Zéro et l’infini (Le)

Arthur Koestler (1938 – 1940)
jeudi 11 février 2021
par  Paul Jeanzé
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Le Parti n’a jamais tort, dit Roubachof. Toi et moi, nous pouvons nous tromper. Mais pas le parti. Le Parti, camarade, est quelque chose de plus grand que toi et moi et que mille autres comme toi et moi. Le Parti, c’est l’incarnation de l’idée révolutionnaire dans l’Histoire. L’Histoire ne connaît ni scrupules ni hésitations. Inerte et infaillible, elle coule vers son but. À chaque courbe de son cours elle dépose la boue qu’elle charrie et les cadavres des noyés. L’Histoire connaît son chemin. Elle ne commet pas d’erreurs. Quiconque n’a pas une foi absolue dans l’Histoire n’est pas à sa place dans les rangs du Parti.
Le livre de poche – p. 49


Roubachof avait été roué de coups à maintes reprises pendant son dernier séjour en prison, mais cette méthode-ci, il ne la connaissait que par ouï-dire. Il savait par expérience que toute douleur physique connue est supportable ; si on savait d’avance exactement ce qui allait vous arriver, on le supportait comme une opération chirurgicale – par exemple, l’extraction d’une dent. Seul l’inconnu était vraiment mauvais ; il ne vous donnait aucune chance de prévoir vos réactions, et n’offrait aucune échelle sur laquelle calculer votre capacité de résistance. Et le pire était la crainte de dire ou de faire alors quelque chose d’irrévocable.
Le livre de poche – p. 55


[…]tout son passé était devenu douloureux et suppurait au moindre contact. Son passé, c’était le Mouvement, le Parti ; présent et avenir, eux aussi, appartenaient au Parti ; mais son passé, c’était le Parti même. Et c’était ce passé qui était soudain remis en question. Le corps chaud et vivant du Parti lui apparaissait couvert de plaies – des plaies pustuleuses, des stigmates ensanglantés. Où donc dans l’Histoire trouvait-on des saints aussi malades ? Une bonne cause avait-elle jamais été plus mal représentée ? Si le Parti incarnait la volonté de l’Histoire, alors l’Histoire elle-même était malade.
Le livre de poche – p. 61


[…]Car le mouvement était sans scrupule ; il roulait vers son but avec insouciance et déposait les cadavres des noyés le long des méandres de son cours. Son lit faisait de nombreuses boucles et bien des méandres ; c’était la loi de son être. Et quiconque ne pouvait pas suivre son cours sinueux était rejeté à la rive ; car telle était sa loi. Les mobiles de l’individu ne lui importaient pas. Sa conscience n’importait pas au Parti, qui n’avait cure de ce qui se passait dans sa tête et dans son cœur. Le parti ne connaissait qu’un seul crime : s’écarter du chemin ; qu’un seul châtiment : la mort. La mort n’était pas un mystère dans le mouvement ; elle n’avait rien d’élevé ; c’était la solution logique des divergences politiques.
Le livre de poche – p. 75


[…]N’y mêlons pas les masses, reprit-il. Vous ne savez rien d’elles. Ni moi non plus sans doute. Naguère, lorsque existait encore le grand « nous », nous les comprenions comme personne le les avait encore comprises. Nous avions pénétré dans leurs profondeurs, nous travaillions sur la matière première de l’histoire elle-même…
[…]
Dans ce temps-là, poursuivit Roubachof, on nous appelait le Parti de la Plèbe. Les autres, que connaissaient-ils de l’histoire ? Des rides passagères, de petits remous et des vagues qui déferlent. Ils s’étonnaient des formes changeantes de la surface et ne savaient pas les expliquer. Mais nous étions descendus dans les profondeurs, dans les masses amorphes et anonymes, qui en tous temps constituent la substance de l’histoire ; et nous étions les premiers à découvrir les lois qui en régissent les mouvements – les lois de son inertie, celles des lentes transformations de sa structure moléculaire, et celles de ses soudaines éruptions. C’était la grandeur de notre doctrine. Les Jacobins étaient des moralistes ; nous étions des empiriques. Nous avons creusé dans la boue primitive de l’histoire et nous y avons découvert ses lois. Nous connaissions l’humanité mieux qu’aucun homme ne l’a jamais connue ; voilà pourquoi notre révolution a réussi. Et maintenant, vous avez tout fait rentrer sous terre…
Le livre de poche – p. 84 – 85


