Un héroïque instant de fantaisie

dimanche 21 juin 2015
par  Paul Jeanzé
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Un jour, un vieux bonhomme tout gris découvre à l’aide d’une voix qui le guide, un antique grimoire tout poussiéreux. D’habitude, il mettait toujours la main sur de la camelote, des breloques de toutes sortes, ou encore de vieilles casseroles. Au cours d’une de ses explorations, il était même tombé sur une coupe de vin dont le fond semblait contenir du sang desséché, buvant ainsi le calice jusqu’à la lie. Écœurant ! Mais arrêtons là l’énumération de tous ces insignifiants détails, et ouvrons le grimoire…

Fuyons d’ici avant qu’il ne soit trop tard ! si nous ne parvenons pas à rejoindre ce contrefort que j’aperçois là-bas derrière cet écran de fumée, les flammes vont finir par nous réduire en cendres ! Allez ! ma fidèle Trukaasma, suis‑moi ! et surtout, reste bien à mes côtés ! Nous sommes entrés ensemble dans cette fournaise, et ensemble nous en sortirons ! Je te le jure solennellement, jamais je ne permettrai qu’on te sépare de moi ; et si par malheur je devais voir la mort arriver, je serais là pour l’affronter avec toi. Tu ne mourras pas seule Trukaasma, je te le promets ! Mais, en attendant qu’advienne ce jour si tant est qu’il puisse un jour advenir, courbe l’échine et apprête-toi donc à me suivre. Tu es prête ? Oui, c’est ça ma tigresse, rentre bien tes griffes et viens docilement te coller derrière moi. Oui, comme ça, exactement comme ça. C’est si bon… Dommage que nous ayons le feu aux fesses, car j’en aurais bien profité pour…

Le chasseur Yaanysatav n’eut pas le temps d’aller plus loin dans ses pensées. Obnubilé par l’énorme golem en pierre à l’origine de toutes les boules de feu qui fusaient au-dessus de sa tête, il n’avait pu remarquer la fugitive silhouette qui s’était sournoisement glissée dans son dos : c’était un petit trovaon, et bien que celui-ci ne semblât pas avoir complètement terminé son développement, il possédait déjà à la place des mains les deux énormes lames si caractéristiques à sa race dont il se servait pour couper en deux n’importe quel matériau, de la feuille à la pierre en passant par la chair et les os, ce qui à ce petit jeu lui permettait de gagner à tous les coups. L’ignoble monstre, sans vraiment se soucier du bien fondé moral de sa manœuvre d’approche, car seule l’efficacité importait dans sa façon d’agir et de raisonner, put tranquillement ajuster, en fermant avec application un de ses trois yeux globuleux et en tirant d’une affreuse gueule grimaçante une énorme langue baveuse, d’un côté le long cou du chasseur, et de l’autre celui plus trapu du félin ; et, si la méthode n’avait rien de révolutionnaire, elle permit de faire rouler sans coup férir les deux têtes sur le sol argileux de la caverne dans laquelle l’infortuné chasseur et quatre autres aventuriers venaient tout juste de pénétrer.

Parmi les compagnons du malheureux Yaanysatav, seul le mage avait assisté impuissant à la scène de décapitation, scène qui malgré la parfaite exécution du geste, devait glacer d’horreur le civilisé sorcier. Il aurait bien voulu porter secours à son compagnon en lançant immédiatement un sort à l’encontre du trovaon, mais en raison d’une réserve de puissance magique largement entamée par les combats précédents, il n’eut pas d’autre alternative que de tenter de lire la longue incantation « ecci tse nu ôcen ed cagle uiq et reannod nu vaant-tugô ed ref’len » figurant sur le parchemin qu’il gardait précieusement sous sa robe dans les cas d’extrême urgence. Hélas, il n’eut pas le temps de déclamer l’intégralité de la formule, tant la fumée qui encombrait la caverne l’obligea à s’arrêter entre chaque mot, la voix chantante cédant alors la place à une toux rauque et laissant dans la bouche du magicien un arrière-goût de cendres. Bien sûr, l’idéal eut été pour lui de boire au préalable une potion de rapidité, et aussi un peu de sirop, mais entre l’élixir de robustesse, les remèdes de grand-mère et le bicarbonate de sodium, son estomac n’en pouvait plus de toutes ses saveurs qui se mélangeaient douloureusement à l’intérieur de ses intestins.

