Peste (La) – 2/3 – Le plaidoyer contre la peine de mort

(1947)
lundi 21 juin 2021
par  Paul Jeanzé
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– Rieux, dit Tarrou sur un ton très naturel, vous n’avez jamais cherché à savoir qui j’étais ? Avez-vous de l’amitié pour moi ?
– Oui, répondit le docteur, j’ai de l’amitié pour vous. Mais jusqu’ici le temps nous a manqué.
– Bon, cela me rassure. Voulez-vous que cette heure soit celle de l’amitié ?
Pour toute réponse, Rieux lui sourit.
Eh bien, voilà…
Quelques rues plus loin, une auto sembla glisser longuement sur le pavé mouillé. Elle s’éloigna et, après elle, des exclamations confuses, venues de loin, rompirent encore le silence. Puis il retomba sur les deux hommes avec tout son poids de ciel et d’étoiles. Tarrou s’était levé pour se percher sur le parapet de la terrasse, face à Rieux, tou-jours tassé au creux de sa chaise. On ne voyait de lui qu’une forme massive, découpée dans le ciel. Il parla longtemps et voici à peu près son discours reconstitué :
« Disons pour simplifier, Rieux, que je souffrais déjà de la peste bien avant de connaître cette ville et cette épidémie. C’est assez dire que je suis comme tout le monde. Mais il y a des gens qui ne le savent pas, ou qui se trouvent bien dans cet état, et des gens qui le savent et qui voudraient en sortir. Moi, j’ai toujours voulu en sortir.
« Quand j’étais jeune, je vivais avec l’idée de mon innocence, c’est-à-dire avec pas d’idée du tout. je n’ai pas le genre tourmenté, j’ai débuté comme il convenait. Tout me réussissait, j’étais à l’aise dans l’intelligence, au mieux avec les femmes, et si j’avais quelques inquiétudes, elles passaient comme elles étaient venues. Un jour, j’ai commencé à réfléchir. Maintenant…
« Il faut vous dire que je n’étais pas pauvre comme vous. Mon père était avocat général, ce qui est une situation. Pourtant, il n’en portait pas l’air, étant de naturel bonhomme. Ma mère était simple et effacée, je n’ai jamais cessé de l’aimer, mais je préfère ne pas en parler. Lui s’occupait de moi avec affection et je crois même qu’il essayait de me comprendre. Il avait des aventures au dehors, j’en suis sûr maintenant, et, aussi bien, je suis loin de m’en indigner. Il se conduisait en tout cela comme il fallait attendre qu’il se conduisît, sans choquer personne. Pour parler bref, il n’était pas très original et, aujourd’hui qu’il est mort, je me rends compte que s’il n’a pas vécu comme un saint, il n’a pas été non plus un mauvais homme. Il tenait le milieu, voilà tout, et c’est le type d’homme pour lequel on se sent une affection raisonnable, celle qui fait qu’on continue.
« Il avait cependant une particularité : le grand indicateur Chaix était son livre de chevet. Ce n’était pas qu’il voyageât, sauf aux vacances, pour aller en Bretagne où il avait une petite propriété. Mais il était à même de vous dire exactement les heures de départ et d’arrivée du Paris-Berlin, les combinaisons d’horaires qu’il fallait faire pour aller de Lyon à Varsovie, le kilométrage exact entre les capitales de votre choix. Êtes-vous capable de dire comment on va de Briançon à Chamonix ? Même un chef de gare s’y perdrait. Mon père ne s’y perdait pas. Il s’exerçait à peu près tous les soirs à enrichir ses connaissances sur ce point, et il en était plutôt fier. Cela m’amusait beaucoup, et je le questionnais souvent, ravi de vérifier ses réponses dans le Chaix et de reconnaître qu’il ne s’était pas trompé. Ces petits exercices nous ont beaucoup liés l’un à l’autre, car je lui fournissais un auditoire dont il appréciait la bonne volonté. Quant à moi, je trouvais que cette supériorité qui avait trait aux chemins de fer en valait bien une autre.
