La parole est au lecteur

lundi 25 décembre 2017
par  Paul Jeanzé
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De ma rencontre avec Moïse Tannenbaum, je n’avais rien inventé ; tout au plus avais‑je quelque peu sous-estimé les tempêtes successives que mon esprit avait essuyées entre la déconcertante invitation du vieil homme et ma visite effective à son domicile, ainsi que les scènes mémorables entre ma mère et moi ; mais, si pour les premières je n’avais pas trop insisté de peur de lasser le lecteur, j’avais délibérément abrégé les deuxièmes lorsque je pris conscience qu’il était certainement préférable de gérer ses histoires de famille à l’abri des regards indiscrets. Peut-être m’étais-je également souvenu qu’un jour, on m’avait enseigné qu’il me fallait honorer mon père et ma mère. Cette prise de conscience était si profonde et si sincère que j’avais même envisagé de révéler à mes parents ma nouvelle amitié ; mais, prudent, j’avais préféré différer l’annonce pour profiter pleinement de Moïse sans que personne ne vînt ajouter sa voix à nos discussions.

Cette rencontre avait été une véritable révélation ; dorénavant, j’abordais le début de la semaine dans l’attente du vendredi soir, que je passais toujours en compagnie de Moïse. Ce dernier, au-delà de sa remarquable faculté à me faire découvrir à sa façon la tradition juive, s’avérait être un excellent cuisinier. D’ailleurs, j’avais pris l’habitude de lui offrir, chaque veille de chabbat, une belle pièce de viande en provenance de mon congélateur qu’il se faisait une joie de préparer le lendemain. Ainsi, en lieu et place des atrocités bouillies ou brûlées qui avaient fait pendant longtemps le malheur de ma plaque de cuisson, je me délectais dorénavant d’un savoureux bœuf bourguignon, d’une blanquette de veau en sauce, ou encore d’une entrecôte grillée accompagnée sobrement d’un peu de moutarde à l’ancienne ; et, avant de fermer la bouche sur tous ces mets délicieux, je lui racontais brièvement quelques anecdotes me concernant le temps de l’apéritif. Puis, au moment du kiddouch [1] qui précédait le repas, l’univers habituel des choses profanes s’estompait et la judéité occupait alors l’ensemble de nos conversations.

*

Passant d’un extrême à l’autre, je ressentis subitement le besoin impérieux d’écrire une nouvelle centrée sur les Juifs. J’avais d’ailleurs confié très rapidement à Moïse que je m’essayais à l’écriture ; et, s’il m’avait indiqué qu’il ne pouvait pas vraiment me conseiller en la matière, il avait ajouté qu’il serait néanmoins très honoré de lire mes textes. Alors que je ne montrais plus mes écrits à quiconque, j’accueillis cette proposition avec enthousiasme. À mes débuts, j’avais naïvement proposé mes écrits autour de moi, mais rarement cette expérience me fut bénéfique. En effet, souvent je fus surpris, déçu voire vexé, en colère même, de constater combien mes rares lecteurs, en l’occurrence des personnes que je côtoyais plus ou moins régulièrement, ce qui peut-être rendait la relation plus délicate qu’avec un parfait inconnu, s’arrogeaient le droit de se livrer à une analyse impitoyable de mes textes alors que j’attendais simplement de leur part de sincères encouragements. Mais surtout, jamais encore je n’avais eu l’occasion de croiser un lecteur qui sût rester à sa place, à savoir m’indiquer combien tel passage l’avait fait sourire, rire, pleurer, agacé ou énervé. Jamais je n’avais encore eu accès à son sentiment le plus profond, et j’étais bien en peine de pouvoir en identifier les causes. Avais-je en face de moi des personnes qui avaient tout simplement peur de me faire part de leurs émotions, ou restaient-elles extérieures aux livres car c’était ainsi qu’on leur avait appris ? On leur avait appris, non pas à les lire, et encore moins à les aimer, mais seulement à froidement les étudier dans l’unique but de les évaluer ? Pire encore, souvent je fus moi‑même jugé, et forcément condamné, en même temps que l’étaient mes textes. Peut-être évoluais‑je dans une époque manquant cruellement de discernement, une époque dans laquelle s’enchevêtraient l’homme, l’écrivain et ses écrits ; une époque où des lecteurs désorientés et peut-être aussi un brin trop curieux, s’intéressaient en priorité à l’histoire personnelle de l’écrivain plutôt qu’à ses propres histoires. Était-ce parce que j’écrivais que j’évitais plus ou moins bien cet écueil ? Au cours de mes lectures, quand bien même on m’aurait signalé insidieusement que tel auteur avait eu des mœurs dissolues, que tel autre avait été un traître à sa Nation, aurais-je alors dû choisir mes livres en fonction de la moralité supposée de son auteur, ou encore de son patriotisme exemplaire ? Si telle avait été ma réaction, combien d’ouvrages insipides me seraient inévitablement tombés des mains, et combien d’œuvres remarquables aurais-je négligées ? Alors, oublions les écrivains, et recentrons-nous sur leurs écrits.

