Épilogue : « Sanctification du temps »

Texte intégral
jeudi 24 avril 2025
par  Paul Jeanzé

Les païens projettent leur conscience du Divin en une image visible, ou ils l’associent à un phénomène naturel, à un objet spatial. Dans les Dix Paroles, le Créateur de l’univers Se fait connaître comme initiateur d’un événement historique, d’un événement dans le temps, la libération d’Égypte, et Il proclame : « Tu ne feras point d’image taillée, ni aucune figure de ce qui est dans les cieux e haut, ni de ce qui est sur la terre en bas, ni de ce qui est dans les eaux sous la terre. » (Chemot, XX).

« Chaque centre de culte égyptien de quelque importance cherchait à établir sa suprématie en affirmant qu’il était le lieu de la création » (J.A. Wilson, Egyptian Myths, Tales and Mortuary Textes, in Ancient Near Eastern Texts, p. 8). Le Livre de Berechit, au contraire, parle des jours et non du lieu de la création. Les mythes s’insèrent dans l’espace ; la Torah insère l’espace dans le temps.

On reconnaît aisément la différence entre un ver et un aigle ; l’Himalaya l’emporte sur une chaîne de collines. Mais combien d’hommes perçoivent aussi clairement, de façon aussi nuancée, la diversité du temps ? L’historien Ranke prétend que toutes les époques sont également proches de Hachem ; la tradition juive proclame qu’il existe une hiérarchie des moments dans le temps, que toutes les époques ne sont pas équivalentes. L’homme peut prier Hachem de façon analogue en tous lieux, mais Hachem ne s’adresse pas aux hommes de façon analogue en tout temps. À une époque donnée, par exemple, l’esprit de prophétie quitta le monde.

Le temps, pour nous, est un instrument de mesure plutôt que le domaine de notre vie. La prise de conscience du temps ne s’impose à nous lorsque nous nous mettons à confronter deux faits, notant que l’un est postérieur à l’autre, lorsque, par exemple, nous suivons une mélodie et nous rendons compte qu’une note succède à l’autre. La notion de postérité et d’antériorité est fondamentale à notre conscience du temps.

Mais le temps n’est-il simplement que le rapport entre événements se déroulant dans la durée ? Le moment présent n’aurait-il de sens qu’en fonction du passé ? Et ne connaissons-nous du temps que son contenu, ce qui se déroule dans le temps, les événements temporels dans la mesure où ils ont une répercussion dans le domaine de l’espace ? S’il ne se produisait rien qui eût rapport au monde de l’espace, n’y aurait-il pas de temps ?

Nous vivons tous dans le temps, nous nous identifions presque avec lui de façon si intime que nous manquons à y prendre garde. Le monde de l’espace entoure notre existence, mais il ne comporte rien qui nous soit indispensable au point que nous ne puissions l’abandonner ; même notre situation dans l’espace, nous pouvons librement la troquer. L’existence n’implique essentiellement aucun pouvoir spatial, mais les années de notre vie sont pour nous d’une importance absolue ; le temps est la seule propriété que nous possédions réellement (cf. A. Heschel, Man is not alone, New York, 1951, p. 200), et d’une façon si « naturelle » qu’il nous un effort pour en prendre conscience. Les objets sont le rivage, mais le voyage se déroule dans le temps.

L’existence est impossible à expliquer en elle-même, on ne peut en parler qu’au travers du temps. En un instant de concentration, les yeux clos sur nous-mêmes, nous pourrions saisir le temps sans espace ; mais nous ne pouvons jamais saisir l’espace sans temps. Aux yeux de l’esprit, l’espace n’est que du temps « solidifié », et les objets des événements pétrifiés.

Lorsque nous regardons par la fenêtre d’un train filant à grande allure, nous avons l’impression que le paysage se déplace tandis que nous-mêmes restons immobiles ; de même, si nous percevons le temps du point de vue de l’espace, si nous affrontons la réalité alors que notre âme est livrée aux choses de l’espace, le temps nous apparaît en constant mouvement. Mais lorsque nous avons compris que ce sont les choses de l’espace qui sans cesse fuient, lorsque nous percevons le temps du point de vue de l’esprit, nous concevons que le temps ne disparaît jamais, que c’est le monde spatial qui s’écoule dans le déploiement illimité du temps.