« Mais je me laisse aller et je risque de donner trop d’importance à cet honnête homme. Car, pour finir, il n’a eu qu’une influence indirecte sur ma détermination. Tout au plus m’a-t-il fourni une occasion. Quand j’ai eu dix-sept ans, en effet, mon père m’a invité à aller l’écouter. Il s’agissait d’une affaire importante, en Cour d’assises, et, certaine-ment, il avait pensé qu’il apparaîtrait sous son meilleur jour. je crois aussi qu’il comptait sur cette cérémonie, propre à frapper les jeunes imaginations, pour me pousser à entrer dans la carrière que lui-même avait choisie. J’avais accepté, parce que cela faisait plaisir à mon père et parce que, aussi bien, j’étais curieux de le voir et de l’entendre dans un autre rôle que celui qu’il jouait parmi nous. je ne pensais à rien de plus. Ce qui se passait dans un tribunal m’avait toujours paru aussi naturel et inévitable qu’une revue de 14 juillet ou une distribution de prix. J’en avais une idée fort abstraite et qui ne me gênait pas.
« Je n’ai pourtant gardé de cette journée qu’une seule image, celle du coupable. Je crois qu’il était coupable en effet, il importe peu de quoi. Mais ce petit homme au poil roux et pauvre, d’une trentaine d’années, paraissait si décidé à tout reconnaître, si sincèrement effrayé par ce qu’il avait fait et ce qu’on allait lui faire, qu’au bout de quelques minutes, je n’eus plus d’yeux que pour lui. Il avait l’air d’un hibou effarouché par une lumière trop vive. Le nœud de sa cravate ne s’ajustait pas exactement à l’angle du col. Il se rongeait les ongles d’une seule main, la droite… Bref, je n’insiste pas, vous avez compris qu’il était vivant.
« Mais moi, je m’en apercevais brusquement, alors que, jusqu’ici, je n’avais pensé à lui qu’à travers la catégorie commode d’« inculpé ». Je ne puis dire que j’oubliais alors mon père, mais quelque chose me serait le ventre qui m’enlevait toute autre attention que celle que je portais au prévenu. Je n’écoutais presque rien, je sentais qu’on voulait tuer cet homme vivant et un instinct formidable comme une vague me portait à ses côtés avec une sorte d’aveuglement entêté. je ne me ré-veillais vraiment qu’avec le réquisitoire de mon père.
« Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents. Et je compris qu’il demandait la mort de cet homme au nom de la société et qu’il demandait même qu’on lui coupât le cou. Il disait seulement, il est vrai : « Cette tête doit tomber. » Mais, à la fin, la différence n’était pas grande. Et cela revint au même, en effet, puisqu’il obtint cette tête. Simplement, ce n’est pas lui qui fit alors le travail. Et moi qui suivis l’affaire ensuite jusqu’à sa conclusion, exclusivement, j’eus avec ce malheureux une intimité bien plus vertigineuse que ne l’eut jamais mon père. Celui-ci devait pourtant, selon la coutume, assister à ce qu’on appelait poliment les derniers moments et qu’il faut bien nommer le plus abject des assassinats.
« À partir de ce moment, je ne pus regarder l’indicateur Chaix qu’avec un dégoût abominable. À partir de ce moment, je m’intéressai avec horreur à la justice, aux condamnations à mort, aux exécutions et je constatai avec un vertige que mon père avait dû assister plu-sieurs fois à l’assassinat et que c’était les jours où, justement, il se levait très tôt. Oui, il remontait son réveil dans ces cas-là. je n’osai pas en parler à ma mère, mais je l’observai mieux alors et je compris qu’il n’y avait plus rien entre eux et qu’elle menait une vie de renoncement. Cela m’aida à lui pardonner, comme je disais alors. Plus tard, je sus qu’il n’y avait rien à lui pardonner, parce qu’elle avait été pauvre toute sa vie jusqu’à son mariage et que la pauvreté lui avait appris la résignation.
« Vous attendez sans doute que je vous dise que je suis parti aussi-tôt. Non, je suis resté plusieurs mois, presque une année. Mais j’avais le cœur malade. Un soir, mon père demanda son réveil parce qu’il devait se lever tôt. je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, quand il revint, j’étais parti. Disons tout de suite que mon père me fit rechercher, que j’allai le voir, que sans rien expliquer, je lui dis calmement que je me tuerais s’il me forçait à revenir. Il finit par accepter, car il était de naturel plutôt doux, me fit un discours sur la stupidité qu’il y avait à vouloir vivre sa vie (c’est ainsi qu’il s’expliquait mon geste et je ne le dissuadai point), mille recommandations, et réprima les larmes sincères qui lui venaient. Par la suite, assez longtemps après cependant, je revins régulièrement voir ma mère et je le rencontrai alors. Ces rapports lui suffirent, je crois. Pour moi, je n’avais pas d’animosité contre lui, seulement un peu de tristesse au cœur. Quand il mourut, je pris ma mère avec moi et elle y serait encore si elle n’était pas morte à son tour.
