Charité bien ordonnée…

vendredi 7 juin 2019
par  Paul Jeanzé

– … et pour finir, tout ce qui est en plastique dans le tout-venant, les deux chaises dans le mobilier, et le vieux vélo dans les métaux.
– Entendu ! Ah, j’allais oublier, j’ai également une table en verre. Je la dépose où ?
– Vous n’avez qu’à la balancer dans les gravats, elle se cassera en tombant !
– Je vous remercie ; bonne journée !

Une fois sa carte d’accès à la déchetterie vérifiée par l’employé municipal, Thomas Colombin recula avec précaution au plus près du panneau indiquant « gravats (sauf plâtre) », ce qui lui permit peu de temps après de basculer sans trop d’effort le lourd plateau en verre dans la benne située trois mètres en contrebas. Une semaine auparavant, il s’était enfin résolu à entreprendre un sérieux nettoyage de printemps, et comme chaque année, il avait été étonné d’avoir pu remplir sans difficulté sa remorque ainsi que le coffre de sa spacieuse voiture d’une quantité incroyable d’éléments les plus divers, qu’ils fussent cassés ou devenus absolument inutiles ; mais il avait surtout été déconcerté d’avoir à se débarrasser d’objets dont il ne s’était jamais servi : deux énormes extincteurs ; une série de longues plinthes de bois ; ou encore un gros sac débordant de vêtements pour bébé – taille un mois – alors qu’il avait pourtant bien précisé à son entourage que le petit dernier pesait un peu plus de quatre kilogrammes à la naissance. Même s’il savait pertinemment que tout ce qu’il jetait n’était qu’une goutte d’eau ajoutée à l’impressionnant gaspillage qui s’amoncelait sous ses yeux, ce bon père de famille ne pouvait s’empêcher d’éprouver, à chacune de ses visites dans ce lieu de perdition, un sincère sentiment de culpabilité ; ainsi, en ce tout début de matinée, sa conscience n’ignora pas que les vêtements auraient certainement pu être une bénédiction pour un sinon plusieurs ménages nécessiteux. Il regretta alors un court instant de ne jamais prendre le temps de régulièrement faire des dons auprès de l’association caritative qui avait ses locaux en bas de sa rue, avant de se rappeler qu’il savait parfois se montrer généreux, à l’exemple du chèque d’un joli montant (dont les deux tiers étaient heureusement déductibles de ses impôts) qu’il faisait parvenir chaque début d’année à une organisation qui luttait contre des fléaux divers et variés à l’autre bout de la planète. Aussi, sa culpabilité ne durait jamais très longtemps, et aujourd’hui encore, à peine eut-il quitté la déchetterie qu’il fût surtout satisfait, lui qui aimait avant tout voir ses affaires bien rangées, d’avoir promptement nettoyé un garage qui commençait à être passablement encombré.

*

Cette corvée menée à bien, Thomas Colombin emprunta l’esprit libéré la petite route qui remontait vers le centre du bourg ; là, après un rapide trajet, il déboucha en chantonnant non loin du marché couvert où il venait régulièrement choisir fruits, légumes et autres produits frais qu’il se ferait une joie de cuisiner une fois rentré dans la maison familiale. Au moment où il sortit de sa voiture, une furieuse giboulée s’abattit sur la chaussée ; et, tandis qu’il courait se mettre à l’abri au milieu des étals, il dut presque contourner, devant l’entrée du marché, un homme assis en tailleur à même le sol, le dos posé contre un arbre et les yeux perdus dans le lointain. En considérant un bref instant le visage fatigué, et surtout parce qu’il restait prostré sous la pluie battante, Thomas Colombin comprit immédiatement que l’homme se trouvait, selon la formule consacrée, dans une « situation de grande précarité. » En passant tout près de lui, il fut soulagé que le pauvre hère ne dégageât pas l’odeur pestilentielle si caractéristique des clochards qui habituellement faisaient la manche le long des trottoirs des grandes villes, et qui provoquaient en lui une irrépressible envie de vomir ; et c’est sans doute parce qu’il perçut encore beaucoup d’humanité dans cet homme sur qui l’eau ruisselait, qu’il en eut immédiatement le cœur chaviré.

Pris d’un remords soudain, bouleversé même, Thomas Colombin s’arrêta un moment pour réfléchir à la façon dont il pourrait apporter son aide au malheureux ; et, tandis qu’il envisageait dans un premier temps de simplement lui donner une pièce ou deux quand il quitterait les lieux, il décida dans un noble et sincère élan de générosité, de lui offrir un sac rempli de nourriture. Devant le premier étalage, il choisit un régime de bananes ainsi que des oranges avec le plus grand soin ; puis, estimant ce choix un peu trop trivial malgré leur lointaine provenance, il ajouta une belle barquette de fraises de type gariguette cultivées non loin de là, sans d’ailleurs s’étonner le moins du monde qu’elles fussent excessivement plus chères que les produits importés de l’autre bout de la planète. Du côté de la boucherie-charcuterie, il fit bien attention à ne pas seulement réserver à l’individu des produits bas de gamme, et s’il choisit effectivement des blancs de dinde industriels sous cellophane, il n’hésita pas non plus à acheter du jambon cru au fumet délicieux ainsi que de la rosette de fabrication artisanale. Ensuite, plutôt que de prendre des légumes frais que l’homme n’aurait sans doute pas les moyens de préparer, il opta pour plusieurs salades composées qu’il acheta chez le traiteur ; chez le fromager, il sélectionna un bon morceau de Saint‑Nectaire ainsi qu’un quart reblochon pas trop fait. Tout à coup, alors qu’il se dirigeait vers le boulanger, il devint subitement soucieux : et si l’homme était finalement parti, chassé par la pluie ? Angoissé par cette pensée, il opta rapidement en faveur d’une gâche vendéenne et d’un pain de campagne qui se conserveraient plus longtemps que la traditionnelle baguette qu’il affectionnait ; et, satisfait par un panier qui lui semblait maintenant convenablement garni, il remit ses propres achats à plus tard et sortit précipitamment du marché couvert.