L’équipage, que sans doute un lecteur peu habitué à la fantaisie taxera bien volontiers de fort curieux, comptait également en son sein un soigneur répondant au nom incompréhensible de Kohen Dogal, et qui était grand prêtre de son état. En procédant à une analyse superficielle de la situation, peut-être serions-nous d’ailleurs tentés de conclure que celui-ci avait failli à sa tâche en restant les bras en croix face au supplice de Yaanysatav. Néanmoins, après une observation plus attentive de l’ensemble de la cène, nous ne saurions le blâmer, tant il était déjà très occupé à lancer des vagues de soins intensifs sur Paked’Nair, l’impétueux et fougueux guerrier qui n’avait pas hésité à foncer dans le tas afin de provoquer l’attention de l’ensemble des occupants de la caverne ; manœuvre qui par ailleurs n’avait que trop bien réussi, car outre celle du monstrueux golem, elle avait éveillé l’attention de tous les trovaons qui somnolaient jusqu’alors dans les plus profonds recoins de l’humide grotte, ces derniers s’acharnant maintenant par dizaines sur l’armure en plaques de l’imprudent conquérant. Le cinquième larron était un voleur, sournois par nature, et transparent par inculture ; et, pour cette dernière raison, je serais bien incapable de vous en dire davantage.

La mort prématurée du couple Yaanysatav et Trukaasma scella définitivement le sort d’un groupe déjà bien fragilisé par le déboulé de tous les monstres qui leur tournaient dorénavant autour à une vitesse si folle qu’elle ne laissa pas le temps au narrateur de trouver les adjectifs nécessaires à une description plus précise de la situation, celui-ci devant déjà imaginer les tragiques événements qui allaient alors rapidement s’enchaîner : les quelques secondes perdues par le magicien pour porter secours au chasseur lui furent fatales, et c’est élémentaire mon cher lecteur, une boule de feu et non un coup de balai, qui vint alors cueillir à froid l’apprenti sorcier. Ses ressources magiques arrivées à épuisement, le prêtre ne put continuer de soigner le guerrier, et plutôt que de le voir se faire massacrer sous ses yeux avant de lui-même connaître ce funeste destin, il préféra mettre un terme à son existence terrestre en creusant en lieu et place de sa tombe un gigantesque puits de lumière dans lequel le guerrier, aveuglé par une si soudaine émanation lumineuse, vint également à plonger ; et si élémentaire fut la rencontre des flammes avec l’eau, l’air et la terre, il manqua malheureusement le cinquième élément qui eût pu – mais l’amour avait-il sa place dans un tel univers ? – sauver les deux combattants. Quant au voleur, nul ne sut jamais ce qu’il advint de lui.

À peine avait-elle commencé que l’épique quête de nos héroïques combattants se termina donc rapidement et fort tragiquement ; pleinement rassasiés, les groupes de monstres s’en retournèrent à leur sieste en attendant un prochain groupe d’imprudents, laissant ainsi, en sus des corps désarticulés, démembrés et sanguinolents des malheureux aventuriers, un terrible vide dans la comptabilité d’éditeurs plutôt habitués à ce que les chapitres s’enchaînassent livre après livre à intervalles réguliers et surtout très rapprochés, et qui incrédules, apprenaient la mauvaise nouvelle de la disparition prématurée et expéditive de leur investissement en parcourant les lignes de l’antique grimoire tout poussiéreux ; et si exemplaire qu’eût pu être cette tragédie, il fut pourtant immédiatement décidé de ne pas en imprimer un seul.