« J’ai longuement insisté sur ce début parce qu’il fut en effet au début de tout. J’irai plus vite maintenant. J’ai connu la pauvreté à dix-huit ans, au sortir de l’aisance. J’ai fait mille métiers pour gagner ma vie. Ça ne m’a pas trop mal réussi. Mais ce qui m’intéressait, c’était la condamnation à mort. Je voulais régler un compte avec le hibou roux. En conséquence, j’ai fait de la politique comme on dit. Je ne voulais pas être un pestiféré, voilà tout. J’ai cru que la société où je vivais était celle qui reposait sur la condamnation à mort et qu’en la combattant, je combattrais l’assassinat. je l’ai cru, d’autres nie l’ont dit et, pour finir, c’était vrai en grande partie. Je me suis donc mis avec les autres que j’aimais et que je n’ai pas cessé d’aimer. J’y suis resté longtemps et il n’est pas de pays en Europe dont je n’aie partagé les luttes. Passons.
« Bien entendu, je savais que, nous aussi, nous prononcions, à l’oc-casion, des condamnations. Mais on me disait que ces quelques morts étaient nécessaires pour amener un monde où l’on ne tuerait plus per-sonne. C’était vrai d’une certaine manière et, après tout, peut-être ne suis-je pas capable de me maintenir dans ce genre de vérités. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’hésitais. Mais je pensais au hibou et cela pouvait continuer. jusqu’au jour où j’ai vu une exécution (c’était en Hongrie) et le même vertige qui avait saisi l’enfant que j’étais a obscurci mes yeux d’homme.
« Vous n’avez jamais vu fusiller un homme ? Non, bien sûr, cela se fait généralement sur invitation et le public est choisi d’avance. Le résultat est que vous en êtes resté aux estampes et aux livres. Un bandeau, un poteau, et au loin quelques soldats. Eh bien, non ! Savez-vous que le peloton des fusilleurs se place au contraire à un mètre cinquante du condamné ? Savez-vous que si le condamné faisait deux pas en avant, il heurterait les fusils avec sa poitrine ? Savez-vous qu’à cette courte distance, les fusilleurs concentrent leur tir sur la région du cœur et qu’à eux tous, avec leurs grosses balles, ils y font un trou où l’on pourrait mettre le poing ? Non, vous ne le savez pas parce que ce sont là des détails dont on ne parle pas. Le sommeil des hommes est plus sacré que la vie pour les pestiférés. On ne doit pas empêcher les braves gens de dormir. Il y faudrait du mauvais goût, et le goût consiste à ne pas insister, tout le monde sait ça. Mais moi, je n’ai pas bien dormi depuis ce temps-là. Le mauvais goût m’est resté dans la bouche et je n’ai pas cessé d’insister, c’est-à-dire d’y penser.
« J’ai compris alors que moi, du moins, je n’avais pas cessé d’être un pestiféré pendant toutes ces longues années où pourtant, de toute mon âme, je croyais lutter justement contre la peste. J’ai appris que j’avais indirectement souscrit à la mort de milliers d’hommes, que j’avais même provoqué cette mort en trouvant bons les actions et les principes qui l’avaient fatalement entraînée. Les autres ne semblaient pas gênés par cela ou du moins ils n’en parlaient jamais spontanément. Moi, j’avais la gorge nouée. J’étais avec eux et j’étais pourtant seul. Quand il m’arrivait d’exprimer mes scrupules, ils me disaient qu’il fallait réfléchir à ce qui était en jeu et ils me donnaient des raisons sou-vent impressionnantes, pour me faire avaler ce que je n’arrivais pas à déglutir. Mais je répondais que les grands pestiférés, ceux qui mettent des robes rouges, ont aussi d’excellentes raisons dans ces cas-là, et que si j’admettais les raison-, de force majeure et les nécessités invoquées par les petits pestiférés, je ne pourrais pas rejeter celles des grands. Ils me faisaient remarquer que la bonne manière de donner raison aux robes rouges était de leur laisser l’exclusivité de la condamnation. Mais je me disais alors que, si l’on cédait une fois, il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Il me semble que l’histoire m’a donne raison, aujourd’hui c’est à qui tuera le plus. Ils sont tous dans la fureur du meurtre, et ils ne peuvent pas faire autrement. « Mon affaire à moi, en tout cas, ce n’était pas le raisonnement. C’était le hibou roux, cette sale aventure où de sales bouches empestées annonçaient à un homme dans les chaînes qu’il allait mourir et réglaient toutes choses pour qu’il meure, en effet, après des nuits et des nuits d’agonie pendant lesquelles il attendait d’être assassiné les yeux ouverts. Mon affaire, c’était le trou dans la poitrine. Et je me disais qu’en attendant, et pour ma part au moins, je refuserais de jamais donner une seule raison, une seule, vous entendez, à cette dégoûtante boucherie. Oui, j’ai choisi cet aveuglement obstiné en attendant d’y voir plus clair.