[…] »Pour nous, la question de la bonne foi subjective est dépourvue d’intérêt. Celui qui a tort doit expier ; celui qui a raison recevra l’absolution. C’est la loi du crédit historique ; c’était notre loi. »

« L’Histoire nous a appris que souvent les mensonges la servent mieux que la vérité ; car l’homme est paresseux, et il faut lui faire traverser le désert pendant quarante ans, avant chaque étape de son développement. Et pour le forcer à franchir le désert, force menaces et forces promesses sont nécessaires ; il a besoin de terreurs imaginaires et d’imaginaires consolations, sans quoi il va s’asseoir et se reposer prématurément et va s’amuser à adorer des veaux d’or. »

« Nous avons appris l’Histoire plus à fond que les autres. Nous différons de tous les autres par la pureté de notre logique. Nous savons que la vertu ne compte pas
devant l’Histoire, et que les crimes restent impunis ; mais que chaque erreur a ses conséquences et se venge jusqu’à la septième génération. Aussi avons-nous
concentré nos efforts sur les mesures visant à prévenir l’erreur et à en déduire jusqu’aux germes. Jamais dans l’Histoire une telle possibilité d’action sur l’avenir de
l’humanité n’avait été concentrée en si peu de mains. Chaque idée fausse que nous traduisons en acte est un crime contre les générations futures. Nous sommes donc
tenus de punir les idées fausses comme d’autres punissent les crimes : par la mort. On nous a pris pour des fous parce que nous suivions chaque pensée jusqu’à son ultime conséquence et que nous y conformions nos actes. On nous a comparés à l’Inquisition parce que, tels les Inquisiteurs, nous n’avons jamais cessé d’avoir
conscience de tout le poids de notre responsabilité envers un avenir qui dépasse l’individuel. Nous ressemblions aux grands Inquisiteurs parce que nous
persécutions les germes du mal non seulement dans les actes des hommes mais aussi dans leurs pensées. Nous n’admettions l’existence d’aucun secteur privé, pas
même dans le cerveau d’un individu. Nous vivions dans l’obligation de pousser l’analyse logique jusqu’à ses dernières extrémités. Notre pensée était chargée à si
haute tension que le moindre contact provoquait un court-circuit mortel. Nous étions donc prédestinés à nous détruire les uns les autres.

« J’étais un de ces esprits. J’ai pensé et agi comme je le devais ; j’ai détruit des êtres que j’aimais, et j’ai donné le pouvoir à d’autres qui me déplaisaient. L’Histoire m’a placé là où j’étais ; j’ai épuisé le crédit qu’elle m’avait accordé ; si j’avais raison, je n’ai pas à me repentir ; si j’avais tort, je paierai.

« Mais comment peut-on dans le présent décider de ce qui passera pour la vérité dans l’avenir ? Nous faisons œuvre de prophètes sans en avoir le don. Nous avons remplacé la vision par la déduction logique ; mais bien que tous partis du même point, nous avons abouti à des résultats divergents. Une preuve en réfutait une autre, et, en fin de compte, nous avons dû recourir à la foi – une foi axiomatique dans l’exactitude de nos propres raisonnements. C’est là le point décisif. Nous avons jeté tout notre lest par-dessus bord ; une seule ancre nous retient : la foi en soi-même. La géométrie est la plus pure réalisation de la raison humaine ; mais nul ne peut prouver les axiomes d’Euclide. Celui qui n’y croit pas voit s’écrouler tout l’édifice. « Le No 1 a foi en lui-même, lui qui est tenace, lent, morose et inébranlable. Il a attaché son ancre au câble le plus solide de tous. Le mien s’est usé pendant ces dernières années…

« Le fait est que je ne crois plus à mon infaillibilité. C’est pourquoi je suis perdu. »
Le livre de poche – p. 98 – 99