*

« — Mais merde Tankarvil, pourquoi tu as ameuté toute la salle ? C’est quand même pas compliqué de raser les murs, d’éviter les petits groupes de monstres, et de cibler directement le gros qui est au fond de la grotte ! s’emporta Dianou.
— La ramène pas Dianou, il me semble avoir vu ton tigre foncer droit sur le premier groupe. Alors arrête de toujours rejeter la faute sur moi, c’est trop facile ! répliqua Tankarvil.
— Le tigre était en mode passif, il ne combattait même pas. Il est donc impossible que cela vienne de lui, répondit Dianou avec une moue soudain dubitative. En revanche, j’ai ma petite idée concernant la principale raison de nos échecs, surtout quand je vois à quelle vitesse te soignait YellowStar ! Entre lui et un escargot neurasthénique, existe-t-il vraiment une différence ? insinua-t-il alors.
— C’est pas faux, Dianou, c’est pas faux, ironisa Tankarvil.
— D’un ton plaintif, Yellowstar commença à vouloir se justifier : non mais c’est bon les gars ! J’en ai marre que le soigneur soit toujours le bouc émissaire, ici du guerrier qui ne gère pas son combat, et là du chasseur qui perd la tête à la moindre situation un peu chaude ! Apprenez à jouer aussi, ça changera un peu ! Et puis zut à la fin, jouer le vendredi soir, je n’aime pas ça, je vous l’ai pourtant déjà dit ! Alors oui, Firewind a bien essayé de sauver les meubles avec son mage, mais il ne peut pas être partout, même avec son pouvoir de téléportation ! Et Stealboy… tiens au fait… Stealboy, tu m’entends ?
— …
— Laisse tomber, YellowStar, ricana Dianou. Stealboy doit encore être en train de tester tous les parfums de ses nouvelles cigarettes. Putain, je suis allé chez lui la semaine dernière, on y voit que dalle dans sa turne ! Bon allez, de toute façon, vous commencez à m’emmerder ! Je donne à bouffer à mon tigre et je me déconnecte ! »

*

Déjà 5 h du matin ; j’ai les yeux explosés et on n’a pas avancé d’un pouce toute cette nuit durant. Cela fait maintenant deux semaines que l’on butte sur ce donjon de merde ; et on doit vraiment le passer au peigne fin si l’on souhaite accéder au donjon suivant et continuer ainsi de progresser ; car dans les jeux en ligne comme partout ailleurs, l’amusement est à ce prix, au prix de l’efficacité à outrance ! Et qu’il me soit permis d’ajouter en substance : patience et persévérance sont les maîtres mots d’une vie sage et vertueuse ! Mais qu’est-ce que je raconte ? Je suis vraiment crevé, il n’y a pas de doute, j’aurais vraiment besoin de me reposer. Quand je pense que dans deux heures, il faut que je parte bosser. Un samedi matin. Font chier… Ça va pas être beau dans la salle des marchés. Au mieux, je laisserai passer une bonne affaire. Au pire… bah, mon employeur me couvrira. Avec tout le pognon facile qu’il se fait grâce à moi, il me doit bien ça !

