Chapitre huitième : « Un palais dans le temps »

Texte intégral
dimanche 8 septembre 2024
par  Paul Jeanzé

Celui qui désire entrer dans la sainteté du jour doit se défaire de tout le brouhaha des préoccupations profanes ; il doit s’éloigner du tintamarre des jours discordants, de l’agitation et de la furie du gain, de cette sorte d’abus de confiance envers soi-même. On se décharge du joug de la peine et du labeur. Adieu le travail servile ! Il faut apprendre et comprendre que le monde a été créé et survivra sans que l’homme y mette la main. Six jours durant, nous luttons avec le monde, arrachant sa richesse à la terre ; mais le chabbat, nous avons à prendre soin de la semence d’éternité confiée à notre âme. Nos mains sont au monde, mais notre âme appartient à Quelqu’un d’autre. Six jours durant, nous travaillons à dominer le monde ; le septième jour, nous essayons de nous dominer nous-mêmes.

Les Romains, quand ils rencontrèrent des Juifs, furent frappés de cette stricte observance du chômage chabbatique, et ils n’eurent que mépris pour cette paresse juive si bien symbolisée par l’indolence du Chabbat. Telle est l’opinion de Juvenal, de Sénèque, d’autres encore.

Philon, porte-parole des Juifs hellénisés d’Alexandrie, prend la défense du Chabbat : « En ce jour, il nous est ordonné de nous abstenir de tout travail, mais ce n’est pas que la Loi veuille nous inculquer la mollesse… Son but est plutôt d’offrir à l’homme le repos d’un labeur sans trêve ni fin ; et, restaurant leur corps par un système régulier de haltes, elle renvoie des hommes chargés de forces nouvelles à leurs anciennes activités. Un période de répit permet, non seulement aux hommes du commun mais encore aux athlètes, d’accroître leurs forces afin d’entreprendre rapidement et patiemment chacune des tâches qu’ils trouvent devant eux » (De Specialibus Legibus, II, 60).

Nous trouvons ici un chabbat présenté non pas selon l’esprit biblique, mais selon les vues d’Aristote. Le Stagirite dit en effet que « nous avons besoin de repos car nous ne pourrions travailler sans cesse. Le repos n’est donc pas une fin en soi », mais il a « pour but le travail », il permet d’acquérir des forces nouvelles pour un effort renouvelé (Éthique à Nicomaque, X, 6). Dans la perspective biblique, en revanche, le travail n’est pas une fin en soi ; le Chabbat, jour de repos, jour où l’on s’abstient de tout labeur, n’a nullement pour but de permettre aux hommes de recouvrer leurs forces perdues et de s’apprêter, reposés, à de nouveaux travaux. Le Chabbat est le jour de la vie. L’homme n’est pas une bête de somme dont le rendement serait accru par le repos Chabbatique, « dernier créé, mais premier en intention », le Chabbat est « l’accomplissement de la création des cieux et de la terre ».

Le Chabbat n’a pas été créé en vue des six jours de la semaine ; ce sont les six jours de la semaine qui ont pour but le Chabbat (Zohar, I, 75). Ce n’est pas une récréation dans le déroulement de la vie, mais le sommet de la vie.

Trois actes de Dieu marquèrent le septième jour : Il se reposa, Il bénit et Il sanctifia le septième jour. C’est pourquoi, à l’interdiction du travail, s’ajoutent la bénédiction de la joie et un accent de sainteté. Ce ne sont pas les mains seules qui célèbrent ce jour ; la langue et l’âme observent le Chabbat. On ne peut, le Chabbat, parler comme on parle les autres jours ; il faut même éviter de penser à tout ce qui est affaires et travail.

Le travail est un métier, mais le parfait non-agir est un art. On y atteint par un accord de l’imagination , de l’esprit et du corps. Pour exceller dans un art, il faut en accepter la discipline. Le septième jour est un palais dans le temps que nous-mêmes bâtissons avec les matériaux que nous tirons de notre âme, de notre joie, de tout ce qui est incommunicable. La discipline que nous nous y imposons n’est qu’un rappel de l’éternité toute proche. À vrai dire, la splendeur de ce jour est surtout exprimé par des interdictions, par des « tu ne feras pas ceci, ni cela » ; mais c’est pour les mêmes raisons que le mystère de Dieu est exprimé d’une façon plus adéquate par l’apophatique, par les catégories de la théologie négative qui proclame que, ne pouvant jamais exprimer ce qu’Il est, nous devons nous contenter de dire ce qu’Il n’est pas. Nous sentons souvent combien pauvre serait l’édifice s’il n’était bâti que des actes et des phrases du rituel, à l’aide de tout ce lourd appareil parfois si encombrant. Comment exprimer la gloire présente dans l’éternité, sinon par le silence et le renoncement à toute bruyante activité ?

L’amour du Chabbat ! Le mot est rarement prononcé ; il exprimerait une émotion trop profondément enfouie. Notre littérature offre rarement l’expression, et cependant, depuis plus de deux mille ans, cette émotion donne le ton à tous nos chants. C’est tout un peuple amoureux du septième jour ; on ne peut le comprendre si l’on ne connaît pas cet amour poussé jusqu’à la passion. Nous sommes en plein roman de Chevalerie « où l’amour est toujours absolu ; chaque pensée, chaque action de l’amant doivent, en toute circonstance, correspondre à ce qu’un amoureux peut éprouver, ressentir, imaginer de plus grand ».