Roubachof n’avait jamais assisté à une exécution. Il avait bien failli assister à la sienne ; mais c’était pendant la Guerre civile. Il ne se représentait pas bien à quoi cela pouvait ressembler dans des circonstances normales, quand cela faisait partie d’un emploi du temps ordinaire. Il savait vaguement que les exécutions avaient lieu la nuit dans les caves, et que le délinquant était tué d’une balle dans la nuque ; mais il ne connaissait pas les détails. Dans le Parti, la mort n’était pas un mystère, elle n’avait rien de romantique. C’était une conséquence logique, un facteur avec lequel on comptait et qui revêtait un caractère plutôt abstrait. D’ailleurs, on parlait rarement de la mort, et l’on n’employait presque jamais le mot d’« exécution » ; l’expression habituelle était « liquidation physique ». Ces mots n’évoquaient qu’une seule idée concrète : la cessation de toute activité politique. L’acte de mourir n’était en soi qu’un détail technique, sans aucune prétention à intéresser qui que ce soit : la mort en tant que facteur dans une équation logique avait perdu toute caractéristique corporelle intime.
Le livre de poche – p.130


« Si j’avais pour toi la moindre trace de pitié, dit-il, je te laisserais tranquille à présent. Mais je n’ai pas la moindre trace de pitié. Je bois ; pendant quelque temps, comme tu le sais, je me suis drogué, mais ce vice qu’est la pitié, jusqu’ici je suis parvenu à l’éviter. La plus petite dose, et tu es fichu. Pleurer sur le genre humain et se lamenter – tu sais combien notre race y est pathologiquement encline. Nos plus grands poètes se sont anéantis avec ce poison-là. Jusqu’à quarante, cinquante ans, c’étaient des révolutionnaires – puis ils se sont laissé dévorer par la pitié et le monde a vu en eux des saints. Tu parais avoir la même ambition, et t’imaginer que c’est un phénomène individuel, qui te serait réservé, quelque chose sans précédent… »

Il parlait assez fort et exhala un nuage de fumée.
« Prends garde à ces transports, dit-il. Chaque bouteille de spiritueux contient une quantité mesurable de transports. Malheureusement, il n’y a jamais que fort peu de gens, surtout parmi nos compatriotes, pour se douter que les transports de l’humilité et de la douleur sont de la pacotille tout comme ceux que l’on se donne par des moyens chimiques. Quand je me suis réveillé de l’anesthésie, et que je me suis aperçu que mon corps finissait au genou gauche, j’ai aussi éprouvé une espèce de
transport de malheur absolu. Te souviens-tu des sermons que tu m’as prêchés dans ce temps-là ? » Il se versa encore un verre et le but d’un trait.
Le livre de poche – p.145


— Depuis l’invention de la machine à vapeur, repartit Ivanof, le monde est en permanence dans un état anormal ; les guerres et les révolutions ne sont que
l’expression visible de cet état. Ton Raskolnikof est néanmoins un imbécile et un criminel ; non pas qu’il agisse de façon illogique en tuant la vieille femme, mais parce qu’il le fait dans son intérêt personnel. Le principe selon lequel la fin justifie les moyens est et demeure la seule règle de l’éthique politique ; tout le reste n’est que vagues bavardages et vous fond entre les doigts… Si Raskolnikof avait assassiné la vieille par ordre du Parti – par exemple, pour augmenter les fonds de grève ou pour monter une imprimerie illégale – alors l’équation collerait, et le roman, avec son problème trompeur, n’aurait jamais été écrit ; et ce serait tant mieux. »

Roubachof ne répondit pas. Il était toujours captivé par le problème de savoir si aujourd’hui, après son expérience des derniers mois et des derniers jours, il enverrait encore Arlova à la mort. Il ne le savait pas. En logique, Ivanof avait raison dans tout ce qu’il disait ; l’adversaire invisible gardait le silence, et n’indiquait son existence que par une sourde sensation de malaise. Et en cela aussi Ivanof avait raison, ce comportement de l’« adversaire invisible », qui jamais ne s’exposait à la discussion et n’attaquait les gens que dans leurs moments sans défense, jetait sur lui une lumière fort douteuse…