Quelle misère…

Pardon ? Je ne sais pas qui tu es, mais tu ne sembles goûter ni ma façon d’être ni ma façon de m’exprimer, pour venir t’immiscer ainsi dans mon intimité. Et pourquoi donc ? C’est quoi ton problème ? Qu’un jeune cadre de la finance supposé dynamique en soit rendu à passer ses nuits devant un écran à insulter ses camarades de jeu ? C’est pas digne de lui, c’est ça ? Si j’avais été un pauvre pécore qui bosse à la chaîne dans une usine, tu aurais trouvé ça plus normal ? Tu aurais trouvé ça plus réaliste ? Et avec quoi il aurait acheté tout le matos nécessaire pour jouer son rôle dans cette partie perdue d’avance hein ! tu peux me le dire ? L’écran large, le micro-casque stéréo, le disque dur électronique, la carte graphique ultra performante, sans compter toute la câblerie pour disposer d’une connexion aux petits oignons ; tu crois vraiment que le bouseux dans son taudis, il a tout ça à sa disposition ? Oui, je sais, j’aime pas les pauvres, et alors ! ça te pose aussi un problème que je vive dans un monde binaire ? Contrairement à toi, je n’ai pas le temps de philosopher. Non, je n’ai ni le temps ni l’envie de réfléchir à la complexité du monde, Monsieur le philosophe. Alors, de me dire qu’il y a d’un côté les dominants pleins de pognon, et de l’autre les misérables nécessiteux, non seulement cela me suffit, mais cela me laisse surtout le temps nécessaire pour faire en sorte de me retrouver du bon côté de la barrière ! Alors, quand tu viens me raconter que ma conduite devrait être plus morale, tu m’excuseras de n’en avoir absolument rien à faire ! Non seulement je ne suis pas un bon client pour tes beaux discours, mais j’aimerais également que tu arrêtes de me juger ; d’ailleurs, qui es‑tu pour venir me juger ainsi ? Et pourquoi restes-tu caché dans l’ombre. Ne peux-tu pas t’avancer vers moi afin de me montrer ton véritable visage ? Ah ! je comprends, j’aurais même dû m’en douter, tu me fais le coup du retour du père prodigue ! Et un retour triomphal tant qu’à faire ! Mais avant que tu ne puisses tenter quoi que ce soit, permets-moi de te rafraîchir quelque peu la mémoire. Te rappelles-tu le jour où tu as rencontré la petite Poucette pour la première fois ? N’avais‑tu pas déclaré ce jour‑là, Monsieur le philosophe, en la regardant bien tendrement dans les yeux, combien il était important que l’on prenne bien soin de cette petite fille qui faisait ses tout premiers pas dans la vie sous une douce averse de cristaux liquides et numériques ? Mais si, souviens-toi ! une fois ton beau discours terminé, tu l’avais même raccompagnée chez elle en serrant sa petite main dans la tienne, geste simple de tous les pères attentifs. Au début de l’histoire, la vie suivit paisiblement son cours : à l’extérieur, les cristaux continuaient de tomber, tranquillement ; dans la chaleur du foyer familial, on entendait seulement le bruit familier des petits doigts qui s’agitent sur le clavier. Et puis le temps est passé : la petite Poucette a grandi, elle est devenue une belle jeune femme et au bout du conte, tout cela s’est bien mal terminé. Dehors, vous n’y aviez pas prêté attention, mais la douce averse s’était peu à peu transformée en une épouvantable tempête. Il faisait de plus en plus froid. Il faisait même si froid que lentement et insidieusement, l’atmosphère glacée des alentours commença à envahir la maisonnée. Alors, inévitablement, dans sa modeste petite maison perdue au milieu de nulle part, tu as eu envie de la réchauffer la petite Poucette. Tout cela est terriblement humain, mon pauvre philosophe, terriblement humain. N’est-ce pas qu’il est bien difficile de rester sage quand, à ses côtés, la vie vous offre une pomme belle à croquer ? Dès cet instant, il fut cousu de fil noir ton déprimant conte de fées que je vais maintenant ainsi résumer et vite expédier : avec le temps, bla bla bla, tu es tombé amoureux de la petite Poucette, bla bla bla, tu as commencé à lui susurrer des mots doux à l’oreille, psst psst psst, qu’il suffirait de presque rien, et tout un tas d’autres balivernes ! Hélas pour toi, bla bla bla, elle connaissait déjà la chanson bla bla bla et t’a jeté dehors ; elle t’a regardé partir au loin, bla bla bla et très vite, les bourrasques ont balayé ta trace. Une page était tournée. Moralité, aujourd’hui que ton corps gît, enseveli sous les cristaux non loin de la petite demeure, pendant que ton esprit continue d’errer dans les limbes, toutes tes belles idées ont enfin été mises en application. Mais ne t’inquiète pas, ne soit pas rongé par les regrets et les remords, car tu n’es pas le premier tu sais, et hélas pas le dernier non plus, à avoir eu un jour de merveilleuses théories qui auront le lendemain enfanté une monstrueuse réalité. Il est tant de grands hommes qui, au lieu d’accepter l’Humanité telle qu’elle était, ont voulu un jour s’élever au‑dessus d’Elle, et qui…

Tu commences à philosopher…

… et n’essaye pas de me prendre à ton propre piège, en m’indiquant sournoisement que moi aussi je commence à philosopher. Rien ne te permet de dire cela, d’autant plus que depuis le début de cette histoire, je ne fais que me moquer de la philosophie. Ne viens plus m’interrompre, que je puisse maintenant expédier derechef notre petite histoire à partir du moment où tu l’avais quittée sans laisser de trace.

