Les souvenirs de l’enfant

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Le principal souvenir que nous gardons de l’enfance est souvent le jour où elle s’est terminée. Fin de l’enfance, fin de l’innocence et de l’insouciance. Quelle époque ? Quel âge ? Quelle importance ! La vie reste la vie, l’enfance reste l’enfance. Seuls les événements qui nous entourent changent, des événements tellement extérieurs à notre existence qu’ils seront sans doute vite oubliés une fois leur temps passé. Qui se souviendra alors que l’on ait pu commencer son existence le lendemain d’un décès d’importance ? Qui se souviendra que l’on ait pu commencer sa vie de fils unique dans un bal funeste à contretemps, un contretemps destiné à tourner dans une valse pour l’éternité au son d’un disque rouillé et rayé ? Qui se souviendra de la Une qui avait fait l’actualité de ce triste automne ?

J’habitais à la campagne dans une maison d’un centre bourg qui semblait rejeter ses agriculteurs aux limites extérieures du village. Le dernier café, le seul qui tenait encore la rampe pour l’unique raison qu’il était en face de l’église, venait de fermer faute de fidèles. Et, parce qu’il avait été immédiatement transformé en une résidence secondaire destinée à calmer ses habitants nerveux et surmenés, on ne pouvait qu’être attristé en croisant, errant dans les rues, le petit ballon de rouge orphelin qui ne savait même plus où aller pour noyer son chagrin. Le dernier commerce du village, un tout petit dépôt de pain qui vendait le journal local seulement sur commande, et dont le comptoir pourtant peu garni laissait à peine entrevoir la tête blanchie et fatiguée de la minuscule « Mémène », ressemblait plus à un vestige d’une époque révolue qu’à un commerce où le joyeux carillon de la porte d’entrée retentissait à chacune des allées et venues des villageois. Les rares fois que la cloche de l’entrée laissait échapper un tintement étouffé, c’était plutôt pour accueillir un automobiliste de passage désorienté dont la logique l’avait amené à s’arrêter dans le seul lieu qui aurait pu laisser échapper un semblant de vie.

Sans doute y avait-il quand même un peu de vie dans ce petit village. Mais pouvais-je vraiment l’imaginer ? Pouvais-je imaginer, alors que je me rendais à l’école de la ville d’à côté, que derrière le portail de la maison aux volets bleus se cachait une école miniature ? Pouvais-je imaginer que la grande cour, que je voyais vide et balayée par les feuilles les journées sans école, se laissait amoureusement piétiner par une vingtaine d’enfants les jours de mon absence ?

J’entendais parler d’une fameuse sécheresse. Je me demande aujourd’hui si ce n’est pas plutôt l’impôt qui s’ensuivit qui laissa un arrière-goût desséché dans la bouche des grandes personnes.

J’entendais parler d’une inflation à deux chiffres.

J’entendais parler d’un choc pétrolier qui, pour moi, trouvait sa réalité dans des affiches collées sur les murs sales de la ville voisine et sur lesquelles se détachait une phrase qui reste, aujourd’hui encore, toujours aussi énigmatique : « En France, on n’a pas de pétrole, mais on a des idées. »

Les souvenirs, les idées, finalement, c’est comme le pétrole. Ça se tarit.


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