Solal

(1930)
lundi 21 juin 2021
par  Paul Jeanzé

Premières phrases

L’oncle Saltiel s’était réveillé de bonne heure. A la fenêtre du pigeonnier qui, depuis de nombreuses années, lui servait de demeure et qui était posé de travers sur le toit de la fabrique désaffectée, le petit veillard brossait avec minutie sa redingote noisette et chantait à tue-tête que l’Éternel était sa force et sa tour et sa force et sa tour. Il s’arrêtait parfois pour aspirer les senteurs que le vent de mars lançait sur l’île de Céphalonie. Puis il reprenait, les sourcils froncés, son importante besogne. Il sifflotait de bonheur en pensant que dans quatre heures il ferait la promenade habituelle du lundi avec son neveu bien-aimé.

*

Solal revint. Il regarda avec bonté ces misérables de ghetto. A cause d’eux, en somme, il venait de perdre sa fiancée. Les Valeureux respectaient son silence, se sentaient intrus et se tenaient debout derrière les fauteuils empire pour cacher leurs habillements qui leur paraissaient soudain lamentables. Le soir descendait. peu à peu, ils s’en allèrent, les uns après les autres, les mains derrière le dos, oubliant, dans leur désarroi, le seigneur Maïmon, de nouveau endorim.
Dans la pièce obscure, Solal songeait à ce que venait de lui dire Maussane. « Vous allez déguerpir avec votre smalah. naturellement, ces histoires de fiançailles, une plaisanterie. La jeune personne aux colliers de corail me paraît vous convenir mieux. » Pourquoi ce réveil de Maussane, pourquoi cette brusque méchanceté ? Un peuple rieur, poétique, famélique, excessif et désespéré ne méritait-il pas autant de respect que leurs cohortes mécaniques et policées.
(Édition Folio poche – p266 – 267)

*

C’est Solal qui parle dans l’extrait suivant :
– Assez d’histoires de peuple élu. J’en ai assez du peuple élu. je n’ai pas le temps. Peuple élu, en vérité ! Et en quoi élu, ce petit ramassis de rats peureux ? Personne ne les veut, alors ces rats font les artabans et ils disent qu’ils ne daignent pas se mêler aux autres ! Quelle pauvre farce. Un animal en comprendrait le comique. Racontez cette histoire de peuple élu à un chat et il aboiera de délectation et les chiens se tiendront debout sur leur tête et tournoieront ! Fils des prophètes, ces courtiers qui jeûnent une fois par an pour obtenir le pardon ? Ah le beau peuple de l’Esprit ! Oui, comme les rats qu’on traque, vous vous êtes collés les uns aux autres. On ne vous a pas permis de vous mêler aux autres peuples et, comiquement, avec des airs bravaches, ces rats fanfarons ont tiré gloire de leur pureté, de leur persistance ! Et vos prophètes qu’ont-ils fait d’extraordinaire ? (Il baîlla.) Les Grecs ont donné au monde une heure de grandeur, de courage souriant. Et vous autres, avec une outrecuidance énorme, dix pauvres, dix élémentaires règles de conduite bourgeoise ! (Chacune de ses phrases semblait être la seule essentielle qu’il eût prononcée de toute sa vie.) Vous n’en revenez pas encore de cette grandiose invention ! La Loi de Moïse (Il affila son nez.) La belle affaire de ne pas convoiter le boeuf du prochain. Et que voilà du grand héroïsme ! Et d’ailleurs, vous le lui prenez en gage, son boeuf ! Et si vous pouviez lui croquer tout son troupeau, vous en seriez ravis ! (Il éprouva de la joie à manier avec aisance son esprit et arpenta rapidement la chambre. Juvénilement, il se sentait intelligent et il ressentait un plaisir talmudique à prouver le contraire de la vérité.) Et à propos de ces dix malheureux préceptes, tout cet étalage, dans la Bible, de férocité orientale ! Les condamnations à mort pleuvent dans votre Deutéronome. Épictète a fait mieux, et avec plus de modestie. Et quels sont vos grands hommes ? (Il ausculta sa poitrine.) Un Spinoza, qui a mis l’univers à la glacière, ou ce socialiste allemand ? Ou quelque physicien qui a reculé la difficulté ? Race de grenouilles qui s’imaginent élues parce que, rouées de coups, elles croassent : « Justice ! justice ! » Ou quoi, un Heine, ce singe tuberculeux, faiseur de bons mots ? Assez. (Les sourcils obliqués, relevés 🙂 Vous avez fait croire aux bons Chrétiens que vous êtes un peuple extraordinaire, et naïvement, en gens de bonne foi, ils vous ont crus sur parole ! Le nom même d’Israël me fatigue. (Saltiel colla ses mains contre ses oreilles pour ne pas entendre.) Et en admettant même que ce soit vrai, cette histoire d’élection, les dégénérés ont besoin de connaître leur raison de vivre, qu’y aura-t-il de changé ? Ne roulera-t-elle pas à travers les espaces, la citrouille refroidie et vide de sa champigonnière humaine dans quelques millions d’années ? Alors à quoi bon ? Le règne du Messie serait-il provisoire ? Là aussi, que de sottises ! Quand le Messie viendra, tous seront de mignons petits enfants. On s’embêtera. Rien que des justes. Et c’est tout. Quoi, pour ce repos mesquin, tant d’enthousiasme ? Je suis un rénégat, Dieu merci, dites-le au rabbin juif et laissez-moi tous en paix. Je ne vous demande rien. Ne me demandez rien. Je ne recevrai pas le rabbin. Vous pouvez aller.
(Édition Folio poche – p333 – 336)

