Mes amis

mercredi 16 décembre 2020
par  Paul Jeanzé
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Il voudrait que la guerre fût oubliée. Il regrette l’année 1910.
À cette époque, paraît-il, les gens étaient honnêtes, sociables. L’armée avait de l’allure. On pouvait faire du crédit. On s’intéressait aux problèmes sociaux.
Quand il parle de tout cela, ses deux yeux – le vrai et le faux – se mouillent et ses cils s’unissent par petites mèches.
L’avant-guerre a sombré si vite qu’il ne peut croire qu’elle n’est plus qu’un souvenir.
Nous aussi, nous abordons les problèmes sociaux. Il y tient. C’est la preuve, pour lui-même, que la guerre ne l’a pas changé.


Le propriétaire m’a donné congé.
Il paraît que les locataires se sont plaints de ce que je ne travaillais pas. Pourtant, je vivais bien sagement. Je descendais doucement l’escalier. Mon amabilité était très grande. Quand la vieille dame du troisième portait un filet trop lourd, je lui aidais à le monter. Je frottais mes pieds sur les trois tapis qui se succèdent avant l’escalier. J’observais le règlement de la maison affiché près de la loge. Je ne crachais pas sur les marches comme le faisait M. Lecoin. Le soir, quand je rentrais, je ne jetais pas les allumettes avec lesquelles je m’étais éclairé. Et je payais mon loyer, oui je le payais. Il est vrai que je n’avais jamais donné de denier à Dieu à la concierge, mais, tout de même, je ne la dérangeais pas beaucoup. Seulement une ou deux fois par semaine, je rentrais après dix heures. Ce n’est rien pour une concierge de tirer le cordon. Cela se fait machinalement, en dormant.
J’habitais au sixième, loin des appartements. Je ne chantais pas, je ne riais pas, par délicatesse, parce que je ne travaillais pas.
Un homme comme moi, qui ne travaille pas, qui ne veut pas travailler, sera toujours détesté.
J’étais, dans cette maison d’ouvrier, le fou, qu’au fond, tous auraient voulu être. J’étais celui qui se privait de viande, de cinéma, de laine, pour être libre. J’étais celui qui, sans le vouloir, rappelait chaque jour aux gens leur condition misérable.
On ne m’a pas pardonné d’être libre et de ne point redouter la misère.
Le propriétaire m’a donné congé, légalement, sur papier timbré.
Mes voisins lui ont dit que j’étais sale, fier, et peut-être même, que des femmes venaient chez moi.
Dieu sait comme je suis généreux. Dieu sait toutes les bonnes actions que j’ai faites.
De même que je me rappelle un monsieur qui, quand j’étais petit, me donna quelques sous, de même beaucoup d’enfants se souviendront de moi lorsqu’ils auront grandi, car souvent je leur fais des cadeaux.
C’est une joie immense de savoir que j’existerai toujours dans ces âmes.
Il va falloir quitter ma chambre. Ma vie est-elle donc anormale au point de scandaliser le monde ? Je ne peux le croire.
Dans quinze jours, je serai ailleurs, je n’aurai plus la clef de cette chambre où j’ai vécu trois années, où mes habits de soldat sont tombés, où, démobilisé, j’ai cru que j’allais être heureux.
Oui, dans quinze jours je vais partir. Alors, les voisins auront peut-être du remords, car les changements touchent toujours, même les plus insensibles. Ils auront peut-être, une seconde seulement, la sensation d’avoir été méchants. Cela me suffira.
Ils viendront dans ma chambre vide et, comme il n’y aura plus de meubles, ils regarderont dans les placards. Mais ils ne verront rien.
C’est fini. Le soleil ne me dira plus l’heure sur le mur. Le malade qui habite sur mon palier va mourir, quinze jours après mon départ, car il faut qu’il y ait du nouveau. On repeindra quelque chose. Des ouvriers répareront le toit.
C’est curieux comme tout change sans vous.


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