C’est donc seule, avec un gros ventre et dans une bicoque maintenant toute délabrée et ouverte aux quatre vents, que nous retrouvons la petite Poucette, désespérément accrochée à son clavier au milieu de la tempête ; c’est dans ce contexte que je suis né, il y a maintenant une trentaine d’années. Ah ! imagine un peu le tableau : une minuscule masure, une tempête de fin du monde, et elle, au milieu de tout ce cirque, qui pianote vainement sur son clavier, et des millions de bulles de couleur qui viennent illuminer son écran : « Niveau 457 youpi ! Au bout de soixante-dix-sept essais, j’ai enfin réussi à traverser le long labyrinthe de glace, évité le méchant yéti et ramassé les mille deux cents bonbons différents que je devais rapporter à la mère-grand. Hou hou ! En route pour le niveau suivant ! Au niveau 500, j’aurai une nouvelle vie, comme c’est excitant ! » Excitant ? tu parles ! Que faire d’une nouvelle vie alors même que l’on n’est pas capable de se démener avec celle que l’on a à sa disposition ? Et puis, pendant ce temps-là, car c’est là que je souhaitais finalement en venir, il faisait quoi l’enfant de la petite Poucette ? Hein ? Il faisait quoi pendant tout ce temps l’enfant de la petite Poucette ? Tu peux me le dire Monsieur le philosophe ? Hé bien, il pleurait le fils de la petite Poucette ! Il pleurait ! Il pleurait tellement il avait mal d’avoir les fesses irritées de merde et de couches jamais changées ; il pleurait d’avoir faim du matin jusqu’au soir au point de se griffer les bras jusqu’au sang pour éveiller ne serait-ce qu’un instant l’attention de sa maman qui hélas jamais ne se détourna de son écran ; il pleurait de froid, il pleurait de faim ; il pleurait de tout, il pleurait de rien…

Hé oui, il faut m’excuser Monsieur le philosophe, mais j’ai toujours eu la tête bombardée à coup de pixels bien loin de tous ces livres en papier sur lesquels on peut lire de jolis contes pour enfants ! Du coup, c’est moi qui les invente, les contes modernes pour les enfants de cette nouvelle ère où tout est à refaire. Comment tu le trouves celui-là ? Pas mal, non ? Finalement, en y réfléchissant bien, il n’est pas si éloigné que cela de ses lointains ancêtres non ? Il fait aussi peur que Barbe Bleu, ne crois-tu pas ? Et si les peurs d’antan ne sont plus tout à fait les mêmes que celles d’aujourd’hui, l’important n’est-il pas qu’elles soient bien présentes, ces sales peurs qui viennent nous nouer l’estomac ? ces peurs qui nous font claquer des dents dès lors que l’on se retrouve recroquevillé dans un coin de son lit. Oubliés tous les contes qui se terminent bien, et que renaissent les histoires qui suintent la peur ! La courageuse petite biquette agonise dans un coin perdu de la montagne, dévorée par le loup ; le marquis de Carabas se noie dans sa mare ; la princesse, en lieu et place d’un petit pois, meurt dans d’atroces souffrances, empalée sur un ressort qui dépassait du matelas ; quant à la petite Poucette, jamais elle ne rencontra le petit prince des fleurs, elle mourut vieille fille dans un hospice pour personnes grabataires ; pas de visites, seulement celle de l’infirmière qui venait la piquer tous les soirs pour lui administrer sa dose de morphine réglementaire.

*

Le jeune adulte, redevenu petit enfant, épuisé par cette longue tirade, est secoué par d’interminables sanglots : il pleure et il se balance en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, il fatigue un peu, s’arrête, reprend son souffle, réfléchi, en arrière, en arrière, où en était-il, en avant, en arrière, en avant, en arrière, ouf ça va mieux, en avant, en arrière, en avant, en arrière, et recommence, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, c’est horrible n’est-ce pas ? en arrière, en se frappant, en avant, en arrière, parfois, en avant, en arrière, pas tout le temps, en avant, en arrière, en avant, en arrière, parfois seulement, la tête, en avant, la tête, en arrière, contre le mur, en avant, violemment, en arrière, j’ai mal, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, douleur, en avant, en arrière, ma tête, en avant, en arrière, en avant, en arrière, exploser, en avant, en arrière, en avant, elle va, en arrière, en avant, en arrière, exploser ma tête, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, terriblement mal, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, envie d’arrêter, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, me recroqueviller, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, ma pauvre tête, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, vous n’en pouvez plus n’est-ce pas ? en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, j’ai mal, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, me lover au fond de mon lit, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, oublier, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, des heures durant, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière. Et tout à coup il s’arrête ! Cette fois c’est sûr, il entend son père ! en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, cette fois il en est certain ! Ce n’est pas un rêve ! en avant, en arrière, il est là ! en avant, en arrière, en avant, en arrière, depuis combien de temps, en avant, en arrière, en avant, en arrière, depuis combien de temps est-il parti ? en avant, en arrière, depuis combien de temps attend-il son retour ? en avant, en arrière, dix ans ? en avant, en arrière, vingt ans ? en avant, en arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière, trente ans peut-être ? en avant, arrière, il ne sait pas, il ne sait plus, en avant, en arrière, monsieur le philosophe, ils sont là mes parents ? en avant, en arrière, s’il vous plaît, aidez-moi, en avant, en arrière, ils sont où mes parents ? en avant, en arrière, Papa ! Maman ! je vous aime, j’ai peur sans vous, en avant, en arrière, j’ai peur, je n’en peux plus de me balancer ! en avant, en arrière. Stop ! un baiser ! une caresse ! un mot tendre ! S’il vous plaît monsieur le philosophe ! perdez un tant soit peu la raison et donnez‑moi un peu d’amour ! Juste un peu d’amour. S’il vous plaît…

