Chapitre III
par
À la fin novembre, vers sept heures, le jour pointe. Le soleil paraît derrière Ferreal et lentement disperse la brume de mer.
Devant l’Andromède, ils étaient six hommes, depuis longtemps assis sur le parapet, parce que dans l’île, été comme hiver, on se lève tôt. Ils avaient vu l’Andromède surgir du brouillard, un fantôme de navire, entouré encore du mystère de son arrivée. Ils travailleraient dessus des semaines et des semaines, leur avait raconté Palau. Et ils s’étaient habillés en conséquence, avec des pantalons rapiécés et déteints, de vieilles vestes. Ils regardaient curieusement le cargo, sa carcasse de monstre enchaîné, venu s’échouer dans la calanque juste pour leur donner de l’ouvrage – une aventure pas croyable !
Ils commençaient à s’inquiéter du retard de Palau. Enfin, sur le chemin, un homme s’avança, en brimbalant.
— Voilà pépé Anton’, déclara Tabou. Il est embauché – et il s’en réjouissait, il avait de l’amitié pour le vieux.
— Embauché ? marmonna Colon. Palau et lui, ils sont comme chien et chat.
Mais pépé Anton’ s’arrêta devant eux, salua, puis avec un geste tranquille :
— Alors, c’est nous qui allons démolir ça ?
Gaiement, ils répondirent oui. Pépé Anton’ en serait aussi. Tant mieux ! Il avait une façon carrée et drôle de parler, de vous mettre le nez franchement sur les choses, et soudain ils se sentirent des droits sur l’Andromède, ils lui prouveraient leur force. Encore deux camarades arrivèrent. Ils étaient donc neuf pour dépecer ce monstre, avec leurs seuls bras, tandis que le cargo n’était d’un bout à l’autre que machinerie et ferraille ! Subitement, un homme parut sur le pont. Ils le reconnurent : c’était celui qui parlait le dialecte de l’île. Il avait l’air d’un sauvage, les cheveux ébouriffés, très long, et maigre, débraillé, jambes nues. Qu’est-ce qu’il foutait là, alors que ses camarades étaient repartis hier ?
Il fit de ses mains un porte-voix et leur cria de monter à bord ; et puis, comme il se tenait à côté de la passerelle qui reliait au quai l’Andromède, il se pencha et accrocha sens dessus dessous l’écriteau : Défense de monter.
Pépé Anton’ s’avançait quand Tabou l’agrippa par un bras. Une auto arrivait, qu’on connaissait bien, une « Ford » haute sur ses roues. Elle grinça, s’arrêta ; il en descendit Ramon, Palau, et le vieux Quintana, comme toujours vêtu de noir.
— Voici notre équipe, dit Ramon, à son beau-père.
Inconsciemment, les neuf s’étaient alignés. Ils se tenaient raides, les lèvres serrées, anxieux même. Tous, ils n’avaient que leur force, leur courage, ou leur jeunesse. Le vieux Quintana ajustait son lorgnon. Impossible de lui soutirer beaucoup d’argent, au vieux ; mais combien il se montrait exigeant dans le choix de ceux qu’il employait ! Il passa lentement, renversant la tête comme pour les examiner sous le nez, sans souffler mot ; derrière lui marchaient Ramon et Palau. Il s’arrêta au bout de leur file, en face du pépé Anton’.
— Ce sera notre gardien, expliqua Ramon.
Pépé Anton’ eut un sourire qui fit remonter ses sourcils noirs et broussailleux, un sourire qui répondait : « Oui, je serai le gardien », et qui s’adressait au Palau, lequel faisait semblant de regarder ailleurs.
— Descendons, commanda le vieux.
L’homme de l’Andromède vint à leur rencontre. Ils s’engagèrent sur la passerelle : les Quintana, Palau, puis les huit compagnons, émus comme s’ils embarquaient pour une première traversée ; et le dernier était pépé Anton’ qui prenait déjà sa place de gardien. Quand ils furent sur le pont, les Quintana et l’homme de l’Andromède, Portalis, se mirent à discuter. Le vieux en disait le moins, mais finalement il décidait. Palau se taisait. Les compagnons se tenaient à l’écart, avec des coups d’œil de-ci de-là, en se dandinant, en remuant leurs gros doigts impatients de saisir une masse ou un pic. Ils savaient que le vent emporterait les paroles, qu’on leur commanderait bientôt : « Au travail » ; et ils ôteraient leurs vestes et se colleraient à l’ouvrage, ça les réchaufferait.
Le groupe disparut soudain, comme englouti par l’Andromède.
— Moi, fit Tabou, je voudrais voir aussi ce qu’il a dans le ventre.