Cette entité continue et aux limites sans cesse reculées que, dans notre esprit réaliste, nous appelons l’espace, n’est pas la forme ultime de la réalité. Notre monde est un monde spatial se déplaçant dans le temps — du premier au dernier jour.

Communément, l’essence du temps apparaît être de nature fugitive, évanescence. Mais en vérité, cette évanescence ne frappe notre esprit que dans la mesure où il est plongé exclusivement dans les choses de l’espace. C’est le monde spatial qui nous impose la notion de son rapport avec le temps, rapport que nous pourrions appeler temporalité. Mais le temps est indépendant de l’espace ; il se poursuit, sans failles, perpétuellement. Le monde de l’espace, est éphémère ; ses objets périssent dans le temps, mais le temps, lui, ne change pas. Nous ne devrions pas parler de « l’écoulement du temps », du « temps qui passe », mais de l’écoulement, du passage de l’espace au travers du temps. Ce n’est pas le temps qui meurt ; c’est le corps de l’homme qui meurt dans le temps. La temporalité, fugace succession d’instants à jamais disparus, est un attribut du monde spatial, des objets dans l’espace. Le temps, par-delà l’espace, transcende tout fractionnement en passé, présent et futur.

Les monuments de pierre sont voués à disparaître ; les jours de l’esprit ne s’échappent pas. Nous lisons au Livre de Chemot (XIX, 1), au moment où le Peuple atteint au Sinaï : « Au troisième mois après que les enfants d’Israël furent sortis d’Égypte, en ce jour-ci, ils arrivèrent au désert du Sinaï. » En ce jour-ci ; l’expression frappa nos Rabbins. N’aurait-il pas fallu dire : en ce jour-là ? Il ne peut y avoir à cette tournure d’autre raison que de souligner que le jour du Don de la Torah ne peut jamais devenir du passé ; ce jour-là est ce jour-ci, aujourd’hui, chaque jour. La Torah, lorsque nous l’étudions, doit être pour nous « comme si elle nous était donnée aujourd’hui même » (Tanhouma, II, 76 ; cf Rachi s/Ch. XIX, 1, et Dev. XXVI, 16). On envisage de la même façon le jour de la Sortie d’Égypte : « En tous temps, l’homme doit se considérer comme s’il était lui-même sorti de l’Égypte. » (Michna Pessahim, X, 5).

La grandeur d’un jour ne se mesure pas à l’espace que lui accorde le calendrier. Rabbi Akiba proclame : « Le monde entier ne vaut pas le jour où le Cantique des Cantiques fut donné à Israël ; car tous les textes [de l’Écriture] sont saints, mais le Cantique des Cantiques est saint entre les saints. » (Yadaïm, III, 5).

Au royaume de l’esprit, on ne saurait distinguer une seconde d’un siècle, une heure de toute une ère. Rabbi Juda le Patriarche affirmait : « Il en est qui gagnent l’éternité au prix de toute une vie, d’autres qui la gagnent en un court instant. » (Aboda Zara, 10b, 17a, 18a). Une heure bien remplie équivaut à toute une vie ; un instant de retour vers Hachem peut refaire ce qu’avaient anéanti des années d’errance. Rabbi Jacob dit : « Meilleure est une heure de repentance et de bonnes actions en ce monde-ci que toute une vie du monde à venir. » (Abboth, IV, 22).

La civilisation technique, nous l’avons dit, est la victoire de l’homme sur l’espace ; mais le temps demeure inviolé. Nous pouvons triompher de la distance, mais non pas ramener le passé ou sonder l’avenir. L’homme l’emporte sur l’espace, mais le temps transcende l’homme.

