Chapitre I

lundi 13 février 2023
par  Paul Jeanzé
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Un dimanche de novembre, un navire qui avait doublé le cap nord-ouest de l’île arriva en vue de Ferreal.

Le dimanche après-midi, les habitants flânent sur le chemin qui longe la calanque au fond de laquelle s’élève leur ville ; ils poussent jusqu’à la mer et s’arrêtent au pied de la tour à demi démantelée qui défendait autrefois l’entrée du port contre les incursions des corsaires barbaresques. Et ceux qui contemplaient l’horizon virent donc avec surprise approcher ce navire inconnu.

Des gamins perchés en haut de la tour jetèrent des cris et les promeneurs se groupèrent, comme chaque jeudi, pour voir arriver le courrier qui relie l’île au continent.

Maintenant, le navire mettait le cap droit sur la calanque.

—  Il va entrer !

—  Non ! il est trop grand.

—  Il ne pourra pas tourner !… ni accoster…

Un coup de sirène couvrit toutes les voix, une sorte de cri enroué et sinistre. À bord, il y avait du monde qui voulait se faire connaître, puisque la sirène appelait. Des promeneurs accouraient. Tous s’alignèrent au ras des rochers, en face du phare qui se dresse sur l’autre rive, et regardèrent s’avancer sourdement et prudemment le navire.

—  Il s’appelle l’Andromède ! lança une voix.

C’était un cargo long de soixante et quelques mètres, lourd et solide de lignes, aux flancs légèrement bombés, un cargo noir fait pour voyager par tous les temps et transporter beaucoup de marchandises. Il avait dû essuyer une mauvaise mer, car sur le pont régnait le désordre. À l’avant, se tenaient plusieurs hommes, sales, débraillés, pieds nus.

—  Il n’est pas neuf !

—  Il vient d’où ?

—  Et quoi faire, ici ?

Une des rares autos qui circulent dans l’île parut sur le chemin et s’arrêta juste à la hauteur de la plage sur laquelle on tire les barques à radouber. Il en descendit le vieux Quintana, un riche bourgeois de Ferreal, dont les deux voiliers faisaient le trafic avec le continent, puis Ramon, un beau gars, ancien boxeur-amateur, que ses amis appelaient encore « le Kid », et que la fille Quintana s’était payée pour mari. Ils s’approchèrent du parapet bordant le chemin et regardèrent aussi le cargo qui avançait en poussant des ronflements, en lâchant un souffle de fumée jaunâtre. Soudain, le vieux Quintana leva le bras. Un homme qui arpentait la passerelle agita sa casquette.

Alors, on entendit crier dans une langue étrangère ; puis un sifflement de vapeur, un roulement de chaînes, et l’ancre tomba à l’eau. Immédiatement, un canot monté par deux hommes s’éloigna.

Dans la foule bruyante qui s’était massée, on n’avait de regards que pour le navire qui commençait à manœuvrer. Il tournerait sur son ancre, en s’aidant des amarres que les deux hommes de l’équipage avaient fixées sur la rive. Son hélice donnait dans l’eau des tapes formidables et y laissait un sillage d’écume. Et, brusquement, le vieux Quintana cria de sa voix pointue : « Doucement, capitaine ! »

—  C’est à lui ?

—  Voici trois semaines, il a pris le courrier !

—  Qu’est-ce qu’il en fera de ce cargo ?

Aux dernières élections, le vieux Quintana avait été élu conseiller, un de ses amis nommé maire. Depuis plusieurs années, on parlait d’approfondir et d’élargir le port pour que des vapeurs plus importants que leur courrier puissent enfin entrer. C’était peut-être le commencement !

—  Mieux aurait valu faire venir une drague.

—  Il va s’échouer !

—  Il passera !

—  Non !

L’Andromède fermait presque complètement la calanque ; s’il sombrait, toutes les barques de pêche resteraient bloquées. Des pêcheurs murmuraient ; l’un d’eux marcha vers les Quintana.

—  Pépé Anton’ ! lui cria le patron Garcia, attends la fin.

Là-bas, sur le pont, où traînaient des cordages et des planches, des hommes couraient, s’agitaient, pas assez nombreux pour exécuter tous les ordres que leur lançait le capitaine. Cependant, la proue du cargo s’écartait de la rive où quelques barques étaient échouées. Aux curieux, il présentait sa poupe, avec d’énormes lettres peintes Andromède, et, en dessous, le nom de son port d’attache, si effacé, celui-là, qu’on ne réussissait pas à le lire.

—  Oh ! en tout cas, il vient de loin.

Il achevait sa manœuvre. On entendait encore un bruit de vapeur, les cris du capitaine, ceux des matelots, un roulement de chaînes. Ensuite, il fit machine arrière ; son hélice battit l’eau à gros bouillons, tourna lourdement, s’immobilisa. Des amarres furent jetées.

Où l’Andromède avait abordé, des pierres et des ordures s’amoncelaient ; l’escalier conduisant au quai était fait de marches creuses et descellées. Depuis bien des années les voiliers accostaient au fond du port.

—  Alors, il ne vient pas charger ?

—  Non plus pour décharger ?