Pas un qui sut comment était disposé l’intérieur d’un navire, alors que leur vie s’écoulait près de la mer et à imaginer les grands courriers qui apparaissaient au large de l’île – c’était comme leur corps, ils le voyaient, mais impossible de se représenter ce qu’il y a dedans ! Ils entendirent appeler et se tournèrent. Là-haut, sur le chemin, gesticulaient plusieurs types qui regardaient dans leur direction avec un air d’envie. C’était bien la première fois qu’on les enviait ! Un des curieux fit mine de vouloir descendre, pépé Anton’ hurla :
— C’est défendu à ceux qui ne sont pas de l’entreprise !
Il en était, lui, malgré Palau qui, de le rencontrer, avait fait une grimace. Le Palau lui jouerait certainement des tours de cochon ; mais il n’était pas plus fin que certains poissons. Compris ? Et, joyeusement, pépé Anton’ leva le bras, l’abattit sur l’épaule de Tabou avec une violence qui fit ployer sur ses jambes le jeune homme.
— Bougre de salaud ! cria Tabou, en se retournant. Il éclata de rire : « Ah ! c’est toi…
Le vieux était encore solide, diable ! Mais quoi, Tabou n’en ferait qu’une bouchée. Il bomba la poitrine. Il avait vingt-deux ans. Depuis une année que durait cette crise, il chômait. Ça ne le rendait pas triste. Il aimait nager, rester nu sur des plages ensoleillées à jouer l’homme fort et l’homme sauvage. L’hiver précédent, au théâtre, il avait vu un film sur les îles polynésiennes, des îles loin dans une autre mer, où les indigènes vivent presque sans travailler. Une fois, des camarades l’avaient surpris qui nageait nu, au fond d’une crique, des fleurs sur le front, un collier de coquillages au cou, et ils s’étaient écriés : « Ah ! voilà Tabou ». Il aimait son surnom. Quand on le lui lançait, le sang lui montait aux joues, son désir d’une existence libre gonflait ses veines. Il s’était fait embaucher parce que l’hiver c’est impossible de vivre dans les grottes de la côte sud, hélas, impossible de se nourrir de fruits, et à tout prix on doit gagner des sous. Alors, il était là, content, puisque le pépé serait de leur équipe, et son ami Colon, avec lequel il se chamaillait parfois.
Palau se montra.
— Va falloir vous secouer ! commanda-t-il d’une voix pointue, qu’il forçait pour en faire une voix de chef.
Ils étaient dix, en comptant pépé Anton’ – on rirait lorsque celui-là aurait un marteau dans les pattes ! Ça lui ferait donc cinq équipes entre lesquelles il répartirait la besogne, selon un plan encore à préciser et pour lequel il serait utile de connaître l’avis de Portalis – cette grande bringue d’homme paraissait joliment dégourdie. Car il se trouvait en présence d’un gros morceau, et, tout malin qu’il fût, ça ne lui était jamais arrivé d’avoir tant de gars sous ses ordres ni d’être le maître d’un navire.
Les neuf, eux, observaient Palau. Ils se demandaient aussi par où ils allaient empoigner la carcasse du cargo, où ils lui porteraient les premiers coups. Ça les démangeait de commencer ; et puis, ils en ressentaient comme de l’inquiétude. Plusieurs auraient voulu donner leur opinion. Mais Palau était un pète-sec, il ne fallait pas se faire mal voir de lui.
Les Quintana revenaient, suivis de Portalis.
— Palau, je passerai chaque matin, annonça le vieux.
Le matin, il faisait une longue marche au bord de la calanque, jusqu’au chemin des Égorgés, ainsi nommé par les ancêtres dont les parents avaient été occis par les Barbaresques, une nuit de surprise.
Ramon lorgna les hommes, qui se mettaient à l’aise, se montraient leurs bras nus. Ils allaient se jeter sur l’Andromède, frapper dessus à tort et à travers, tandis que dans son bureau il tiendrait une plume, surveillé par une femme grincheuse, maigre. Maintenant qu’il roulait sur l’or – pas autant qu’on le racontait, car Quintana et sa fille ne le laissaient pas disposer de l’argent à sa guise – il regrettait le temps où il n’avait que ses deux bras. Et, pour le retrouver quelque peu, le matin, dans son grenier, il tapait dans un sac de sable, comme autrefois à l’entraînement. Il soupira. Taper dans quelque chose qui frémit, qui se tord, même sur l’Andromède !
— Ramon.
Le vieux Quintana avait à traiter en ville plusieurs affaires. Ramon monta l’escalier, en sautant chaque fois deux marches. Il entendit un bruit assourdissant, il se retourna : un des canots de l’Andromède s’était fracassé sur le pont, Palau hurlait, accusait pépé Anton’ d’avoir fait rater la manœuvre. « Ils feront ensemble un beau gâchis, pensa Ramon. Bah ! c’est ce qu’on leur demande ».
