L’anniversaire

vendredi 7 juin 2019
par  Paul Jeanzé
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Je ne fête plus mon anniversaire depuis de nombreuses années, et je m’en porte très bien. Ce qui m’agace un peu en revanche, c’est de me sentir obligé de me justifier dès lors que l’on vient me glisser insidieusement à l’oreille : « Alors comme ça, on n’aime pas fêter son anniversaire ? Pourtant, toute personne normalement constituée aime fêter son anniversaire, non ? » Aussi ai-je pris l’habitude, par courtoisie vis-à-vis de mon interlocuteur, mais surtout par faiblesse de ne pas oser le renvoyer sèchement sur les roses, de prendre le temps d’argumenter ma position de la façon suivante : fils unique, la solitude et les sorties en vélo ont souvent été mes seules compagnes, aussi n’ai-je jamais eu beaucoup de monde autour du gâteau à attendre que je veuille bien en souffler les bougies. De plus, je déteste me retrouver au centre des attentions ; sans parler de la traditionnelle et épineuse question : « que souhaites-tu comme cadeau d’anniversaire ? » pour finalement voir la tête de mes proches faire une telle moue que je comprends aussitôt l’inutilité de ma réponse.

Mon dernier souvenir en la matière remonte à une vingtaine d’années, quand deux semaines avant la date fatidique, mes parents avaient insisté pour organiser une fête à l’occasion de mes dix‑huit ans. À cette époque, mon argumentaire n’était pas rodé comme aujourd’hui, si bien qu’après une molle résistance, j’accédai à leur demande malgré la certitude que les réjouissances attendues se transformeraient après coup en un désagréable souvenir. En dépit de toute la bonne volonté du monde, je ne trouvais que deux camarades de classe à inviter : Sébastien, celui dont je jalousais en secret la liberté d’action dont il jouissait auprès de sa mère fraîchement divorcée ; et Patrick, dont la principale préoccupation était de me traiter alternativement de réactionnaire et de petit bourgeois pour la simple raison que je n’avais pas les mêmes idéaux progressistes que lui et son père. Je ne comprenais d’ailleurs pas toujours très bien ce qu’il me racontait à ce sujet, en même temps que je m’étonnais que l’on pût définir son prochain simplement en présageant de ses idées politiques, si tant est qu’il en eût. En amour, c’était des interrogations sensiblement différentes qui m’animaient, mais peu dégourdi, je me sentis absolument incapable d’inviter la plus belle fille de la classe alors que j’aurais ardemment souhaité sa présence. En revanche, sans aucune démarche de ma part, je fus très surpris d’apprendre que mon père irait chercher Sylvie, celle-là même qui avait une fâcheuse tendance à m’adresser un peu trop souvent la parole entre chaque heure de cours ; et comme à dix‑huit ans, on était encore très exigeant sur les attributs physiques de la gent féminine, Sylvie ne m’attirait pas vraiment avec sa petite taille et ses lunettes rondes. Le jour tant redouté arriva : Patrick trouva une bonne excuse pour ne pas venir, Sébastien repartit très vite pour aller retrouver ses potes au bar de son village ; il ne me resta plus que Sylvie qui m’infligea un monologue de près de deux heures. Le coup de grâce, ce fut mon père qui le porta en déclarant après l’avoir raccompagnée à son domicile : « Je l’aime bien cette Sylvie. Je trouve vraiment dommage qu’elle ne soit pas ta petite copine… » Tu quoque mi pater ! Ce fut ma dernière pensée à la clôture de cette pénible journée.

