Le rêve
par
Le début de notre paracha retient notre attention pour une raison bien particulière : la place prise par le rêve dans l’orientation déterminante de l’histoire juive. Déjà, dans la paracha précédente, les deux rêves de Yosseph furent à l’origine de la haine de ses frères et de son séjour forcé en Égypte. Ici aussi, les rêves du Pharaon donneront à Yosseph le pouvoir de changer le destin de deux peuples [1]. Est-ce à dire, comme le pensait Freud, que le rêve est un phénomène cohérent dès que l’on sait l’interpréter scientifiquement ? Certainement pas, nous dira le Talmud, considérant la plupart de nos rêves comme la conséquence « désordonnée » de notre vis psychique et physique, et au sujet desquels le prophète Ze’haria (Zacharie) dire que « les songes ne disent que des vanités » [2]
Quoique tout à fait différentes dans leur contenu et leur signification, les rêves de Yosseph et ceux du Pharaon présentent un point commun : celui d’être le canal qui amènera l’exil d’Égypte. Yosseph sera vendu par ses frères à cause de ses rêves, puis, par l’effet de circonstances diverses, deviendra intendant du domaine d’un dignitaire égyptien pour, par la suite, être jeté en prison et n’en sortir que douze ans plus tard pour interpréter avec succès les rêves du Pharaon. Devenu grâce à cela, vice-roi d’Égypte, il y fera venir toute la famille de son père qui subira, plus tard, pendant plus de deux siècles, les rigueurs de l’esclavage. Nous savons que chaque récit rapporté dans la Torah est précis au plus haut point et qu’il recèle de nombreux enseignements. Si donc l’idée d’exil prend forme dans le Texte au moyen des rêves, c’est qu’il existe un rapport étroit entre le principe du rêve et l’exil. C’est ce qu’il nous faut maintenant expliquer.
Un éléphant dans le chas d’une aiguille
Le r^ve, expliquent nos Maîtres [3], provient de la faculté imaginative de l’homme pouvant réunir deux choses que la réalité ne pourrait concevoir : l’imaginaire et le réel. Pendant le sommeil, les capacités intellectuelles disparaissent pour laisser le champ libre à la faculté imaginative qui peut alors tout inventer : un navire planant dans les airs ou, comme l’illustrera le Talmud, un éléphant passant par le chas d’une aiguille.
Or l’on retrouve précisément la même idée concernant la notion d’exil. L’exil est une sorte de schizophrénie où le Juif perd le contact avec la réalité du judaïsme. Il y a là aussi existence de deux éléments contraires : d’un côté, il priera avec ferveur, manifestant un très grand amour de Hachem, mais pourra commettre aussitôt après la prière des fautes le rabaissant au niveau de l’animal.
Cette tolérance du mal est l’essence même de l’exil. Il ne s’agit pas d’une négation de Hachem mais d’une possibilité qui est donnée au Mal de coexister avec le Bien. Mais cette double existence au sein de l’âme juive ne peut rester « coexistence » : elle devient rapidement conflit , rapport de force et l’exil devient très fort au point d’étouffer le souffle divin. Le Juif construit alors des mondes sur la gloire, la fortune, le pouvoir, jusqu’au moment où l’antisémitisme vient lui rappeler que toutes ces valeurs sont éphémères. C’est le rêve de Pharaon qui voit, dans un premier temps, des vaches grasses brouter tranquillement l’herbe d’un champ : symbole de prospérité et d’assurance. Mais aussitôt, des vaches décharnées s’approchent d’elles et les engloutissent ! Le rêve de l’assimilation s’effondre et le réveil sera cruel et démontrera au Juif que l’exil (le rêve) n’est pas la normalité du judaïsme.
Le sommeil de Hanouka
Les Juifs assimilés de l’époque de Hanouka construisirent eux aussi « des rêves ». Ils pensèrent que le vernis de la civilisation grecque pouvait coexister avec le judaïsme sans que l’un ne porte atteinte à l’autre. Effectivement, l’idée pouvait paraître séduisante durant de nombreuses années, mais lorsque que les Grecs portèrent atteinte au caractère divin du judaïsme, l’hellénisme devint alors un danger mortel pour Israël. Il fallait tirer les Juifs de leur léthargie. Ceux qui en prirent conscience parvinrent, grâce à leur courage et leur foi, à rallumer la Lumière d’Israël. Car c’est de cela dont il s’agit : leur but n’était pas uniquement la restauration matérielle du Temple mais aussi et surtout la renaissance spirituelle du peuple juif. C’est là le sens du passage talmudique selon lequel les Juifs ne trouvèrent qu’une fiole d’huile cachée qui portait le sceau du Cohen Gadol (le Grand Prêtre).
Au-delà de l’événement, cette fiole d’huile, c’est l’âme juive cachée sous les décombres de l’assimilation qui ne demande qu’à être réveillée pour briller et éclairer. Cependant, ce réveil ne peut venir d’un judaïsme tiède et confortable. La victoire militaire et spirituelle des Juifs fidèles à la Tradition provenait d’une volonté profonde de rester attachés à Hachem, au péril même de leur vie.
Nous avons là, peut-être, la dimension positive de l’exil. Lorsque le Temple existait, la Présence divine était si évidente qu’elle ne nécessitait pas, de la part des Juifs, un effort constant pour la ressentir. L’exil, en revanche, oblige le Juif à se dépasser constamment pour retrouver sa normalité. Il est comme un catalyseur qui lui permet de faire briller son âme divine (la fiole d’huile de Hanouka). Dès lors, tout devient possible puisque le miracle n’est que le reflet d’une volonté humaine de dépasser ses limites.
Gérard Touaty (Pour Actualité Juive)
[1] Le peuple égyptien dont il deviendra le vice-roi et le peuple juif(Yaacov et sa famille).
[2] Traité Bera’hoth, p. 55b
[3] Rabbi Chnéour Zalman dans son livre Thora Or ; paracha Vayechev p. 28, 3ème commentaire.