*

Elle entra doucement dans la chambre de Solal pour remettre la clef à sa place. Mais il se réveilla aussitôt.
– Tu les as vus ?
Elle fit une signe affirmatif et attendit. Écartant ses bras en réveil adolescent, il parla.
– Je suis allé me jeter aux genous de mon seigneur père et cet homme miséricordieux m’a pardonné. Il m’a donné l’ordre de faire une demeure secrète dans ma demeure d’Europe. J’ai obéi. – Il est sage et il comprend que j’ai ma vie occidentale à continuer. – J’ai fait venir des Solal, ceux de Céphalonie et ceux d’ailleurs. Une ville biblique grouille sous la demeure de Son Excellence. Le jour au ministère, à la Chambre, aux réunions du parti. Et la nuit, je vais dans mon pays. Et de jour et de nuit, je suis triste, si triste. – Ceci est aussi un secret. – Le jour, ils dorment et ils attendent ma venue. Quel frémissement quand j’arrive, après le gong. Ils accourent vers moi et ils me conseillent. Ils se réjouissent de mes réussites et m’apprennent à utiliser mes malheurs. Voilà. Ils vivent dans les caves. Les gens du Moyen Age ont tout très bien arrangé. Beaucoup de chambres. Pendant que tu étais à Genève, il n’y a eu qu’à apporter des meubles, des nourritures. Voilà. Étendu à l’orientale, sur des coussins, le ministre de la République française reste à deviser jusqu’au matin avec ses frères. – J’aime la France. Elle est jolie.
– Sol, pourquoi ne m’avoir rien dit, à moi, ta femme ? Pourquoi tout de même ne les avoir pas fait vivre avec moi, dans la lumière ? Vous auriez su persuader votre père et tous les vôtres.
Il leva vers elle des yeux troubles. Il n’osait pas lui dire le vrai secret. Il savait qu’il fallait une science dans le regard et une intelligence dans le coeur pour déceler la grandeur de ses Juifs, et il craignait pour eux le mépris de celle qu’il aimait. Ah, qu’il était difficile de dire la beauté d’Israël à qui ne voyait que les Juifs.
Elle aperçut la Bible, la feuilleta, s’arrêta au Livre de Ruth, indiqua du doigt un passage et lut sans craindre le ridicule : « Ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu. »
Il sourit, détourna la tête et deux larmes coulèrent. Il regarda sa bien-aimée, la serra contre lui. Elle avait dit enfin les mots qu’il attendait depuis longtemps.
(Édition Folio poche – p354 – 357)