L’année suivante, je retrouvais Sylvie sur les bancs de l’université lorsque je m’y échouais les rares fois où j’arrivais à me lever le matin. Là, elle réussit sans difficulté à me convaincre que la solitude était une maladie honteuse ; Sylvie ne rencontra plus aucune résistance et put enfin devenir ma petite amie. Quelques années plus tard, je l’épousais pour le plus grand bonheur de mes parents. En me rappelant aujourd’hui cette succession d’événements, je m’aperçois combien ma vie avait pris une tournure incompréhensible, l’ironie de l’histoire étant qu’il aura fallu que j’attende d’être majeur pour progressivement perdre mon indépendance, au moins jusqu’à mon quarantième anniversaire, lorsque Sylvie décida de me quitter et que… mais tout cela n’a que bien peu d’importance dans le cadre de ce récit. De plus, je commence à me demander si je n’ai pas eu tort de vous livrer sans détour mes états d’âme ainsi qu’une partie de mon intimité. Certes, il est peu probable qu’un écrivain s’empare un jour de ma petite histoire, mais si par une étrange coïncidence il devait la reprendre à son propre compte, j’espère qu’il aura au moins la délicatesse de la modifier en profondeur pour me rendre méconnaissable.

*

Un soir de décembre, je pénétrais à une heure tardive dans le hall glacial d’une gare de banlieue. Je venais de claquer la porte de la chorale dans laquelle je chantais pourtant joyeusement depuis quelques mois, suite au remplacement de l’ancien chef de chœur par un nouveau qui en manquait cruellement. Sur le quai désert, je faisais les cent pas pour tenter de me réchauffer ; j’étais en colère, mais surtout triste que mon aventure musicale s’arrêtât si brutalement. Au moment où le train allait se mettre à quai, j’entendis derrière moi quelqu’un m’interpeller : « Sans déconner, mais on dirait Frédéric ! Mais oui, c’est bien Frédéric ! Salut Fredo, C’est moi, Sébastien ! Enfin Seb quoi ! les années lycée, tu te souviens ? » En une fraction de seconde, je fus projeté presque vingt ans en arrière, et me revinrent aussitôt en mémoire une multitude de souvenirs comme s’ils dataient d’hier ; plus tard, après notre rencontre, je prenais également conscience que je pourrais être le père d’enfants en âge d’aller au lycée. Je restais quelques instants interdit sous le regard amusé de mon ancien camarade qui heureusement, se montra plus disert que moi « Alors, qu’est-ce que tu deviens mon vieux ? Tu te souviens de Patrick ? Il en a fait du chemin depuis le lycée ! Ah, tu n’étais pas au courant ? Et de la petite Sylvie qui te courrait après ? et toi qui n’arrivais pas à t’en dépatouiller ! Non ! Tu t’es marié avec elle ? Sans déconner ! Et vous avez divorcé récemment ! Je… enfin… désolé… Comme quoi, quand ça veut pas, ça veut pas hein ? Sacré Frédéric, ça me fait plaisir de te revoir ! », pour qu’à la fin de notre conversation il insiste afin que nous échangions nos adresses et nos coordonnées téléphoniques. Rencontre sans lendemain croyais-je. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque je découvris deux mois plus tard une invitation dans ma boîte aux lettres me conviant à son anniversaire qu’il fêtait conjointement, le hasard est curieux, avec Patrick.

*

Si je n’aimais pas fêter mon anniversaire, je n’aimais pas non plus fêter celui des autres. D’ailleurs, je déclinais régulièrement les rares invitations qui m’étaient proposées, et suite à ces refus, il était fréquent que je n’entendisse plus parler de la personne qui m’avait conviée. Cette fois‑ci pourtant, ma curiosité fut la plus forte et j’imaginai retrouver à cette occasion, plus de vingt ans plus tard, d’autres anciens élèves de mon lycée ; naïvement, sans doute m’attendais‑je à plonger de nouveau dans un bain d’adolescence.