« Je n’approuve pas le mélange des idéologies, poursuivit Ivanof. Il n’y a que deux conceptions de la morale humaine, et elles sont à des pôles opposés. L’une d’elles est chrétienne et humanitaire, elle déclare l’individu sacré, et affirme que les règles de l’arithmétique ne doivent pas s’appliquer aux unités humaines – qui, dans notre équation, représentent soit zéro, soit l’infini. L’autre conception part du principe fondamental qu’une fin collective justifie tous les moyens, et non seulement permet mais exige que l’individu soit en toute façon subordonné et sacrifié à la communauté – laquelle peut disposer de lui soit comme d’un cobaye qui sert à une expérience, soit comme de l’agneau que l’on offre en sacrifice. La première conception pourrait se dénommer morale antivivisectionniste ; la seconde, morale vivisectionniste. Les fumistes et les dilettantes ont toujours essayé de mélanger les deux conceptions ; en pratique cela est impossible. Quiconque porte le fardeau du pouvoir et de la responsabilité s’aperçoit du premier coup qu’il lui faut choisir ; et il est fatalement conduit à choisir la seconde conception. Connais-tu, depuis l’établissement du Christianisme comme religion d’État, un seul exemple d’État qui ait réellement suivi une politique chrétienne ? Tu ne peux pas m’en désigner un seul. Aux moments difficiles – et la politique est une suite ininterrompue de moments difficiles – les gouvernants ont toujours pu invoquer des « circonstances exceptionnelles », qui exigeaient des mesures exceptionnelles. Depuis qu’il existe des nations et des
classes, elles vivent l’une contre l’autre dans un état permanent de légitime défense qui les force à remettre à d’autres temps l’application pratique de l’humanitarisme… »
Le livre de poche – p.148


Mais pense aux Gracques, et à Saint-Just, et à la Commune de Paris. Jusqu’à maintenant, toutes les révolutions ont été faites par des dilettantes moralisateurs. Ils ont toujours été de bonne foi et ils ont péri de leur dilettantisme. Nous sommes les premiers à être logiques avec nous-mêmes…

— Oui, dit Roubachof, si logiques, que dans l’intérêt d’une juste répartition de la terre nous avons de propos délibéré laissé mourir en une seule année environ cinq millions de paysans avec leurs familles. Nous avons poussé si loin la logique dans la libération des êtres humains des entraves de l’exploitation industrielle, que nous avons envoyé environ dix millions de personnes aux travaux forcés dans les régions arctiques et dans les forêts orientales, dans des conditions analogues à celles des galériens de l’Antiquité. Nous avons poussé si loin la logique, que pour régler une divergence d’opinions nous ne connaissons qu’un seul argument : la mort, qu’il s’agisse de sous-marins, d’engrais, ou de la politique du Parti en Indochine. Nos ingénieurs travaillent avec l’idée constamment présente à l’esprit que toute erreur de calcul peut les conduire en prison ou à l’échafaud ; les hauts fonctionnaires de l’administration ruinent et tuent leurs subordonnés, parce qu’ils savent qu’ils seront rendus responsables de la moindre inadvertance et seront eux-mêmes tués ; nos poètes règlent leurs discussions sur des questions de style en se dénonçant mutuellement à la Police secrète, parce que les expressionnistes considèrent que le style naturaliste est contre-révolutionnaire, et vice versa . Agissant logiquement dans l’intérêt des générations à venir, nous avons imposé de si terribles privations à la présente génération que la durée moyenne de son existence est raccourcie du quart. Afin de défendre l’existence du pays, nous devons prendre des mesures exceptionnelles et faire des lois de transition, en tout point contraires aux buts de la Révolution. Le niveau de vie du peuple est inférieur à ce qu’il était avant la Révolution ; les conditions de travail sont plus dures, la discipline est plus inhumaine, la corvée du travail aux pièces pire que dans des colonies où l’on emploie des coolies indigènes ; nous avons ramené à douze ans la limite d’âge pour la peine capitale ; nos lois sexuelles sont plus étroites d’esprit que celles de l’Angleterre, notre culte du Chef plus byzantin que dans les dictatures réactionnaires. Notre presse et nos écoles cultivent le chauvinisme, le militarisme, le dogmatisme, le conformisme et l’ignorance. Le pouvoir arbitraire du gouvernement est illimité, et reste sans exemple dans l’histoire ; les libertés de la presse, d’opinion et de mouvement ont totalement disparu, comme si la Déclaration des Droits de l’Homme n’avait jamais existé. Nous avons édifié le plus gigantesque appareil policier, dans lequel les mouchards sont devenus une institution nationale, et nous l’avons doté du système le plus raffiné et le plus scientifique de tortures mentales et physiques. Nous menons à coups de fouet les masses gémissantes vers un bonheur futur et théorique que nous sommes les seuls à entrevoir. Car l’énergie de cette génération est épuisée ; elle s’est dissipée dans la Révolution ; car cette génération est saignée à blanc et il n’en reste rien qu’un apathique lambeau de chair sacrificatoire qui geint dans sa torpeur.