*

– J’appartiens à la plus belle race du monde, à la plus noble, à la plus rêveuse, à la plus forte, à la plus douce. Regarde-moi et tu sauras que je dis vrai. Tu n’as pas compris que tu étais hier soir dans une ville sainte et folle et irrémédiable d’humanité. Les quelques ridicules, les quelques impolis, cela joue un grand rôle pour vous autres, les déformés t’ont empêchée de voir les saints, les fils du plus grand, du plus grand, du plus grand peuple de la terre. Certains, oui, s’occupent d’argent. Ils font avec plus de passion, plus de poésie, ce que les hommes de toutes les races font. Comme si les hommes de toutes les autres races détestaient l’argent ! Et d’ailleurs les Argentiers de chez nous s’occupent de ce métal en vertu d’un mobile saint : vivre, résister, durer. Pour que le peuple dure, pour que le fils vive, pour que le Messie vienne. C’est notre forteresse l’argent ; pour nous pauvres bannis, pauvres errants. Et puis à côté de quelques rares parmi les nôtres qui savent le manier magistralement, combien de rêveurs, de poètes, de miséreux, de désintéressés, de petits oncles, de naïfs qui n’ont jamais su s’y prendre, de perdus dans le monde de la matière ! Et il en est d’autres qui dès aujourd’hui étincellent d’une beauté surhumaine. Surhumaine, répéta-t-il avec défi. Il y a quelques grands nations. Nous sommes la plus grande. En vérité, en vérité je te le dis, je suis la plus garnde nation, moi Solal. Souris donc et moque-toi de moi et moque-toi de nous. (Pause.) Nous vous avons donné Dieu. Nous vous avons donné le plus beau livre. Nous vous avons donné l’homme le plus digne d’amour. Nous vous avons donné le plus grand sage. Et tant d’autres. Et moi, entre autres. Moi de plus tard. Et vous verrez toutes les magnificences que nous vous donnerons et tous les ensoleillements. Mais assez parlé de cela, dit-il en baissant les yeux.
– Sol, ne manque pas ta vie à cause d’eux. Qu’y a-t-il de commun entre toi et ces gens ? Tu es noble et beau, tu n’es pas comme ces larves. Aimé, renvoie ces gens.
– Et si je reste avec eux, rien qu’avec eux, toujours en bas ? Plus ministre. Toujours larve ?
– Je suis allée vers eux avec tant de bonne volonté. Je ne m’attendais pas à cela. Je ne peux pas. Je ne veux pas voir, je ne veux pas entendre ces êtres qui viennent me féliciter de ma prétendue conversion ou me souhaiter de bonnes affaires. (Elle l’observa avec méchanceté.) Je veux vivre chez moi, avec mon mari, et non avec tous ces bonhommes impossibles.
Il y eu un long silence. Des larmes montaient aux yeux de Solal. Deux mille années de souffrance courageusement supportées et voici le résultat ! Un peuple qui n’a pas voulu trahir. Qui avait préféré le bûcher au renoncement. Qui préférait la honte au renoncement. Qui préférait les massacres, l’ignominie même. Au Moyen Age, tous ceux qui avaient préféré la mort à l’apostasie. A Carentan, à Blois, à Bray, à Nuremberg, à verdun, à Worms, à Francfort, à Oppenheim, à Mayence, à Burgos, à Barcelone, à Tolède, à Trente et dans d’autres villes, tous ces vaillants qui n’avaient pas voulu renier leur Dieu, qui avaient mis le feu à leurs maisons et s’étaient lancés dans les flammes, en tenant leurs enfants dans leurs bras et en chantant des psaumes. Ces héros, ces humiliés pour Dieu, ces grands nostalgiques pour Dieu, ces faméliques errants à travers les siècles. Ce peuple passionné et fort qui avait traversé l’histoire comme une épée et qui avait marqué la terre de sa marque royale et de son dieu. Ce peuple sublime d’espoir à travers les déserts vers Chanaan et dans les captivités en tant de terres étrangères. Ce peuple qui avait tenu tête, dans sa sainte bourgade, à Rome, et qui avait fait trembler le plus puissant des empires. Ce peuple de l’Esprit. Ce peuple du domaine éternel.
(Édition Folio poche – p380 – 382)