Mes deux anciens camarades avaient loué un très beau gîte en lisière de forêt, à une quinzaine de kilomètres de la ville de notre enfance où je me rendais encore régulièrement pour rendre visite à mes parents ; en revanche, il y avait bien longtemps que j’avais traversé cette partie du département. Je reconnus pourtant sans difficulté la nationale que nous empruntions pour aller voir ma grand‑mère, une route parfaitement rectiligne ponctuée d’innombrables montagnes russes qui laissaient bien peu de visibilité dès lors que l’on se retrouvait à devoir doubler un tracteur ou un semi‑remorque chargé à bloc. Des années plus tard, la route n’avait guère changé, quelques platanes en moins peut‑être, et puis aussi les poids lourds qui semblaient dédaigner cet axe de circulation maintenant qu’une autoroute passait à proximité ; quant aux tracteurs, je n’en vis aucun, sans doute parce que les agriculteurs avaient quasiment disparu de ces espaces où les villages d’autrefois avaient suffisamment grossi pour se transformer en petites villes se frottant les unes aux autres. Nous étions à la fin de l’été, et même si le rouge et les tons orangers n’avaient pas encore fait leur apparition, je sentis comme un avant-goût de l’automne et fus pris d’une langueur mélancolique en quittant la longue ligne droite pour prendre la direction du hameau qui abritait le gîte. Il faisait encore relativement chaud en cette fin d’après-midi. Sur la petite route départementale, je me retrouvai coincé derrière un énorme tracteur. Soulagé de recouvrer un environnement plus conforme à mes souvenirs, les champs et des bouts de forêts composant maintenant en grande partie le paysage, je restai sagement derrière l’engin agricole ; je coupai la climatisation et baissai la vitre : le vent et les odeurs de la campagne s’engouffrèrent immédiatement dans mon véhicule. Je revis un instant mon père au volant de sa deux‑chevaux, avec la petite vitre qui se balançait alors qu’il avait le bras accoudé à la portière. Le sourire aux lèvres, il me regardait dans le rétroviseur et ponctuait toujours la fin de nos promenades avec la même phrase : « Alors fiston, c’est quand même bien agréable une balade en forêt par un temps pareil, tu ne trouves pas ? » Je soupirai ; je m’étais presque arrêté en tournant sur la minuscule route où seul le petit panneau « gîte rural » m’indiqua que j’étais toujours dans la bonne direction. L’herbe commençait à envahir le milieu de la chaussée, comme sur ce petit chemin où mon père et moi promenions le chien chaque dimanche matin. Je dus interrompre là ma rêverie : j’arrivai devant un vaste parking déjà bien garni, et dans quelques minutes j’allais hélas m’apercevoir que le présent s’accordait bien mal avec le passé ; que si les souvenirs de l’enfance étaient si précieux, c’était parce qu’ils restaient des souvenirs, et rien que des souvenirs : la deux‑chevaux, la voix de mon père, le petit chemin, le chien qui trottait en jappant gaiement à mes côtés.

J’étais un peu en retard ; la plupart des invités discutaient déjà en petits groupes en attendant que l’apéritif fût servi à un buffet autour duquel trois serveurs s’affairaient encore. Quand je le vis, mon attendrissement provoqué par la résurgence du passé vola en éclat. Il avait une bière à la main, et malgré son visage ravagé par l’alcool, malgré son important embonpoint, je le reconnus immédiatement en même temps que je m’interrogeai intérieurement, complètement incrédule : « non, ce n’est pas lui ; ce n’est pas possible, ce n’est pas Pierre ! » Quand il m’aperçut, je sentis une imperceptible moue passer sur son visage ; il m’interpella : « Mais c’est Frédéric ! tu n’as pas changé mon gars ! » J’ai toujours pensé que cette phrase que l’on prononçait régulièrement en rencontrant une personne perdue de vue depuis longtemps était une formule de politesse entièrement dénuée de sens, car de mon côté également, j’avais pas mal changé : quelques rides traversaient un front beaucoup plus fermé qu’autrefois, et alors que j’avais à dix-huit ans l’apparence d’un militaire fraîchement engagé, voilà que cela faisait presque une année que je n’avais pas été chez le coiffeur, laissant ainsi mes cheveux légèrement grisonnants boucler comme bon leur semblait.

