Chapitre II

mercredi 8 février 2023
par  Paul Jeanzé

Les mœurs de Bécon-les-Bruyères sont plus douces que celles de Paris. Il eût été incompréhensible qu’aucun intermédiaire n’existât entre la complaisance des campagnes et la rudesse des villes. Ce n’est pas la politesse provinciale. Les Béconnais, avec un sens des nuances qui paraît inexplicable, ont tous sur les lèvres l’injure parisienne toute prête ainsi que la phrase aimable des campagnes. Ils ne se font pas rétribuer ces petits services qui sont si difficiles à estimer. Les fournisseurs livrent à l’heure promise. Comme les grands magasins, ils font faire à leur voiture lourdement chargée de longs détours pour déposer à votre porte un paquet. Quand vous demandez où se trouve une rue, on ne vous y accompagne pas mais on vous suit des yeux jusqu’au premier tournant ; quand vous demandez du feu, on ne vous donne point d’allumettes, mais on ne vous quitte que lorsque votre pipe est bien allumée.

La population de Bécon-les-Bruyères ne ressemble pas à celle d’une ville isolée. Elle n’a ni préoccupations ni amour-propre locaux. Elle serait indifférente à la célébrité de l’un des siens, à moins qu’il ne fût le plus grand de tous. On a beau se promener dans tous les sens, on ne rencontre pas une statue. Il n’y a point de mairie, ni d’hôpital, ni de cimetière. Il semble que, comme dans une principauté, les habitants, chacun à leur tour, balaient les rues, assurent l’ordre et réparent les conduites d’eau. C’est durant toute l’année comme les jours de neige à la campagne, lorsque chacun dégage sa porte.

Pendant un mois, tous les dimanches, les boulangeries vendirent une quantité plus grande de flan. Ce fut le dessert favori des Béconnais jusqu’à ce que le cœur à la crème, puis les bananes vinrent le remplacer. On retrouve ainsi, à Bécon-les-Bruyères, avec quelques jours de retard, les manies passagères et secrètes des arrondissements de Paris que des statistiques, si on s’amusait à les faire, révéleraient.

Il est en effet amusant de parler aux vendeurs et d’apprendre par exemple qu’au mois de mai ils ont vendu plus de paires de gants qu’au mois d’octobre de l’année précédente, d’apprendre encore que le quartier des Ternes a consommé dans la première semaine de juillet plus de cerises que celui de l’École militaire.

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À des époques mystérieuses qui ne semblent répondre à aucune fête connue, quelques forains viennent s’installer devant la gare qu’ils devinent être le centre de la ville. C’est toujours une chose qui étonne que l’étranger sache découvrir le centre d’une ville. On dirait d’une réussite trop rapide et insolente. Les loteries, en dressant du premier coup leur baraque à l’endroit le plus animé, cela sans avoir marqué le pas sur une place déserte ni s’être fourvoyées dans quelque faubourg, défient le petit commerçant et font naître, dans la brume de son esprit, cette constatation qu’il fait souvent que l’honnêteté ne sert de rien. Ce n’est que le provisoire de leur stationnement, apparaissant à l’inobservation de cette loi du commerce qui exige que deux boutiques semblables ne voisinent point, qui le réconforte.
À peine arrivés, les forains se ravitaillent dans les plus grands magasins, parlent, comme le voyageur, à la personne détestée de la ville, demandent si l’eau est potable et passent indifféremment dans tous les camps.

Les loteries sont côte à côte, entourées d’Arabes qui veulent gagner un kilo de sucre. On pense, en regardant les balançoires, à ce qui arriverait si l’une d’elles se décrochait. Devant la gare, deux manèges minuscules (poussés par leurs propriétaires, qui marchent sur le sol même de la place, à des endroits qui n’ont pas été faits à cette fin, une barre de cuivre par exemple, le flanc d’un cheval qu’aucun enfant n’a enfourché) exécutent à chaque voyage le même nombre de tours, si exactement que le cheval jaune s’arrête toujours en face de la rue Nationale, et cela au son d’un piano mécanique à musique perforée.
La T.C.R.P., à ces moments de l’année, est obligée de déplacer le terminus de cette ligne d’autobus Place Contrescarpe-Gare de Bécon dont l’établissement a été si long à cause des heures d’affluence difficiles à situer, ce qui se fait sans peine puisqu’il n’y a, à ce terminus, ni guérite ni employés, et qu’il suffit d’accrocher à un autre bec de gaz une petite enseigne en celluloïd.

Mais quand il arrive que les foires de Bécon-les-Bruyères coïncident avec celles du Trône ou de Neuilly, les mêmes baraques pourtant viennent s’installer sur la place de la Gare. Séparées de leurs sœurs des grandes fêtes, elles ont cet air des compétitions de second plan et des employés nommés directeurs pour les vacances. On devine que ce serait manquer de délicatesse que de parler des foires concurrentes à ces forains qui, avant de s’approcher de vous, disparaissent derrière la toile de fond de leur baraque. Ils ont des raisons si profondes de faire bande à part que l’on n’oserait pas plus leur poser de questions qu’à l’inconnu qui se promènerait deux heures dans la même rue. Ce sont peut-être les esprits indépendants qui n’aiment point la foule, ou bien les ambitieux qui préfèrent jouer un rôle ici que de passer inaperçus là.

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Souvent des musiciens ambulants viennent de Paris. Ce ne sont pas toujours les mêmes. Pourtant, comme si dans un journal corporatif tel endroit était désigné comme favorable aux concerts en plein air, ils s’installent toujours sur la gauche de la place. Celui qui n’arrive qu’avec sa voix est joyeux. Porteurs de mandolines et d’accordéons, les autres, qui ne peuvent, au cas où des agents interviendraient, se mêler à la foule, parlent peu. À l’arrivée de chaque train ils recommencent le même refrain, cependant que les Béconnais, qui ont mille excuses pour arriver en retard, le reprennent en sourdine.

De nombreuses corporations venues de Paris visitent ainsi la banlieue. On s’imaginerait que ce dût être le contraire, à cause des souvenirs de vacances où les paysans portaient au bourg le beurre et les œufs. Les petites voitures de mercerie ou d’articles de Paris, les placiers, les garçons de café envahissent chaque matin ce Bécon-les-Bruyères qui, comme les villes sur les lignes maritimes, se plaint que le poisson mette si longtemps à lui parvenir.
Parfois, un taxi le traverse. Il fait songer à ceux que l’on a vus dans des cités plus lointaines et qui vous ont paru suspects. Comme ces derniers il transporte un voyageur étrange, assis sur le bord de la banquette, qui guette par les portières. Un parent mort ; un rendez-vous d’affaires ; cinq minutes de retard faisant manquer un héritage ; un attentat projeté ; une fuite après un vol. On ne sait. Le chauffeur est excusé de ne pas connaître le chemin le plus court. Sans provisions, sans couvertures supplémentaires, pactisant avec son client qui l’invite à boire à tous les carrefours, il parcourt des rues inconnues, se dirige vers une autre ville, en n’osant se retourner trop souvent pour regarder son client.


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