Voilà les conséquences de notre logique. Tu as appelé cela la morale vivisectionniste. Il me semble à moi que les expérimentateurs ont écorché la victime et l’ont laissée
debout, ses tissus, ses muscles et ses nerfs mis à nu…

— Eh bien, et après ? dit Ivanof de son air satisfait. Tu ne trouves pas cela merveilleux ? Est-ce qu’il est jamais arrivé quelque chose de plus merveilleux dans toute l’histoire ? Nous arrachons sa vieille peau à l’humanité pour lui en donner une neuve. Ce n’est pas là une occupation pour des gens qui ont les nerfs malades ; mais il fut un temps où cela te remplissait d’enthousiasme. Qu’est-ce qui t’a donc changé pour que tu sois maintenant aussi délicat qu’une vieille fille ? »

Roubachof voulut répondre : « Depuis lors j’ai entendu Bogrof m’appeler. » Mais il savait que cette réponse n’avait pas de sens. Il dit : « Continuons ta métaphore : je vois bien le corps de cette génération écorché vif, mais je ne vois pas trace de peau neuve. Nous avons tous cru que l’on pouvait traiter l’histoire comme on fait des expériences en physique. La différence est qu’en physique on peut répéter mille fois
l’expérience, mais qu’en histoire on ne la fait qu’une fois. Danton et Saint-Just ne s’envoient à l’échafaud qu’une seule fois ; et s’il se trouvait que les grands sous-marins étaient après tout ce qu’il nous fallait, le camarade Bogrof ne reviendra pas à la vie.

— Et que déduis-tu de là ? demanda Ivanof. Faut-il nous tourner les pouces parce que les conséquences d’une action ne sont jamais tout à fait prévisibles, et que par
suite toute action est mauvaise ? Nous donnons notre tête en gage pour répondre de chacune de nos actions, on ne peut pas nous en demander davantage. Dans le camp adverse ils n’ont pas de tels scrupules. N’importe quel imbécile de général peut expérimenter avec des milliers de corps vivants ; et s’il commet une erreur, il sera tout au plus mis à la retraite. Les forces de réaction et de contre-révolution n’ont ni scrupules ni problèmes de morale. Imagine-toi un Sylla, un Galliffet, un Koltschak
lisant Crime et Châtiment. Des oiseaux rares comme toi ne se trouvent que sur les arbres de la Révolution. Pour les autres, c’est plus facile… »

Il regarda sa montre. La fenêtre de la cellule était d’un gris sale ; le morceau de journal collé sur le carreau cassé se gonflait en bruissant dans le vent du matin. En face, sur la courtine, la sentinelle faisait toujours les cent pas.

« Pour un homme qui a ton passé, reprit Ivanof, ce soudain revirement contre l’expérimentation est plutôt naïf. Chaque année plusieurs millions d’humains sont tués sans aucune utilité par des épidémies et autres catastrophes naturelles. Et nous reculerions devant le sacrifice de quelques centaines de mille pour l’expérience la plus prometteuse de l’histoire ? Pour ne rien dire des légions de ceux qui meurent de sous-alimentation et de tuberculose dans les mines de houille et de mercure, les plantations de riz et de coton. Personne n’y songe ; personne ne demande pourquoi ; mais si, nous autres, nous fusillons quelques milliers de personnes objectivement nuisibles, les humanitaires du monde entier en ont l’écume à la bouche. Oui, nous avons liquidé la section parasitique de la paysannerie et nous l’avons laissée mourir de faim. C’était une opération chirurgicale que le faire une fois pour toutes ; dans le bon vieux temps d’avant la Révolution, il en mourait tout autant pendant une année de sécheresse – mais ils mouraient sans rime ni raison. Les victimes des inondations du fleuve Jaune en Chine se dénombrent parfois par centaines de mille. La nature est généreuse dans les expériences sans objet auxquelles elle se livre sur l’homme. Pourquoi l’humanité n’aurait-elle pas le droit d’expérimenter sur elle-même ? »
Le livre de poche – p.150-153