Le jour où je débarquai au lycée, j’eus l’impression de pénétrer dans un autre monde. Au collège, j’évoluais dans un univers encore enfantin, presque innocent, et si je dus faire face une ou deux fois à la violence de mes condisciples, je fus surtout bercé par les parties de carte avec les copains sous le préau les jours de pluie, et les parties acharnées de football le reste du temps ; quant aux filles, elles n’étaient que des êtres lointains appartenant à une race étrangère. Il serait réducteur, et finalement navrant de dire que j’entrevis le monde des adultes seulement en entrant en classe de seconde, mais ce fut pourtant bien au cours de cette année que je découvris l’alcool, que je commençai à fumer, suivit avec ferveur les grèves lycéennes et leurs revendications abracadabrantes, et enfin que je pris pleinement conscience que les adolescentes pouvaient être successivement des êtres fragiles et des harpies aux griffes acérées, soit une mécanique presque impossible à maîtriser, mais au demeurant si désirable. Ce fut au cours de cette rentrée scolaire riche en révélations que je fis la connaissance de Pierre ; il devint rapidement celui qui m’entrouvrit toutes les portes de ce nouveau monde. Ce fut par son intermédiaire que je délaissai mes gentils chanteurs franchouillards en faveur d’une assourdissante déferlante anglo-saxonne ; ce fut lui qui, avant que je prisse un peu d’assurance, m’acheta mes premiers paquets de cigarettes, et puis surtout, moi qui étais si emprunté vis-à-vis des filles, ce fut lui que je vis avec à son bras une magnifique lycéenne de terminale, dispensant au milieu de la cour toute son expérience aux adolescents attardés dont je faisais partie. Autant que je pusse m’en souvenir, je n’étais pas vraiment jaloux ; je passais surtout le plus clair de mon temps à m’interroger sur mon propre sort, me demandant si ce jeune homme que je considérais comme le prince du lycée n’avait pas déjà réussi sa vie, alors que la mienne n’avait pas encore franchement commencé. Dans certains moments d’angoisse, il m’arrivait même de penser que je pusse l’avoir ratée.

Je restais très peu de temps en compagnie de Pierre, d’autant qu’il n’était jamais aisé de converser avec quelqu’un qui avait déjà bu plus que de raison : il avait généralement tendance à ne pas vous écouter, à radoter des propos peu compréhensibles, pour finir dans le meilleur des cas par pleurer dans vos bras. De plus, Pierre avait, selon l’expression populaire, « l’alcool triste ». Il tenait des propos cyniques à l’aide desquels je compris qu’il était toujours célibataire, que « les gonzesses c’étaient rien que des garces », et que s’il travaillait chez un concessionnaire, c’était seulement « pour le fric et rien d’autre ». Moi qui étais considéré par beaucoup de lycéens comme le garçon un peu naïf fraîchement débarqué de sa campagne, ce qui n’était pas nécessairement faux, au moins pouvais-je constater avec le temps que ma maturation lente m’avait sans doute évité de « prendre la vie en pleine gueule » comme le déclara mon ancien camarade dans un fugace instant de lucidité. Sur le coup, je fus extrêmement choqué de le retrouver dans de telles dispositions, et plus tard, alors que je quittais la fête, je fus sincèrement attristé de le voir s’écrouler après une danse et une bière de trop.