Le temps est le plus grand défi fait à l’homme. Nous participons tous à une interminable procession à travers le royaume du temps, mais jamais, nous ne parvenons à y prendre pied ; sa réalité est en dehors et au-delà de nous. L’espace est offert à notre volonté ; nous pouvons former et transformer les choses de l’espace à notre gré ; mais le temps est pour nous hors d’atteinte, indépendant de notre pouvoir. Il est à la fois proche et lointain, immanent et cependant transcendant toute expérience. Il est à Hachem seul.

Le temps, finalement, est autre chose, comme un mystère qui plane au-dessus de toutes les catégories ; tout se passe comme si le temps et l’esprit étaient un monde à part, et, cependant, c’est à l’intérieur du temps seulement qu’est l’amitié, la communion de tous les êtres.

Chacun d’entre nous occupe une parcelle d’espace ; la portion d’espace qu’occupe mon corps est exclusivement mienne, elle est mon bien propre. Mais personne ne possède le temps, ni même du temps ; il n’est pas d’instant que je puisse posséder en exclusivité. Cette minute où j’écris appartient à tous les hommes vivants autant qu’elle m’appartient. Nous avons tous part au temps, nous possédons l’espace. Par ma possession de l’espace, je suis un rival pour tous les autres êtres. Nous traversons le temps, nous occupons l’espace. Il est facile de succomber à l’illusion d’un espace créé pour nous, pour l’homme. En ce qui concerne le temps, cette idée ne nous vient pas.

Incommensurable est la distance qui sépare Hachem d’une chose donnée, car une « chose » possède une existence individuelle, séparée, distincte de l’ensemble des êtres. Percevoir une chose, c’est percevoir une chose isolée. Bien plus, une chose est ce qui est, ou peut devenir, possession de l’homme. Le temps, lui, n’accorde pas à un instant d’exister pour lui-même et en lui-même. Le temps est tout ou rien. Il n’est divisible que dans notre imagination. Il est hors d’atteinte. Il est presque sacré.

On risque facilement de côtoyer, sans y prendre garde, le grandiose spectacle du temps éternel. Au livre de Chemot (III, 2), la première vision de Moïse lui apparaît « en une flamme de feu, du milieu d’un buisson ; il regarda, et voici : le buisson était en flammes et le buisson ne se consumait point ». Le temps est comme un buisson éternellement ardent : les instants s’évanouissent pour laisser la place aux suivants, mais le temps lui-même ne se consume pas.

Nous pouvons dire encore que le temps est plus majestueux et plus évocateur qu’un ciel clouté d’étoiles. Coulant paisiblement dans une splendeur sans âge, éveillant la symphonie des créatures isolées, libérant la terre et lui donnant la vie, il ouvre à l’esprit bien plus de perspectives que ne peut le faire l’espace dans le langage bégayant des choses.

Le temps est le déroulement même de la Création, alors que les objets de l’espace n’en sont que les produits. En regardant l’espace, nous apercevons les effets de la création ; lorsque, par intuition, nous saisissons le temps, nous entendons battre la pulsation de la création dans son déroulement. Les objets de l’espace possèdent une trompeuse indépendance ; leur permanence n’est qu’un illusoire placage. Les choses créées cachent le Créateur. C’est au royaume du temps que l’homme peut rencontrer Hachem, et prendre pleine conscience de chaque instant qui est un acte créateur, une Genèse ouvrant de nouvelles routes aux réalisations. Le temps est la présence de Hachem dans le monde de l’espace, et c’est dans le domaine du temps que nous pouvons ressentir l’unité de tous les êtres.

La tradition nous enseigne que la Création n’est pas un acte qui s’est produit un beau jour et une fois pour toutes ; c’est un processus continu [1] Hachem appela le monde à l’existence, et cet appel retentit toujours. Cet instant même n’existe que parce que Hachem est présent. Chaque instant est un acte de création. Chaque moment est, non point conclusion, mais signal d’un Commencement. Le temps est un renouvellement perpétuel ; le temps, la continuité de la Création, est le don fait par Hachem au monde de l’espace.

Un monde sans temps serait un monde sans Hachem, un monde existant en soi et par soi, sans renouveau, sans Créateur. Un monde sans temps serait un monde détaché de Hachem, une chose en soi, une réalité sans possibilité de la réaliser. Un monde dans le temps est un monde axé vers Hachem ; c’est la réalisation d’un dessein infini, non pas une chose en soi mais une chose vers et pour Hachem.