[…]
JE CAPITULE.
Il attendit, curieux de savoir quel effet il produirait. Pendant longtemps rien ne vint ; le No 402 était réduit au silence. Sa réponse vint une bonne minute plus tard.
J’AIMERAIS MIEUX ÊTRE PENDU…
Roubachof sourit. Il tapa :
CHACUN SA FAÇON.
Il s’était attendu à un éclat de colère de la part du No 402. Mais les signaux semblaient étouffés, et comme résignés
J’ÉTAIS ENCLIN À VOIR EN VOUS UNE EXCEPTION. NE VOUS RESTE-T-IL PAS UNE ÉTINCELLE D’HONNEUR ?
Roubachof était étendu sur le dos, le lorgnon à la main. Il se sentait calme et satisfait. Il tapa :
NOS IDÉES DE L’HONNEUR DIFFÉRENT.
Le No 402 tapa rapidement et avec précision :
L’HONNEUR, C’EST VIVRE ET MOURIR POUR SES CONVICTIONS.
Roubachof répondit tout aussi rapidement :
L’HONNEUR, C’EST SE RENDRE UTILE SANS VANITÉ.
Le No 402 répondit, cette fois plus fort et d’un ton plus âpre :
L’HONNEUR, C’EST LA DIGNITÉ – PAS L’UTILITÉ.
QU’EST-CE QUE LA DIGNITÉ ? demanda Roubachof, espaçant bien ses lettres et prenant son temps. Plus il tapait avec calme, plus les coups sur le mur devenaient
furieux.
QUELQUE CHOSE QUE VOS PAREILS NE COMPRENDRONT JAMAIS, lui répondit le No 402.
Roubachof haussa les épaules.
NOUS AVONS REMPLACÉ LA DIGNITÉ PAR LA RAISON, répliqua-t-il.
Le No 402 ne répondit plus.
Le livre de poche – p.162


FRAGMENT DE JOURNAL DE N. S. ROUBACHOF

« … De quel droit nous autres qui disparaissons de la scène regardons-nous les Gletkins avec tant de hauteur ? Les singes ont dû rire lorsque l’homme de Néanderthal fit son apparition sur la terre. Les singes hautement civilisés s’élançaient gracieusement de branche en branche ; l’homme de Néanderthal était gauche et rivé à la terre. Les singes repus et paisibles, vivaient dans une atmosphère de badinage raffiné, ou croquaient leurs puces dans leur recueillement philosophique ; le Néanderthalien allait de par le monde à pas lourds, donnant des coups de massue à la ronde. Ironiques, les singes s’amusaient à le regarder du haut de la cime des arbres et lui lançaient des noix. Parfois, ils étaient saisis d’horreur : ils mangeaient avec pureté et délicatesse des fruits et des plantes succulents ; le Néanderthalien dévorait de la viande crue, massacrait des animaux et ses semblables. Il abattait les arbres qui avaient toujours été là, déplaçait des rochers de leur position immémoriale et consacrée, transgressait toutes les lois et toutes les traditions de la jungle. Il était grossier, cruel, dénué de toute dignité animale ; du point de vue des singes cultivés, il représentait un barbare recul de l’histoire. Les quelques chimpanzés qui vivent encore lèvent toujours la tête d’un air dégoûté à la vue d’un être humain… »
Le livre de poche – p.211