Sonné par cette première rencontre qui me laissa profondément mal à l’aise, je me dirigeai vers mes hôtes afin de les saluer. Patrick m’adressa à peine la parole, tant il était énervé. Je m’étonnai de le retrouver si élégamment vêtu, avec sa femme et ses trois enfants qui ne bronchaient pas à ses côtés, et sermonnant le traiteur en lui racontant qu’au sein de l’importante société où il exerçait de hautes responsabilités, il mettait un point d’honneur à toujours honorer la moindre de ses obligations, et ce quelles que soient les circonstances et les difficultés rencontrées. Si toutes ces années ne nous avaient pas séparées, j’aurais bien tenté de lui rappeler l’ardeur avec laquelle il défendait le faible et l’opprimé au cours de nos discussions ; je n’osais pas, surtout qu’il aurait été capable de m’affirmer droit dans les yeux que non seulement ses idéaux n’avaient pas changé, mais que sa probité exemplaire l’autorisait à agir ainsi ; ce n’était pas avec Patrick non plus que j’allais pouvoir m’entretenir avec insouciance de nos jeunes années. Je reprenais espoir en m’avançant vers Sébastien, car après tout, c’était lui qui était la cause de ma présence ici ; peut-être mon salut viendrait-il de là. Quand je lui eus serré chaleureusement la main, il me présenta rapidement son épouse, et pendant quelques minutes, nous n’échangeâmes rien d’autre que de simples banalités dans une atmosphère beaucoup moins détendue que lors de nos récentes retrouvailles ; puis celle qu’il appela Marie s’excusa pour aller saluer d’autres convives. Se sentant tout à coup libéré, Sébastien me pressa le bras comme s’il s’accrochait à une bouée de sauvetage, et j’appris avec stupéfaction la relation catastrophique qu’il vivait avec sa femme. Au moment où il allait commencer à rentrer dans les détails les plus sordides de leur intimé, je m’enfuis vers le buffet qui enfin venait d’ouvrir ; je saisis sans réfléchir quatre petits fours, et un peu embarrassé par ma petite assiette dans la main gauche et mon verre de champagne dans la main droite, je tentai de trouver un îlot de tranquillité au milieu de toute cette agitation. En parcourant les visages, je ne reconnus personne, et j’en fus presque soulagé, tant j’étais maintenant angoissé à l’idée de me retrouver face à une nouvelle rencontre désastreuse. À l’extrémité d’une grande table nappée de blanc, j’aperçus plusieurs chaises vides à l’ombre d’un vieux marronnier ; à proximité, seul un homme écrivait sur un petit carnet, ce qui ne l’empêcha pas de me remarquer, car alors que je m’approchais le plus discrètement possible, il m’apostropha très courtoisement : « Mais je vous en prie, venez vous installer, il fait très doux sous cet arbre ; de plus, le coin est relativement calme ! » En prenant place, je gardai les yeux fixés sur son carnet. L’inconnu me considéra avec un air amusé et entama la conversation :

