Éternelle randonnée

lundi 25 décembre 2017
par  Paul Jeanzé
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Emporté par toutes ces pensées moroses, je n’avais pas vu le temps passer depuis que je remontais le cours de la rivière. Les montagnes approchaient ; j’allais enfin pouvoir choisir la vallée encaissée d’où dégringolerait un de ses multiples affluents. Afin de bénéficier de l’exposition au soleil la plus tardive possible, je m’engageai dans un vallon côté adret au milieu duquel je discernai deux chalets d’alpage aux volets clos. Partiellement gravillonnée, la route en lacets se transforma rapidement en un vague chemin carrossable qui me conduisit jusqu’aux bâtisses à proximité desquelles j’abandonnais mon véhicule ; j’allais devoir maintenant emprunter un large sentier cheminant au milieu de prairies recouvertes de longues herbes aux tons ocre. Avant de poursuivre mon périple à pied, je m’assis quelques instants, légèrement en amont du pont en bois qui enjambait le torrent, et tendis l’oreille. Je perçus distinctement trois étages sonores : le bruissement des insectes ; le roulis du torrent ; le bruit du vent dans les arbres. Étonnamment, de tout cet enchevêtrement de sons hétéroclites résultait un ensemble harmonieux agréable à entendre. Magique alchimie… Je me levai et commençai mon ascension. Déjà les premiers alpages remplis de chardons et de lys martagons. En regardant autour de moi, il me sembla étrange de me retrouver là, la petite Torah dans mon sac à dos, à la recherche d’un lieu propice pour l’enterrer. Que pouvaient avoir en commun ce fond de vallée haut-alpin et la Montagne de Sion ? Hachem pouvait-il être avec moi en ce moment, si loin de la terre d’Israël ? Avait-il vraiment le temps d’accompagner un jeune homme qui essayait tant bien que mal de retrouver ses racines juives ? N’avait-Il pas plus urgent à faire ? Devoir protéger son Peuple sur la Terre qu’Il lui avait destiné n’occupait-il pas tout son Être ? Ma présence ici n’était-elle pas complètement saugrenue ? ou plutôt, ne devrais-je pas envisager à terme de voyager vers Israël si je souhaitais vraiment atteindre toute l’Unité de mon Être ? Peut-être… Pourtant, parvenu à l’orée de la forêt de mélèzes, à une altitude où maintenant la végétation peinait à monter vers le ciel, je me sentis suffisamment proche de Lui pour libérer l’étoile de David que je portais sous mon vêtement. J’étais encore à près de deux heures du sommet le plus proche, mais j’avais déjà suffisamment marché pour pouvoir jouir d’une vue panoramique de la vallée, ainsi que de tout le chemin effectué. Je m’approchais ; j’avais marché trois heures environ, assez lentement, sans vraiment m’en rendre compte.

À cette altitude, je n’avais d’autres compagnons que les marmottes et leurs cris stridents qui surveillaient ma progression. Et puis, il y avait aussi… comment dire, cette impression d’avoir quitté la terre des hommes pour la terre de l’Homme, un lieu qui m’était aujourd’hui réservé, et qui le serait demain pour celui qui s’apercevrait que ce paysage lui était également dédié. Au-dessus de moi, le sentier continuait son ascension ; ce n’était plus vraiment un sentier creusé par les hommes, mais plutôt une trace ravinée chaque année à la fin du printemps par des neiges qui refusaient l’éternité ; je m’assis alors sur une roche plate recouverte de lichen. De mon petit sac à dos que je posai devant moi, je sortis la précieuse Torah, une petite pelle de jardinier ainsi qu’une kippa. Je souriais en pensant à la tête que pourrait faire le randonneur essoufflé qui lèverait les yeux, et alors qu’il espérerait voir le sommet à portée de main, aurait devant lui une vision autrement singulière. Je choisis un endroit à l’ombre de la roche. Là, à l’abri du vent, un massif de petites fleurs d’altitude au pistil jaune et aux pétales violets s’épanouissait discrètement. Je creusai au plus près des fleurs un trou avec d’infinies précautions, car je savais combien la moindre parcelle de pelouse était fragile à cette altitude. Tout autour, l’air était limpide, cristallin même. Je me coiffai de ma kippa, et déposai précautionneusement le petit livre dans la cavité. Je fouillai de nouveau dans mon sac, et en sortit un petit bout de papier. Avant de partir, je m’étais interrogé sur l’opportunité de réciter une prière pour l’occasion. Eu égard aux circonstances, le kaddish [1] était certainement un choix judicieux ; alors j’avais griffonné à la va‑vite la prière en phonétique. Je recouvrai la Torah de terre, et replaçai délicatement la bande de pelouse que j’avais décollée. Accroupi aux côtés de la petite sépulture, je regardai le Ciel ; seuls des petits nuages de chaleur se formaient au-dessus des sommets avant de disparaître aussitôt. J’hésitai à réciter la prière, par timidité, par manque d’habitude face à la liturgie, et sans doute par crainte de Le déranger pour quelque chose qu’il allait trouver bien futile. Enfin, je me lançai, mais je ne réussis qu’à égrainer difficilement les mots en hébreu dans un vague murmure. Une fois la prière achevée, et alors que je contemplai sans m’en lasser le magnifique panorama que j’avais sous les yeux, j’espérai qu’Il avait pu percevoir mes chuchotements. Je scrutai de nouveau le ciel, et pliai le morceau de papier en quatre avant de le reposer délicatement au fond de mon petit sac. Je pris ensuite une grande bouffée d’air pur, et le plus sincèrement du monde, j’articulai enfin à haute et intelligible voix : « Merci d’être resté patiemment à mes côtés pendant toutes ces longues années. Amen. »

Décembre 2017


[1Prière souvent récitée en souvenir des morts


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