine levais-je les yeux que je distinguais des formes outrageusement généreuses sous de sages apparences, remuant en moi des questions et des réflexions qui me mettaient de plus en plus mal à l’aise : comment allais-je décrire cette créature ? N’avais-je pas devant moi la femme idéale, un objet de désir qui faisait raisonner l’animalité qui sommeillait en tout homme ? N’y avait-il pas opposition entre sexualité brute et désir amoureux ? N’était-ce pas la beauté de l’âme qui nous guidait vers un corps harmonieux ? Le corps seul ne nous propulsait‑il pas plutôt vers le néant ? Ce qui semblait certain, c’est que j’étais en passe de perdre tous mes moyens… Aussi, pour tenter d’y voir plus clair, je n’avais pas d’autre choix que de me confronter à la réalité et d’étudier mes propres pulsions qui résultaient de l’ énigme que j’avais sous les yeux. Pour cela, il fallait que je fasse l’effort de ne pas les fermer, ne serait‑ce que pour éviter à mon imagination de trop galoper.

Une femme resplendissante, confortablement installée dans un fauteuil de cuir noir monté sur roulettes me faisait face ; entre elle et moi, comme seul rempart, un bureau raffiné en bois précieux. La divine créature était habillée d’un élégant tailleur réalisé d’une seule pièce, et dont la longueur et la coupe avaient été savamment étudiées : quand elle se mettait debout, la jupe tombait timidement au niveau du genou ; mais une fois assise, grâce à une échancrure qui avait été ingénieusement taillée sur les côtés, le tissu laissait entrevoir le début de cuisses puissantes et élancées. De plus, la forme cintrée du tailleur laissait éclater des hanches qui formaient un doux arrondi où l’on ne pouvait avoir qu’une seule envie : celle de venir y apposer les mains. En remontant le long de son corps, aucun répit ne nous était accordé puisqu’un innocent décolleté, créé par le bouton le plus haut que l’on avait pris soin de négligemment dégrafer, laissait imaginer l’inimaginable. J’étais totalement décontenancé, et je commençais à souffrir le martyre devant la vague de désir qui m’envahissait, moi qui désespérément avais toujours supposé que le désir naissait de l’amour et de l’âme humaine, et non d’une bouche pulpeuse, le rouge vermillon aux lèvres, et dont la langue en pointe venait délicatement titiller un stylo-plume à la forme oblongue. Alors, quand j’eus fini d’admirer ses cheveux plaqués en arrière par un énorme chignon qui lui donnait un regard mutin que rehaussaient de fines lunettes noires, j’en oubliais toutes les théories platoniques que j’avais patiemment échafaudées et auxquelles je m’accrochais depuis tant d’années, et attendit non sans anxiété la suite des événements en inspirant profondément. Sans doute attendait-elle cet instant, car alors que je m’apprêtais à esquisser un geste dont j’ignorais moi-même la portée, elle recula légèrement son siège en prenant appui sur le bureau, releva imperceptiblement la tête et dénoua d’un geste équivoque son chignon, permettant à ses cheveux satinés de se répandre le long de sa nuque. Une vague frissonnante envahit mon corps, qui à partir de cet instant se mit à agir de lui‑même ; je me levai le plus tranquillement du monde de mon fauteuil, pendant que de son côté, la femme repoussait vivement le sien sur le côté pour s’en aller se coller dos au mur, et contre lequel elle fit remonter son pied droit, laissant apparaître ainsi un magnifique escarpin noir à talon qui cadenassait, à l’aide d’une fine chaîne en or, un pied aux longs ongles vernis. Alors que je m’approchais d’elle le plus lentement possible, alors que je voyais ses lèvres frémir d’un désir qui prenait possession de tout son être, elle commença à descendre insensiblement le long de ses seins puis de ses jambes, des mains qu’elle avait jusqu’à présent placées derrière son dos, avant de les remonter en soulevant au passage la jupe d’une façon telle que cela en frisait l’indécence. Hypnotisé par cette manœuvre d’une si délectable sensualité, je suivis les mains qui finirent leur délicieux voyage à hauteur du deuxième bouton du chemisier. Par une habile manœuvre, le bouton fut vaincu rapidement, laissant entrevoir un morceau de dentelle noir qui peinait à retenir prisonnier une poitrine plus que généreuse. M’arrachant avec regret à cet impudique spectacle, je me concentrais alors sur mes propres gestes ; je m’étais approché si près d’elle que j’aurais dès cet instant pu lui effleurer le visage sans tendre la main ; je penchai très lentement ma tête sur le côté, et en guise de réponse, consentante, l’irréelle créature fit le même mouvement dans le sens opposé ; ses lèvres palpitantes s’ouvrirent et m’invitèrent à m’approcher si près que je pouvais maintenant sentir sa respiration que le désir rendait rapide et saccadée. Sans doute voulut‑elle murmurer quelque chose, mais je ne lui en laissais pas le temps ; je la prenais fermement par la taille de mes bras puissants, et au moment où nos bouches allaient s’unir, alors que le désir atteignait son paroxysme, je…

« — Je vous souhaite la bienvenue au Ministère de la Culture de l’Union, Monsieur l’écrivain, ministère au sein duquel vous commencerez bien évidemment votre carrière au rang 1AA1. Voilà, maintenant que je vous ai donné ces quelques informations, notre entretien est terminé. Avez‑vous d’autres questions avant que nous nous séparions ?

—Non, Madame le Ministre, je n’ai rien à ajouter. Néanmoins, si vous pouviez juste me tenir le bras pour me raccompagner, je vous en serais fort reconnaissant. Je me sens vite fatigué à mon âge… »


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