*

Un dimanche, plutôt que de partir en promenade, j’étais resté enfermé chez moi et avais écrit en une seule journée et sans arrière-pensée aucune (les arrière-pensées ne se dévoilent généralement que bien plus tard, au cours des lectures successives), ma fameuse nouvelle : « par un beau matin du mois d’août ». Dès le lundi matin, je la remis à Moïse afin qu’il en prît connaissance ; j’étais anxieux de recueillir ses commentaires, mais également extrêmement fier de moi, tant j’étais intimement convaincu d’avoir écrit là quelque chose de puissant et de percutant, sur le fond comme sur la forme. Alors que je m’apprêtais à attendre aussi patiemment que possible le vendredi suivant pour connaître son avis sur ce texte, car j’imaginais que Moïse souhaiterait prendre le temps de la réflexion pour me donner son sentiment sur mon œuvre, je découvris avec surprise, dès le lendemain, une petite feuille de papier pliée en deux dans ma boîte aux lettres, et sur laquelle il me priait de venir le voir aussi vite que possible. Sans attendre, je me précipitai chez lui, certain que j’y serai accueilli avec la ferveur que l’on accordait aux grands artistes de ce monde.

Pourtant, quand je le vis, tassé dans son fauteuil, le visage fermé et très fatigué, la légère angoisse qui étreignait le littérateur laissa immédiatement la place à la sincère inquiétude de l’ami. D’un geste las, il m’invita à prendre place à ses côtés, et il attendit que je fusse bien installé avant de m’adresser la parole d’une voix vacillante en même temps qu’il me prenait la main aussi fermement que ses faibles capacités physiques le lui permettaient. Je tressaillis devant ce geste inhabituel ; je compris qu’il avait quelque chose d’important à me confier, et que je n’allais certainement pas recevoir les commentaires dithyrambiques dont j’avais secrètement rêvé ; mais, j’étais prêt à accueillir sereinement ses critiques, mesurant ainsi la profonde amitié qui me liait à Moïse.