– Cela pourrait paraître étrange qu’un homme invité à une belle fête d’anniversaire restât ainsi à l’écart, avec simplement un carnet à griffonner et un stylo à mordiller en guise d’amuse‑bouches. Même si je suis un lointain parent de Patrick, je vous avouerais bien volontiers que les raisons de ma présence ici ne sont que purement professionnelles. Pour tout vous dire, mon métier consiste à observer mes semblables. Tenez, prenez cet homme à l’air triste qui est appuyé contre le mur en regardant l’horizon ; étonnante son écharpe en soie bicolore autour du cou, soit dit en passant. Il m’a indiqué s’appeler Maximilien, et malgré un poste de cadre dans une entreprise florissante, il ne rêve que d’une chose : démissionner pour devenir artiste. Et cet autre homme près du buffet, qui discute avec une certaine Madame Volnais, et dont le mari, Lucien Volnais, joue au ballon avec leur fils sur le gazon ; ce bel homme se nomme Guillaume de la Tassignière. Tout à l’heure, il m’a entretenu de sa passion pour le golf. Non loin d’eux, il y a également ces deux personnages, au demeurant singuliers qui, à grand renfort de kirs, refont le monde, ou bien se racontent des histoires drôles, je ne saurais dire ; ce qui est certain, c’est qu’ils passent du rire à quelque chose de plus grave en une fraction de seconde. Au pied de Sylvain, celui qui a de longs cheveux et une barbe imposante, un étui de guitare. Son comparse, qui n’a pas la langue dans sa poche, m’a indiqué avec un large sourire qu’il jouait du balai dans une harmonie municipale ; je me demande encore s’il ne se moquait pas un peu de moi ! Mais quittons le buffet quelques instants pour nous attarder sur la table située derrière nous. Avant de venir m’asseoir ici, j’ai passé un agréable moment en compagnie d’Arnaud Brun, un jeune homme qui m’a raconté son travail auprès de personnes âgées sous l’œil attendri d’un vieux monsieur, Jean-Luc Renard si ma mémoire ne me joue pas des tours, et qui m’a indiqué goûter une paisible fin de vie dans une très belle propriété non loin d’ici. Il y avait avec eux deux autres personnes ; où sont‑elles d’ailleurs ? Ah ! Les voilà qui reviennent visiblement d’une petite promenade. Il s’agit de Thomas Colombin, cloué sur un fauteuil roulant à la suite d’un terrible accident de voiture et qui est poussé par Charles Montfroi, homme de lettres à ce que j’ai cru comprendre, mais avec qui je n’ai pas encore eu l’opportunité de discuter. D’ailleurs, figurez‑vous que je suis moi-même homme de lettres puisque, permettez-moi de maintenant me présenter, je m’appelle Henri Gérard et je suis écrivain, même s’il m’arrive parfois de publier des romans policiers sous le pseudonyme de Riton. Sur ce carnet qui vous intrigue tant depuis tout à l’heure, je prends des notes pour mon prochain livre. Comme j’ai la chance de connaître un peu plus qu’un succès d’estime, j’ai obtenu de mon éditeur d’écrire pour mon prochain ouvrage un recueil de petits portraits d’individus plutôt ordinaires, du genre de ceux que l’on peut croiser à l’occasion d’une banale fête d’anniversaire. En lisant le journal ce matin, j’ai également noté deux faits divers qui ont attiré mon attention : la mort d’un agent immobilier dans des circonstances qui restent encore inexpliquées ainsi que les derniers rebondissements du meurtre d’un enfant ; cela peut toujours servir. Dans un autre domaine, plus léger je vous l’accorde, mais qui a son importance dans les rapports que l’être humain entretient avec les machines, je ne m’interdis pas non plus d’écrire une petite nouvelle dont le téléphone portable pourrait être un des protagonistes. Oh ! mais pardonnez-moi, je m’aperçois que j’accapare honteusement cette conversation ! Je vous laisse la parole en me permettant de vous demander, par simple curiosité il va sans dire, ce qui vous amène à cette fête d’anniversaire.

Alors que je n’étais pas habitué à réagir de façon impromptue, je me surpris à répondre à cet individu du tac au tac. Il faut dire que son petit discours plein de fausse bienveillance, limite mielleux, m’avait quelque peu agacé ; de plus, je ne me mépris aucunement sur ses intentions quand il me posa innocemment sa question.

– Monsieur Gérard, j’ai été très heureux de faire votre connaissance, et j’ai apprécié que vous me narriez vos découvertes concernant quelques-uns des invités présents. Sans vouloir vous offenser, je préfère que nous en restions là, car je n’ai pas très envie de me voir atterrir dans un livre, même si je suis certain que vous ne manquerez pas de mentionner notre échange d’une manière ou d’une autre. De plus, il commence à se faire tard et je souhaite ne pas être trop fatigué pour demain, car je participe à une course cycliste non loin d’ici ; il serait dommage que j’eusse la tête dans le guidon suite à cette soirée ! Au revoir cher monsieur, et ravi d’avoir fait votre connaissance ! Au moment où je me levais sous son regard incrédule, je crus opportun d’ajouter : « De plus, je n’aime pas les fêtes d’anniversaire ! »

*

Suite à cette fameuse soirée, je n’entendis plus jamais parler de Patrick, Pierre et Sébastien ; de Henri Gérard et de sa galerie de portraits non plus. Je suis tranquillement retourné à mes longues sorties solitaires en vélo, et ce soir, en refermant le petit livre sur lequel je commence à m’endormir, je ne suis pas fâché de constater que ce retour aux sources, un peu à l’écart des hommes et de leurs turpitudes, est loin d’être une mauvaise nouvelle.

Printemps 2019


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