Le Parti niait le libre arbitre de l’individu – et en même temps exigeait de lui une abnégation volontaire. Il niait qu’il eût la possibilité de choisir entre deux solutions – et en même temps il exigeait qu’il choisît constamment la bonne. Il niait qu’il eût la faculté de distinguer entre le bien et le mal – et en même temps il parlait sur un ton
pathétique de culpabilité et de traîtrise. L’individu – rouage d’une horloge remontée pour l’éternité et que rien ne pouvait arrêter ou influencer – était placé sous le signe de la fatalité économique, et le Parti exigeait que le rouage se révolte contre l’horloge et en change le mouvement. Il y avait quelque part une erreur de calcul, l’équation ne collait pas.
[…]
Pendant quarante ans, il avait vécu strictement selon les vœux de son ordre, le Parti. Il s’en était tenu aux règles du calcul logique. Il avait brûlé dans sa conscience avec l’acide de la raison les restes de la vieille morale illogique. Il s’était détourné des tentations offertes par le muet partenaire, et il avait lutté de toute son énergie contre « le sentiment océanique ». Où cela l’avait-il mené ? Des prémisses d’une vérité incontestable avaient abouti à un résultat complètement absurde ; les déductions irréfutables d’Ivanof et de Gletkin l’avaient conduit tout droit à cette étrange et fantastique partie qu’avait été le procès public. Peut-être qu’il ne convenait pas à l’homme de suivre chacune de ses pensées jusqu’à sa conclusion logique.
Le livre de poche – p.237


Il y avait une erreur dans le système ; peut-être résidait-elle dans le précepte qu’il avait jusqu’ici tenu pour incontestable, au nom duquel il avait sacrifié autrui et se voyait lui-même sacrifié : le précepte selon lequel la fin justifie les moyens. C’était cette phrase qui avait tué la grande fraternité de la Révolution et les avait tous jetés en pleine démence. Qu’avait-il naguère écrit dans son journal ? « Nous avons jeté par-dessus bord toutes les conventions, notre seul principe directeur est celui de la conséquence logique ; nous naviguons sans lest moral. »
Peut-être le cœur du mal était-il là. Peut-être qu’il ne convenait pas à l’humanité de naviguer sans lest. Et peut-être que la raison livrée à elle-même était une boussole faussée, conduisant par de tortueux méandres, si bien que le but finissait par disparaître dans la brume. Peut-être allait-il venir maintenant, le temps des grandes ténèbres ?
Le livre de poche – p.239


Que leur avait-il dit ? « Je fléchis les genoux devant le pays, devant les masses, devant tout le peuple. » Et après ? Que devenaient ces masses, ce peuple ? Pendant quarante ans, il avait été mené par le désert, à force de menaces et de promesses, de terreurs imaginaires et de récompenses imaginaires. Mais où était la Terre promise ?
Existait-il vraiment un pareil but pour cette humanité errante ? Cela était une question à laquelle il aurait voulu avoir une réponse avant qu’il fût trop tard. Moïse, lui non plus, n’avait pas été autorisé à pénétrer dans la Terre promise. Mais il lui avait été donné de la voir étendue à ses pieds, du haut de la montagne. Comme cela, il était facile de mourir, avec, devant les yeux, la certitude visible de l’existence de son but. Lui, Nicolas Salmanovitch Roubachof, n’avait pas été mené au sommet d’une montagne ; et partout où il portait son regard il ne voyait que le désert et les ténèbres de la nuit.
Un coup sourd l’atteignit derrière la tête. Il s’y attendait depuis longtemps et cependant il fut pris au dépourvu. Il fut tout étonné de sentir ses genoux céder sous lui et son corps décrire la moitié d’une spirale. « Comme c’est théâtral, se dit-il en tombant, et pourtant, je ne sens rien. » Il gisait à terre, replié sur lui-même, la joue sur les dalles fraîches. Il faisait noir, la mer l’emportait en le berçant sur sa surface nocturne. Des souvenirs le traversèrent comme des traînées de brume sur les eaux. Dehors, on frappait à la porte d’entrée, il rêvait qu’on venait pour l’arrêter ; mais dans quel pays était-il ? Il fit un effort pour passer le bras dans la manche de sa robe de chambre. Mais cette chromo accrochée au-dessus de son lit et le regardant, de qui était-ce le portrait ? Était-ce le No 1 ou l’autre – l’homme au sourire ironique ou l’homme au regard vitreux ? Une silhouette informe se pencha sur lui, il sentit le cuir neuf du ceinturon ; mais quel insigne portait-elle sur les manches et les épaulettes de son uniforme – et au nom de qui levait-elle le canon noir de son pistolet ? Un second coup de massue l’atteignit derrière l’oreille. Puis tout fut calme. C’était de nouveau la mer et son mugissement. Une vague le souleva lentement. Elle venait de loin et poursuivait majestueusement son chemin, comme un haussement d’épaules de l’éternité.
FIN


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