« Depuis, je n’ai pas changé. Cela fait longtemps que j’ai honte, honte à mourir d’avoir été, fût-ce de loin, fût-ce dans la bonne volonté, un meurtrier à mon tour. Avec le temps, j’ai simplement aperçu que même ceux qui étaient meilleurs que d’autres ne pouvaient s’empêcher aujourd’hui de tuer ou de laisser tuer parce que c’était dans la logique où ils vivaient, et que nous ne pouvions pas faire un geste en ce monde sans risquer de faire mourir. Oui, j’ai continué d’avoir honte, j’ai appris cela, que nous étions tous dans la peste, et j’ai perdu la paix. Je la cherche encore aujourd’hui, essayant de les comprendre tous et de n’être l’ennemi mortel de personne. Je sais seulement qu’il faut faire ce qu’il faut pour ne plus être un pestiféré et que c’est là ce qui peut, seul, nous faire espérer la paix, ou une bonne mort à son défaut. C’est cela qui peut soulager les hommes et, sinon les sauver, du moins leur faire le moins de mal possible et même parfois un peu de bien. Et c’est pourquoi j’ai décidé de refuser tout ce qui, de près ou de loin, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, fait mourir ou justifie qu’on fasse mourir.
« C’est pourquoi encore cette épidémie ne m’apprend rien, sinon qu’il faut la combattre à vos côtés. Je sais de science certaine (oui, Rieux, je sais tout de la vie, vous le voyez bien) que chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n’en est indemne. Et qu’il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d’un autre et à lui coller l’infection. Ce qui est naturel, c’est le microbe. Le reste, la santé, l’intégrité, la pureté, si vous voulez, c’est un effet de la volonté et d’une volonté qui ne doit jamais s’arrêter. L’honnête homme, celui qui n’infecte presque personne, c’est celui qui a le moins de distractions possible. Et il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait ! Oui, Rieux, c’est bien fatigant d’être un pestiféré. Mais c’est encore plus fatigant de ne pas vouloir l’être. C’est pour cela que tout le monde se montre fatigué, puisque tout le monde, aujourd’hui, se trouve un peu pestiféré. Mais c’est pour cela que quelques-uns, qui veulent cesser de l’être, connaissent une extrémité de fatigue dont rien ne les délivrera plus que la mort.
« D’ici là, je sais que je ne vaux plus rien pour ce monde lui-même et qu’à partir du moment où j’ai renoncé à tuer, je me suis condamné à un exil définitif. Ce sont les autres qui feront l’histoire. je sais aussi que je ne puis apparemment juger ces autres. Il y a une qualité qui me manque pour faire un meurtrier raisonnable. Ce n’est donc pas une supériorité. Mais maintenant, je consens à être ce que je suis, j’ai appris la modestie. Je dis seulement qu’il y a sur cette terre des fléaux et des victimes et qu’il faut, autant qu’il est possible, refuser d’être avec le fléau. Cela vous paraîtra peut-être un peu simple, et je ne sais si cela est simple, mais je sais que cela est vrai. J’ai entendu tant de raisonnements qui ont failli me tourner la tête, et qui ont tourné suffisamment d’autres têtes pour les faire consentir à l’assassinat, que j’ai compris que tout le malheur des hommes venait de ce qu’ils ne tenaient pas un langage clair. J’ai pris le parti alors de parler et d’agir clairement, pour me mettre sur le bon chemin. Par conséquent, je dis qu’il y a les fléaux et les victimes, et rien de plus. Si, disant cela, je deviens fléau moi-même, du moins, je n’y suis pas consentant. J’essaie d’être un meurtrier innocent. Vous voyez que ce n’est pas une grande ambition.
« Il faudrait, bien sûr, qu’il y eût une troisième catégorie, celle des vrais médecins, niais c’est un fait qu’on n’en rencontre pas beaucoup et que ce doit être difficile. C’est pourquoi j’ai décidé de me mettre du côté des victimes, en toute occasion, pour limiter les dégâts. Au milieu d’elles, je peux du moins chercher comment on arrive à la troisième catégorie, c’est-à-dire à la paix. »


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