*

Après un mois de deuil, les trois amis que la mort avait épargnés secouèrent les cendres de leurs manteaux et entrèrent dans la vie. Et Mangeclous déclara qu’il voulait partir, qu’il en avait assez de cette palestine « qui dévorait les meilleurs de ses fils ». Michaël lui fit remarquer qu’ils avaient juré à l’oncle de rester à Kfar-Saltiel. Mangeclous ricana.
– Et bien oui, nous avons promis et tu veux que encore que nous tenions ? Mais qui t’as procréé, o^ignorant ?
– Mon père.
– Je me le demande avec suspiscion. En tout cas, jurer est une chose, tenir parole est une deuxième chose. Pourquoi faire les deux ? Une suffit.
– Mais, dit Mattathias, regarde nos frères de Russie, comme ils travaillent avec ardeur !
– Ils sont les concombres et nous sommes le sel, dit énigmatiquement Mangeclous.
– Mais qu’entends-tu par concombres ?
– Concombres, expliqua Mangeclous. Moi je pars. O mes amis, cette Palestine c’est un pays que si tu craches par terre il en sort une sauterelle qui te croque le visage ! J’en ai assez. Et pour tout dire, il y a trop d’Arabes par ici et ce n’est pas hygiénique pour ma santé. Voilà.
Rabbi Maïmon se réveilla.
 Hé jeunes gens, que fais-je en cette terre ? expliquez-le-moi. Suis-je un chrétien pour flétrir mes ans en Palestine ? Moi il me faut des pays où l’on bouge. Suis-je un Gentil pour venir voir un mur ? Et qui me dit que ce Mur des Pleurs est authentique ?
– Le vieux parle bien, dit Mangeclous. Et pourquoi resterions-nous puisque le rabbin Gamaliel lui-même s’est enfui secrètement avec une Sulamite de dix-huit ans ! (- C’est une calmonie ! cria Michaël. Mangeclous haussa les épaules.) D’ailleurs, ajouta-t-il avec férocité, s’il y a des Juifs de Pologne ici c’est parce que les affaires ça ne va pas chez eux. Alors ils se sont dit : « Allons en Palestine, et même là Dieu pourvoira ! » Voilà ma pensée.
Un Juif de Varsovie haussa les épaules et continua d’aiguiser sa faux. Il savait sa foi et son amour. Il aimait Jérusalem et il savait que des millions étaient comme lui.
– Enfants, si je reste ici, conclut Mangeclous en lançant un regard sombre au faucheur, je sens que je vais devenir antisémite et que je vais faire un pogrom, parole d’honneur ! Il y a trop de fils de Jacob par ici. Bref, j’ai la nostalgie de revoir les Chrétiens.
– Ce qui est vrai, dit Michaêl languissamment, c’est qu’on s’embête en cette sainte terre. Et il suça une fleurette.
Il n’y a pas assez d’allées et venues en cette contrée qu’on m’affirme chanaanéenne, soupira Maïmon en se soulevant sur son cercueil. Est-il juste que je ne voie pas les autres pays avant de défaillir dans les bras de l’ange de la mort ? Et suis-je une population pour rester en cette palestine ? Le sel doit être répandu et non concentré.
– Il me semble que le vieux parle juste, dit Mangeclous. Nous sommes le sel, je l’ai dit. Et il me tarde d’aller saler les pays.
– Inutile de développer, dit Mattathias. Nous avons compris. Nous ne sommes pas des Arabes.
– Vous le deviendrez si vous restez ici ! articula Mangeclous en se levant. Bref, je prends une mauvaise graisse dans cette contrée. Suis-je un Juif de la Russie et des contrées de brume pour m’échiner ici ? Ces Russes, qu’ont-ils de commun avec moi que je suis un Juif du soleil ? Mon ami, ces Russes ont des nez que tu peux prendre le café sur leur nez, parole d’honneur ! et après, faire ta sieste à l’ombre de leur nez ! (Le faucheur vint poser sa main lourde sur l’épaule de l’insolent qui ricana honteusement et se tut.)
(Édition Folio poche – p441 – 444)


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Des Poézies qui repartent dans le bon sens

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Bien à vous,
Paul Jeanzé