Le cœur battant plus que de raison, Thomas Colombin fut d’abord soulagé de constater que la pluie avait cessé et qu’un timide soleil tentait de faire briller les flaques d’eau qui parsemaient la place ; et puis quel soulagement quand il aperçut l’homme, toujours prostré contre son arbre ! Il inspira profondément, s’approcha très maladroitement du malheureux, et en lui tendant le sac rempli de victuailles, il ne réussit qu’à balbutier : « tenez, c’est pour vous ». Lorsque le type leva sur lui des yeux hébétés, pour le remercier sans doute, Thomas Colombin s’était déjà réfugié dans sa voiture, regrettant seulement de ne pas avoir su trouver les mots de réconfort qui eussent peut-être permis au visage déjà marqué par les nuits passées dehors, d’esquisser un vague sourire. Derrière son pare-brise, il l’observa quelques secondes fouiller dans le sac de courses, mais il était trop éloigné pour pouvoir deviner l’effet de la surprise sur son visage. Quelques instants plus tard, en passant au ralenti devant le marché couvert, il aurait aimé lui adresser un petit geste d’encouragement, mais l’homme avait de nouveau la tête baissée ; il semblait s’essuyer les yeux, comme s’il venait de pleurer.

*

Comme toutes les nuits depuis cinq ans, Thomas Colombin se réveilla en sueur ; et comme toutes les nuits depuis cinq ans, il dut appeler sa femme afin qu’elle lui apportât de quoi le soulager. Au milieu de tous les cauchemars de ses nuits agitées, sans doute ce rêve était-il celui qui le marquait le plus douloureusement, car combien de fois avait-il songé agir ainsi en voyant le pauvre type assis contre son arbre, et pour lequel il n’avait jamais su faire mieux que de retenir discrètement sa respiration avant d’esquisser un vague sourire navré en passant à sa hauteur. Mais promis ! la prochaine fois, il prendrait le temps de faire quelque chose pour lui.

Ce jour‑là, la pluie avait rendu la chaussée glissante, et absorbé à imaginer encore et toujours le scénario qu’il comptait appliquer la semaine suivante en faveur du clochard du marché, ébloui également par le soleil qui perçait les nuages, il oublia pendant une fraction de seconde combien la visibilité était réduite au moment de quitter la place ; il ne vit pas arriver la camionnette en provenance de sa gauche, et ce n’est que bien plus tard, après deux mois de coma artificiel puis plus d’une année d’une convalescence éprouvante, qu’il apprit que c’était un vagabond habitué du quartier qui l’avait dégagé de son véhicule en flammes avant que les pompiers ne fussent arrivés sur place ; et, coïncidence troublante, depuis l’accident, personne ne l’avait plus jamais revu, ni là, ni ailleurs dans la commune.

Il devait être deux ou trois heures du matin ; Thomas Colombin savait que sa courte nuit était déjà terminée, car jamais l’insondable douleur en provenance de ses jambes amputées ne le laissait se rendormir ; tout au plus parvenait-il à somnoler jusqu’à l’aurore, une fois ses calmants absorbés. Quand le jour définitivement se levait, il rejoignait péniblement, la faute à des trottoirs étroits et défoncés qui rendaient le trajet en fauteuil dangereux à l’aller et fatigant au retour, le local de l’association caritative située en bas de sa rue, et au sein de laquelle il tentait d’apporter son aide du mieux que son pauvre corps le lui permettait, aux personnes les plus démunies dont parfois il enviait secrètement la démarche claudicante. Le soir venu, après une interminable journée à espérer voir apparaître miraculeusement l’homme du marché sur le seuil du petit local, il en refermait doucement la porte à clef, et regardait en soupirant la courte montée qui menait jusqu’à son domicile ; mais, pire que ce simple trajet qui lui paraissait à chaque fois insurmontable, il redoutait par-dessus tout, à chaque jour qui passait, que sa longue attente fût un jour satisfaite ; que le vœu si cher à son cœur de revoir son sauveur pût un jour se réaliser, comme si passée la joie de pouvoir le remercier, il plongerait alors définitivement dans sa triste vie de mutilé, sans rien d’autre à espérer que… « Allez, Thomas, c’est juste une petite côte de rien du tout à remonter ; et puis ça va continuer à te faire les bras, ils n’ont jamais été aussi musclés », murmura-t-il en faisant pivoter son fauteuil.

Ce soir-là, nous étions au cœur du printemps, et une furieuse giboulée venait de laisser de larges flaques d’eau sur la chaussée. Au milieu de nuages gris encore agités, le soleil profita d’une petite ouverture bleutée pour venir s’y glisser. Thomas Colombin contempla les Cieux avec un sourire apaisé et s’arma de courage ; avant de traverser, il regarda longuement sur sa gauche avant de rejoindre l’autre côté.


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