« Mon jeune ami, le modeste lecteur que je suis ne peut qu’être perplexe devant le formidable décalage qui existe entre le contenu de tant d’écrits contemporains, et le contexte dans lequel évoluent leurs auteurs. Il y a d’abord cette manie, qui n’est d’ailleurs pas spécifique à notre siècle, d’écrire sur tout ce qui peut bien se passer à des milliers de kilomètres d’ici ; j’avoue être interloqué par toute cette littérature qui a besoin de voyager vers un autre continent pour s’émanciper ; et, de façon pernicieuse, quand celle-ci daigne s’intéresser à un terroir quelconque, cela sera la plupart du temps pour en décrire la médiocrité et l’enfermement supposés. Qu’il faut être bien naïf pour croire que l’herbe était plus grasse dans le champ du voisin ! J’ai également remarqué qu’après un engouement certain pour les récits prenant place dans un futur plus ou moins lointain, la mode est aujourd’hui de s’en retourner dans le passé pour réécrire l’histoire de têtes plus ou moins couronnées ; mais passons, là n’est pas l’élément le plus important dont je souhaitais vous faire part. J’ai surtout le sentiment, en feuilletant la littérature de mon siècle, que la plupart des œuvres qui me semblent estimables sont pour leur immense majorité d’un pessimisme exacerbé. Alors que je reste convaincu que la vie est une succession de moments de joies et de peines, la littérature du temps présent semble progresser inexorablement vers la noirceur la plus profonde ; les romanciers auraient-ils perdu le goût de la vie ? Ceci est d’autant plus troublant que jamais un pays comme peut l’être le nôtre aujourd’hui n’aura été confronté à une conjoncture aussi favorable ! Alors que sur notre sol, les champs de bataille se sont assoupis depuis plusieurs générations, alors que le confort matériel et l’espérance de vie de l’individu atteignent des sommets, je n’entends que plaintes et jérémiades en écoutant mon prochain au cours de mes promenades. Le passant a souvent l’air triste et aigri, et si heureusement je vois des enfants jouer au ballon en riant à l’ombre des arbres du parc, arrive toujours le moment où le gardien des lieux sort d’un fourré pour venir le leur confisquer sous prétexte qu’ils pourraient piétiner les fragiles fleurs du jardin vaguement à la française. Que s’est-il passé pour qu’il soit dorénavant interdit de se rouler dans l’herbe ? Mes compatriotes craignent‑ils à ce point le monde à venir alors qu’autour de moi, tout me semble si paisible ? Et quand bien même ma perception du monde serait erronée, quand bien même ce pays, mon pays, serait en proie aux troubles les plus terribles de son histoire, qu’il serait du devoir de chacun de ses habitants d’avoir la force et le courage d’emprunter le chemin de l’espérance ! Mais pardonnez‑moi, je commence à suivre une pensée si confuse que je m’éloigne dangereusement de vos écrits.

En lisant votre nouvelle, j’ai pu constater que vous n’échappiez pas, vous non plus hélas, aux turpitudes de votre temps. Ne vous méprenez pas, mon cher ami, je ne vous demande pas non plus de me donner à lire un merveilleux conte de fées dégoulinant de niaiseries et de bons sentiments, où tout le monde vivrait heureux, marié, et avec une ribambelle d’enfants sages comme des images. Je ne sais que trop bien que la vie ne nous accorde pas toujours ce que l’on désire, qu’il existe parfois des accidents de parcours qui nous laissent des traces indélébiles. Mon ami, je suis vieux, et rares sont mes joies en dehors de nos rencontres ; alors, si même dans les livres, ces livres qui finalement sont tout ce qui me reste pour adoucir la solitude et la mélancolie d’une vie qui s’achève, je n’y retrouve plus l’espérance, que va-t-il me rester ici-bas ? Votre nouvelle est certes remarquable ; sur le plan de l’écriture, c’est un vrai bijou ; elle semble si réelle, si humaine, tant la lâcheté et la violence des hommes sont abordées à la perfection ; et puis, ce final : terrible, surréaliste, malsain même, où l’on découvre que cet anti-Juif forcené, que sa haine pousse à la folie et au crime le plus odieux, est lui-même juif ! C’est d’une rare perversité ! Et comme si cela ne suffisait pas, au moment où il met fin à ses jours, il se convertit à la chrétienté dans une ultime rédemption ! C’est l’œuvre du Diable lui‑même, si vous me permettez ce petit trait d’humour noir. Votre nouvelle m’a tellement remué que je fus bien en peine de trouver le sommeil la nuit qui suivit sa lecture. Mon ami, mon jeune ami, au plus profond de votre âme, est-ce bien de tout cela dont vous avez vraiment envie de parler ? »

À cet instant, il tenta de se lever, mais fatigué par ce long monologue qui lui avait coûté beaucoup d’énergie, il s’enfonça plus profondément dans son fauteuil et poursuivit après un long soupir :

