Chapitre premier : le train de l’histoire – début

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Il arrive parfois qu’une histoire commence dans un train. Comme ça. Sans crier gare. Une simple histoire de la vie de tous les jours. Une histoire tellement simple que vous ne la lirez sans doute jamais dans un livre. Et c’est peut-être un peu dommage.

Je ne me rappelais plus la date. Cela n’était pas bien grave, car je l’avais notée dans un coin de page. Chez moi, les coins de page se souviennent mieux que les coins de ma tête. Cela avait commencé un mardi, comme dans la chanson, mais pas celle du p’tit coin d’parapluie et du coin d’paradis ; non plus le long d’un bord de mer dépoussiéré par le vent ; et encore moins dans un bateau dérivant autour du monde. D’ailleurs, si ce bateau avait pu s’échouer quelque part sur une île lointaine et encore inconnue, mais cela était maintenant totalement impossible, l’histoire aurait pu commencer un vendredi, avec une guitare et une Mrs. Robinson. Hélas, j’avais beau regarder au loin par‑delà les vitres, il n’y avait pas de belle naufragée à sauver ; elle s’était certainement noyée, à bout de force de m’attendre. Pas de tour du monde en bateau, pas de Cap Horn qui aurait pu me donner quelque raison d’une bonne espérance. Tout au plus la chronique d’un naufrage annoncé. Enfin, si tant est que l’on puisse se noyer quand on monte dans un train. Car c’était dans un train. Seulement dans un train. Juste un train. Un train. Train. Un de ces « p’tits gris » qui reliait depuis de trop nombreuses années la capitale à ses multiples périphéries et pour lequel je me demandais si c’était vraiment son acier inoxydable qui lui avait valu un surnom pareil, ou sa vitesse d’escargot qui le faisait invariablement et longuement baver entre chaque gare.

À peine avais-je pris ma place dans ce convoi que je n’arrivais déjà plus à raccrocher les wagons de tous les petits événements insignifiants qui ponctuaient régulièrement mes tragiques trajets quotidiens. J’étais assis là, ma guitare à mes côtés, prêt à être englouti par des flots de conversations qui allaient venir heurter ma solitude intérieure et voyageuse. Dans une longue et lente descente en moiteur, je me laissais envahir par la chaleur qui musardait entre les sièges et, comme une compagne fidèle, la douce torpeur m’attirait alors dans ses bras mythologiques. La guitare, qui reposait amoureusement entre mes jambes le long desquelles coulaient ses formes arrondies aux multiples essences, d’ébène et de palissandre, si précieuses et sensuelles au toucher, tentait de me soustraire à sa rivale. Pendant que ma main descendait lentement le long de sa table d’harmonie à la recherche de cette éclisse et de cette rosace qui tournoyait dans le tango d’un langoureux corde à corde, pendant que l’autre main… Une vague douleur paralysa de manière fugace mon épaule droite et mon esprit. Et bien que mon esprit prit son temps pour émerger de sa nonchalance, ma longue expérience des transports sans conjoint m’indiqua sans qu’il soit possible de commettre la moindre erreur que j’avais maintenant un voisin.

À peine le temps de remarquer que mon voisin portait un chapeau bizarre entouré d’un galon tressé, que le train traînait dangereusement vers sa destination finale. Il faisait encore nuit. Il n’y avait pas de brouillard. Tout le monde des cendres. Je me levais, hagard, tel le parachutiste qui, face à son saut ultime au-dessus de Sainte-Mère-Église, espérait ne pas tomber sur une assourdissante querelle de clocher. Je me préparais fébrilement à m’extirper de mon wagon. Une fois descendu, je tentais d’imprimer à mes pas l’allure nécessaire pour avancer au même rythme que la foule silencieuse : un peu trop vite et je me fracasserais contre des murs d’indifférence, un peu trop lentement et je serais avalé par une déferlante de vague à l’âme et son écume des jours sans lendemain. Au bout du quai, point de délivrance. Juste la vision de ces militaires qui, patrouillant l’arme à la main, semblaient être là pour nous envoyer vers une destination encore inconnue. Vers un autre voyage. Un voyage au bout de la nuit.

Sans retour

Je venais de trébucher. Il avait suffi d’un moment d’inattention pendant lequel je m’étais perdu dans les embranchements de mon cerveau et j’avais trébuché. J’allais tomber, c’était maintenant presque certain. Avec lenteur, presque avec douceur, je voyais le sol se rapprocher inexorablement au milieu d’une brume de larmes qui commençaient à me noyer les yeux. Une simple chute. Une pauvre petite chute avec juste ce ridicule et presque inaudible choc creux à l’arrivée. Un petit choc creux qui allait juste faire « ploc ». Un pauvre petit « ploc » de rien du tout. Un pauvre petit son creux entre le béton d’un quai de gare et la fragilité de ma pauvre tête fatiguée.
Il arrive parfois que de simples petits voyages de tous les jours se terminent ainsi, avec un petit « ploc » dont le petit son creux ouvrait alors vers un immense et éternel trou noir.

Quand je sors de la gare…
Il fait nuit noire
Un peu de brume
Pas de brouillard
Fin de l’histoire…

De toute façon, qu’aurait-il bien pu écrire le poète ? N’était-il pas lui aussi pris au piège au milieu de cette foule indifférente qui s’écoulait vers la sortie ? Avait-il vraiment encore le temps de rêver, de créer et d’espérer ? Et quand bien même, qu’aurait-il bien pu faire d’une si maigre histoire qui était déjà terminée avant d’avoir commencé ?

Il arrive parfois qu’une histoire commence dans un train. Comme ça. Sans crier gare. Une simple histoire de la vie de tous les jours. Une histoire tellement simple que vous ne la lirez sans doute jamais dans un livre. Et c’est peut-être un peu dommage.


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