Éprouver ce miracle perpétuel qu’est l’épanouissement continu du monde sans cesse fraîchement venu à l’existence, c’est témoigner de la présence de Celui qui donne dans ce qui est donné, c’est comprendre que la source du temps est l’éternité, c’est savoir que le secret de l’être est l’éternité au sein du temps.

Il nous est impossible de résoudre le problème du temps par la conquête de l’espace, par des pyramides ou par la gloire. Le problème du temps ne peut être résolu que par la sanctification du temps. Aux hommes coupés de leurs racines, le temps paraît s’écouler inconsistant ; aux hommes qui vivent avec Hachem, le temps est un visage de l’éternité.

La Création est le langage d’Hachem, le temps est Son cantique, les objets de l’espace n’en sont que les consonnes. Sanctifier le temps, c’est chanter les voyelles à l’unisson du Musicien Suprême.

Telle est la tâche de l’homme : conquérir l’espace et le sanctifier par le temps.

Il nous faut conquérir l’espace afin de sanctifier le temps. Tout au long de la semaine, nous sommes contraints de sanctifier la vie par l’emploi des objets de l’espace. Le jour du Chabbat, il nous est donné de participer à la sainteté qui est au cœur du temps. Même si notre âme est angoissée, même si nos gorges serrées ne laissent s’élever aucune prière, le pur et silencieux repos du Chabbat nous mène vers un royaume de paix infinie, au seuil de l’éternité. Il est peu d’idées au monde aussi chargées de force spirituelle que l’idée du Chabbat. Dans bien des siècles, lorsque de toutes nos théories ne subsisteront plus même les traces, la splendeur du Chabbat illuminera encore l’univers.

L’Éternité donne naissance au Jour.


[1Dans l’Office du matin, nous disons : Roi des merveilles, Il renouvelle, en Sa bonté, chaque jour et toujours, l’œuvre de la Création. » Le maintien du monde, ainsi que les lois qui maintiennent le monde, résultent d’un acte divin : « Tu es l’Éternel, Toi seul a fait le ciel, les cieux des cieux et toute leur armée, la terre et tout ce qui est sur elle, les mers et tout ce qu’elles contiennent, et Tu fais vivre toutes choses. » (Néhémie, IX, 6). « Combien nombreuses sont Tes œuvres, Éternel... Toutes espèrent de Toi que Tu leur donneras la nourriture en son temps... Caches-Tu Ton visage, elles disparaissent... Tu envoies Ton esprit, tout est créé... » (Psaumes CIV, 27 sqq). L’idée est courante ; cf. notamment Isaïe, XLVIII, 13 ; XLII, 5 ; Job, XXXIV, 14 sq ; Kuzari, III, 11. La Michna Berakhot (IX, 2) nous impose de dire, à la vue d’une merveille de la nature : « Tu es béni... qui accomplis l’œuvre de la création » (cf. Resh Laqish sur Hagiga 12b et Rauhi ad. loc.). C’est au thème de la création continue que se rapporte probablement la controverse relatée à la Michna Berakhot, VIII, 5 : Selon l’école de Chamaï, la bénédiction sur les lumières à l’issue de Chabbat s’énonce : « Tu es béni... qui a créé la lueur de la flamme », tandis que, selon l’école de Hillel, nous devons dire : « Tu es béni... qui crées les lueurs de la flamme ». (Cf. Joseph Salomo Delmedigo, Ta’alumot Hkhmah, Nobelot Hokhmah, Bâle, 1629, p. 94).


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Une année dans tous les sens

Mercredi 15 janvier 2025

Une nouvelle année commence, et fidèle à mes habitudes depuis dix ans maintenant, se termine une année de poézies, entre bon sens et contresens. C’est également la fin du triptyque en "sens". Pour les trois années à venir, j’espère aller au fond des choses, tout en évitant l’overdose et les pensées moroses.

Bien à vous,
Paul Jeanzé