« Et puis j’avoue également être las de voir la question juive toujours abordée par le seul prisme de la haine anti-juive, et le pauvre Juif des romans systématiquement enfermé dans un wagon prêt à l’envoyer vers la mort. Mon jeune ami, les bibliothèques regorgent d’ouvrages dont le sujet est l’antisémitisme. J’en ai lu quelques-uns, avant de comprendre combien l’entreprise était vaine. À tous ces auteurs persuadés de comprendre et d’expliquer la haine envers les Juifs, et qui pour la plupart ne sont pas juifs d’ailleurs, j’aurais bien aimé leur préciser ceci : avant de réaliser ce travail, êtes-vous allés à la rencontre desdits Juifs ? Et si oui, lesquels ? Fort de votre science et de vos connaissances, peut‑être ne jugiez‑vous pas nécessaire de me connaître avant de parler de moi ? Et pourtant… Si vous aviez pris un peu de votre temps pour venir à ma rencontre avant de vous lancer à corps perdu dans vos recherches, j’aurais pu vous indiquer combien il était illusoire de tenter de comprendre et d’expliquer quelque chose d’irrationnel. Mon jeune ami, retenez bien ceci : la haine envers les Juifs est irrationnelle, en ce sens qu’elle dépasse la raison humaine, puisque les Juifs ne doivent leur propre existence qu’à l’existence de Hachem. Sans Hachem qui les a choisis, et non élus, il faudrait que je prenne le temps de vous parler un jour de ce terrible contresens, pour être le lien entre l’Humain et le Divin, les Juifs n’existeraient pas. Pas de Hachem, pas de Juif, c’est aussi simple que cela ; toute notre Histoire est contenue dans cette simple petite phrase. Alors pourquoi vouloir en faire un livre entier ? Ah ! mon jeune ami, à tous ces auteurs qui se sont évertués à écrire sur mon compte, que souvent j’ai souhaité les implorer, les supplier ainsi : vous ne me connaissez pas ; alors s’il vous plaît, ne parlez pas de moi, laissez-moi tranquille… »

« Pardonnez-moi, mon jeune ami, de vous avoir importuné avec ces réflexions, des réflexions si profondément enfouies en moi qu’elles me sont bien difficiles à clairement exprimer. C’est d’ailleurs quelque chose que je retiens de mon passage sur terre, et qui aura souvent été une grande cause de frustration : dès lors que je prends quelque chose trop à cœur, ma raison a toujours tendance à s’éclipser. En tout cas, j’espère sincèrement que mes propos ne vous auront pas blessé, d’autant que je sens bien que vous vous impliquez énormément dans vos textes. Peut-être devriez-vous aller jusqu’à oublier tout ce que je viens de vous asséner de façon si péremptoire. Excusez-moi de vous avoir ennuyé avec mes stupides réflexions ; excusez‑moi…

De nouveau, un très long silence.

J’étais profondément troublé. Au début de ma nouvelle, à la faveur d’un début de matinée tout ce qu’il y avait de plus ordinaire pour l’homme moderne, j’avais nonchalamment pris le lecteur par la main, pour ensuite l’entraîner sournoisement au sein de la journée particulière d’un individu dont on découvrait les multiples tourments ; et, une fois aux portes de la folie, de relâcher mon emprise au moment où le pauvre fou se fracassait par terre dans le dernier souffle d’un texte venu froidement à expiration. En imaginant la réaction du lecteur face à ce texte et à son final, je me souvins avoir été extrêmement satisfait de moi, persuadé que mon histoire sordide l’empêcherait sans doute de dormir pendant une heure ou deux. Au cours de la soirée, je venais d’être directement confronté à mon lecteur, et j’étais bouleversé de constater la portée de ma petite histoire sur mon ami Moïse, de cette capacité qu’elle avait eue de susciter des sentiments aussi douloureux : le malaise, la souffrance, l’angoisse, le désarroi ; bref, tout ce qui rendait la vie sur terre détestable et finalement… absolument invivable. En quelques minutes, je venais de passer de l’autosatisfaction la plus vaniteuse à une consternation sans précédent. J’avais terriblement honte de moi. Et si j’avais fait tout simplement fausse route ? Si le Divin m’avait vraiment accordé le don d’écrire, aussi modeste soit-il, attendait-Il que je le misse en œuvre de façon aussi malsaine, au point de provoquer des cauchemars chez le lecteur ? L’écriture ne répond pas toujours aux questions métaphysiques que se posent leurs auteurs. En revanche, ce fut à mon tour d’être tourmenté, puisque je ne pus trouver le sommeil pendant plusieurs nuits suite à cette soirée ; et, après cette longue et fiévreuse réflexion que je résumai par ce court paragraphe, j’écrivis dans la foulée les trois premiers chapitres de ce que j’allais plus tard intituler : « la véritable histoire de Monsieur Z ».


[1Prière de sanctification


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