*

Six heures. J’ai un terrible mal de crâne à force de me balancer sur ma chaise ; un café bien serré et je vais m’en aller tuer cette dernière heure en roulant au hasard sur les autoroutes de l’information tout en prenant garde de ne pas trop regarder dans le rétroviseur la bête hideuse qui hoche sa tête en ricanant sur la plage arrière, en avant, en arrière, en avant, en arrière. Je m’arrête là, vous connaissez la suite maintenant. Me voici donc quittant Dianou, pseudonyme de joueur ô combien ridicule, pour prendre celui ô combien plus précieux de Don Valdormeur de la Manche, mon patronyme de Chevalier errant des commentaires poétiques de la toile. Oh ! Mais je vois que je vous surprends, mon cher philosophe ! Hé oui, de Cervantès et Rimbaud, j’ai déjà entendu parler. Que cela ne vous étonne point, car rappelez-vous que je suis un être connecté ; que j’ai accès à d’infinies connaissances, à toute la science, à la conscience et l’inconscient, à la prescience, aux prophéties, bref, à tout ce qui bouleverse le monde, mon âme et ma cervelle. Je n’ai aucun mérite, tout est à ma portée ! En une poignée de secondes, je peux vous parler de ce monstre qu’est devenu mon télencéphale rendu convexe au milieu de ce réseau rendu connexe. Je cherche des rimes, des rimes en exe, c’est très facile : à peine complexe, un peu annexe, léger réflexe, tout un programme, exécutable, exécuté. Mon cortex cérébral est devenu un Léviathan, un bateau ivre, un Jörmungandr, une bête de l’apocalypse. Ma culture n’est qu’illusion, mirage rendu possible par une dizaine de doigts qui courent frénétiquement sur un clavier. Mais qui aujourd’hui pour mettre au grand jour une telle supercherie ? Qui ? Toi qui vas disparaître avec tous ceux de ta noble confrérie ? Car c’est trop tard, mon cher philosophe, c’est trop tard, tu as perdu la partie. Et quand bien même essayerais-tu de placer quelques mots en italique, que je continuerais alors d’engranger l’information pour immédiatement te la dégueuler de mon cervelet sans prendre le temps de la digérer, juste pour t’étouffer. Et tant pis si demain il n’en reste rien, absolument rien ! Tout ce qui compte maintenant, c’est ma caverne remplie de monstres à trucider. Le reste du temps, je le passe à regarder toute cette information qui défile devant moi, ces commentaires, cent commentaires mille commentaires, et pas un seul qui me soit destiné, de ce monde qui tourne sans arrêt, qui ne dort jamais, oh ! là ! Regardez ! Oui, juste là ! une étincelle de sainteté :

Goutte une larme
Du temps qui passe
S’écrase au sol
Le temps qui passe

Oh ! que c’est beau et comme j’aimerais lire cette jolie phrase encore une fois, en remontant un peu vers le haut de mon écran… mais… comment puis-je arrêter ce défilement ? Laissez-moi faire une pause, laissez‑moi profiter de ce merveilleux moment… Stop ! Par pitié ! je veux arrêter le défilement ! Vous m’écoutez ? Vous m’entendez ? Monsieur le philosophe ? Vous êtes encore là ? Il y a quelqu’un ? Je voulais juste… remonter à la source… de ce moment… quand bon me semble… à ma fantaisie… et… alors de façon chevaleresque… héroïque… prendre… le… temps… à… pour… coupure… réseau… aucun… accès… impossibilité… continuer… bête… concours…


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