Les gars s’étaient mis à l’ouvrage. En bloc, comme pour bien se connaître et s’assurer chacun de leurs forces. Palau, lui, les connaissait peu. Un homme ne porte pas un compteur sur le corps, comme les machines de la centrale électrique de Ferreal qui remplace depuis deux ans la fabrique d’éclairage à l’acétylène. Ainsi, en s’ébranlant tous d’un coup, ils avaient fait du dégât.
Mais le second canot ils le mirent à l’eau sans encombre, un bon canot qui valait encore son pesant d’argent.
— Personne d’autre que moi ne montera dedans, vous comprenez ? déclara Palau.
Oui, ils avaient compris. Sous les ordres d’un gringalet, qui à présent leur disait vous, ils devraient trimer dur.
Ils roulaient des cordages quand le Palau, qui pour les surveiller mieux se tenait sur la passerelle de commandement, lança un coup de sifflet. Il leur annonça qu’ils avaient une heure pour déjeuner. De leur bande, deux seulement étaient mariés : Riera et Pérez. Les autres avaient apporté des casse-croûte ; ils s’assirent à l’avant, près du poste de l’équipage, et lorsque Palau eut franchi la passerelle ils se sentirent à l’aise.
Ils étaient huit : Portalis, pépé Anton’, Tabou, Colon, âgé aussi de vingt-deux ans ; puis Vigo, Caussade, Graynier, Hernandez, dont pas un ne dépassait la trentaine, et qui avaient de larges épaules, des biceps, une poitrine velue de mâle, des mains que les coups et l’effort avaient marquées. Tous des gueulards, avec un estomac à digérer des pierres, une mâchoire qui broyait puissamment, des dévorants, quoi ! Mais sobres. Ils se passaient la cruche et y buvaient de l’eau à la régalade. Ils tenaient leur couteau à cran d’arrêt d’une main, le quignon de pain de l’autre, comme tous les gars qui cassent la croûte, mais eux mangeaient du poisson avec leur pain. Et ils bavardaient, la bouche pleine.
— Si Palau ne gueule pas, ça ira !
— J’en suis quand il s’agit de tout démolir.
— C’est pas toujours qu’on peut, hein ?
— J’en avais marre de coudre des semelles !
— Moi de les couper !
Alors, Portalis déclara :
— N’empêche que vous aviez un boulot tranquille, mes gars. Tandis que sur l’Andromède faudra en mettre un sacré coup.
Ils étaient tous de Ferreal où l’on connaît chacun depuis l’enfance. Mais Portalis leur apparaissait aussi mystérieux que le passé de l’Andromède. Il parlait mal leur dialecte et s’expliquait en faisant de drôles de gestes. Un débrouillard, adroit de ses pattes, l’animal, ainsi qu’ils avaient pu le noter ; cordial, simple, déjà installé comme chez lui.
— Je serai là si ça ne colle pas, reprit-il. Sans me vanter…
Soudain, Tabou et Colon filèrent, se baissèrent, disparurent ; Hernandez et Graynier suivirent. On les entendit beugler, courir, un bruit qui résonnait comme si le cargo eût été une boîte à musique.
— Forcément, c’est tout vide, dit Portalis. Il a fallu charger des pierres pour venir.
Ils faisaient à fond de cale un tapage de tous les diables lorsque Palau arriva et donna trois coups de sifflet.
Il leur parut à tous que Palau escamotait des minutes de pause. Mais personne ne possédait de montre. Ils se remirent au travail. Sur l’Andromède, qu’ils pouvaient parcourir d’un bout à l’autre, ils ne cessaient de faire des découvertes. Ils descendaient par des échelles, s’enfonçaient dans les ténèbres, fouinaient, s’exclamaient, se livraient à une sorte d’inventaire comme si le cargo leur appartenait.
Le soir arriva vite, qui faisait tomber 14,50 dans leurs poches. Un peu avant le crépuscule, des promeneurs s’étaient arrêtés sur le chemin du port pour regarder le remue-ménage qui se menait sur l’Andromède. En dix heures, dans la démolition, une bande de gars décidés peut déjà abattre de l’ouvrage. Ils avaient coupé des cordages, arraché des planches, déposé sur le quai des tonneaux vides, des matelas, une vieille cuisinière, tout un bric-à-brac. Si, l’avant-veille, l’Andromède gardait une allure de vaisseau-fantôme, on voyait maintenant qu’il avait des hommes sur lui, comme de la vermine !
— Je ne veux pas de traînards dans mon équipe, dit sèchement Palau. Demain, à sept heures…
— Oui, on y sera, interrompit Portalis.
Le bruit de leurs pas retentissait sur la passerelle. Palau appela pépé Anton’ qui s’en allait le dernier, nullement fatigué de sa journée.
— Vous, à partir de demain, vous couchez sur le bateau.