Dans la foule, beaucoup eussent voulu descendre l’escalier derrière les Quintana. Mais le vieux était un fichu grincheux. On se contenterait de regarder l’Andromède du haut du chemin – seulement, on n’entendrait rien. Une passerelle fut lancée, les Quintana s’y engagèrent. Le capitaine souriait ; près de lui se tenait son équipage, des gaillards drôlement affublés, qui ne lui faisaient pas honneur. Les Quintana et le capitaine se serrèrent la main ; ils se mirent en marche vers l’avant, tandis qu’un marin accrochait un écriteau.

—  Défense de monter !

Mais ils étaient plusieurs curieux qui combinaient déjà de se glisser sur l’Andromède ; d’autres qui se disaient que Ramon, un ancien camarade, leur fournirait l’occasion de le visiter en détail. Car il ne repartirait pas demain, vu que les matelots l’amarraient avec des chaînes.

Le vieux Quintana, suivi de Ramon et du capitaine, en faisait lentement le tour. Il s’arrêtait, tâtait, mesurait en ouvrant ses petits bras, renversait la tête, discutait, bref, comme celui qui examine une marchandise avant que d’en prendre livraison. Et ça ne faisait plus un doute pour personne : le vieux était le propriétaire du navire !

—  Par exemple, cette fois-ci, il n’a peut-être pas conclu une bonne affaire.

—  Avant qu’ils aient approfondi le port, son cargo sera pourri.

—  Il paraît déjà en mauvais état.

On le voyait de près, l’Andromède, immobile, comme prisonnier, et il ne surprenait plus autant. Çà et là, sous les couches de minium, de larges taches de rouille apparaissaient. Au-dessus de la ligne de flottaison, sa coque d’un noir usé par l’air et par les vagues se montrait bosselée en maints endroits. Les mâts étaient d’un jaune pisseux, la passerelle de commandement d’un blanc terne, le pont grisâtre. Un navire qu’on ne peint plus, on le livre à la rouille, à toutes les maladies sournoises qui ne cessent de le menacer depuis son premier voyage.

—  Le vieux Quintana le fera retaper !

Il arrivait des gens qui ne descendent jamais au port. Mais depuis combien d’années y avait-on vu un grand bateau ? C’était un événement presque aussi extraordinaire que cette apparition au-dessus de l’île du premier avion. Et ils allaient de groupe en groupe, écoutaient, questionnaient. On ne savait rien de précis, on n’en saurait pas davantage, à présent ! Sur l’Andromède, que le crépuscule enveloppait, on ne bougeait guère, on n’allumait aucun feu, pas même ceux de position.

Derrière un marin, porteur d’une lampe-tempête, on apercevait la silhouette rabougrie et sautillante du vieux Quintana. Il se renseignait ! Seulement, cet homme-là, on ne pouvait en tirer une parole, et il se livrait à toutes sortes de manigances. Peu à peu, la foule se dispersa.

Il n’y avait plus personne devant l’Andromède lorsque les Quintana regagnèrent leur auto. Ils habitaient une maison spacieuse et neuve du quartier moderne. Dans les rues étroites du vieux Ferreal, on ne grogna pas pour laisser passer leur voiture. On parlait de l’arrivée de ce cargo comme d’un bon présage, les jeunes qui se promenaient en bandes, les anciens qui allaient déjà manger leur soupe. En s’installant à la mairie, le vieux Quintana et ses amis avaient fait la promesse de procurer du travail. L’île était pauvre et ne pouvait nourrir tout son monde, et depuis environ un siècle on y confectionnait, à la main, des chaussures dont le courrier emportait des paires et des paires. Mais cette crise qui sévissait sur le continent, on en ressentait les effets ; on ne travaillait plus que quelques jours par semaine, au ralenti. Ah ! certes, au début de l’hiver, de l’ouvrage serait le bienvenu.

Et au port, au café La Marine, bruyamment les pêcheurs s’entretenaient de l’arrivée de l’Andromède. Ils n’en attendaient rien de bon, eux.

—  Si le temps se gâte ! cria pépé Anton’, il ne pourra plus ressortir. Il nous emmerdera…

—  Jamais il ne repartira !

C’était un marin de l’Andromède, assis à une table avec plusieurs de ses camarades, qui lançait cette nouvelle surprenante – le même qui avait commandé à boire au patron, dans le dialecte de l’île.

—  Je vais vous expliquer, reprit-il. Le vieux qui parlait à notre capitaine, on l’a vu un jour à Barcelone, sur l’Andromède, qui se rouillait avec d’autres cargos qui ne trouvent plus de fret, et que leurs armateurs vendent au prix de la ferraille.

—  Alors, le vieux Quintana a réussi un joli coup ? questionna pépé Anton’.

Quelques jeunes étaient déjà en route pour la ville, fiers de connaître l’histoire. Le dimanche, après avoir dîné, on tourne encore sur la place de la Borne. À Ferreal, où chacun est à l’affût des nouvelles, on sut que l’Andromède n’était rien qu’un cargo démodé dont on débarrassait le continent. Il encombrerait leur port – petit, mais sûr. Et on se demandait ce que les Quintana, qui n’avaient point une réputation de risque-tout, projetaient d’en faire ?… Un deuxième courrier ?


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