« L’amour, pour les troubadours et leurs dames, était une source de joie. Ses exigences étaient la loi suprême de la vie. L’amour était le service chevaleresque ; il était la loyauté et la dévotion ; il était le don le plus noble de l’homme. Il était la source de perfection, l’inspirateur des hauts-faits » (H.O. Taylor, The Mediaval Mind, I, pp. 588 sq.). La civilisation de la Chevalerie créa une conception romantique de l’adoration et de l’amour qui domine jusqu’à nos jours, avec son mélange de mythe et de passion, la littérature et la mentalité occidentale. Les Juifs contribuèrent à l’idée de l’amour de Chabbat, de l’amour d’une journée, d’un esprit exprimé dans le temps.

Si ce jour est lumineux, si précieux, s’il exerce une telle fascination sur l’âme, c’est parce qu’il est la mine d’où le rare métal de l’esprit est extrait pour qu’on en bâtisse le palais du temps. Le septième jour est la demeure où l’humain se trouve à l’aise avec le divin, où l’homme aspire à parfaire sa ressemblance avec le divin modèle.

Où pourrait-on ailleurs trouver la ressemblance de Hachem ? L’espace n’a aucune qualité commune avec l’essence de Hachem. Le sommet des montagnes n’est pas assez libre, le silence des mers pas assez glorieux. L’image de Hachem ne saurait se trouver que dans le temps qui est le masque de l’éternité.

Vivre le septième jour est un art ; c’est l’art de peindre sur la toile du temps la mystérieuse grandeur de la création à son apogée : tout comme Hachem, nous sanctifions le septième jour. L’amour du Chabbat c’est l’amour de l’homme pour ce que Hachem et l’homme possèdent en commun. Quand nous observons le Chabbat, nous paraphrasons la sanctification que Hachem accorda au septième jour.

Que serait un monde sans Chabbat ? Ce serait un monde qui ne connaîtrait que lui-même, avec un dieu dénaturé comme un objet ; un monde séparé de Hachem par un infranchissable abîme. Un monde sans Chabbat ne saurait pas que l’éternité possède une fenêtre qui s’ouvre sur le temps.

Il n’y a pas à craindre qu’à force d’idéaliser le Chabbat on le transforme en conte de fées ; malgré toutes les idéalisations romanesques, le Chabbat demeure un fait concret, une institution possédant un statut juridique, et des conséquences sociales. On n’a pas à craindre qu’il devienne un esprit désincarné, car l’esprit du Chabbat doit toujours se traduire dans des faits réels, des actes bien définis à accomplir ou à éviter. Le corporel et le spirituel sont un, comme dans un être vivant l’âme et le corps. La loi nous éclaire la route, et c’est à l’âme de ressentir l’esprit.

Nos rabbins d’autrefois le savaient bien : le Chabbat requiert de l’homme une totale sollicitude, le don et la dévotion sans partage d’un amour absolu. Une telle conception les amena tout naturellement à élargir sans cesse l’ensemble des lois et des prescriptions relatives au respect du Chabbat. Ils cherchaient à ennoblir la nature humaine et à la rendre digne de se trouver en présence de la royale journée.

Il faut bien avouer cependant que la loi et l’amour, la discipline et la joie ne surent pas toujours s’amalgamer. Les rabbins avaient si peur de profaner l’esprit du septième jour qu’ils portèrent sa réglementation à un niveau où les âmes exceptionnelles peuvent se hisser, mais qui reste trop souvent hors de portée pour la plupart des gens.

Toutefois, la glorification du saint jour, l’insistance sur sa stricte observance, ne mena pas les rabbins à une déification de la loi. « Le Chabbat a été donné aux hommes, et non pas les hommes au Chabbat (Mekhitta XXXI, 13). Ils savaient qu’une piété excessive peut mettre en danger l’accomplissement de l’essence de la loi. « Rien n’est plus important, selon la Thora, que de préserver la vie humaine… S’il existe le moindre danger qu’une vie humaine puisse se trouver en jeu, on peut négliger toutes les interdictions de la loi (sauf toutefois en ce qui concerne l’idolâtrie, l’adultère et le meurtre) » (Genèse Rabba, XIX, 3). Il faut sacrifier les mitzvoth, les préceptes de la Thora, à la Thora plutôt que de sacrifier un homme aux mitzvoth. Le but de la Thora n’est-il pas « de donner la vie à Israël, en ce monde-ci et dans le monde à venir ? » (Otzar ha-Gueonim, Yoma, 30, 32).

Une austérité continue risque de dessécher l’esprit du jour, tout comme la frivolité ne peut que le faire disparaître. On ne peut avec un harpon corriger une fine gravure, ni labourer le cerveau à la charrue. Il faut toujours se souvenir que le Chabbat n’est pas une occasion de divertissements et d’amusettes ; ce n’est pas le jour des feux d’artifice et du cirque. C’est le moment où nous pouvons rapiécer notre vie en haillons, retrouver le temps, et non pas le perdre. Le travail sans dignité engendre la misère ; le repos sans spiritualité est source de dépravation. Et en fait, les interdictions dont on a hérissé le Chabbat ont permis à la majesté du septième jour de ne pas dégénérer en vulgarité.

Le peuple de Rome réclamait avec insistance le pain et les jeux du cirque (cf. Juvenal, Satires, X,80). Mais l’homme ne vit pas de pain seulement, ni de jeux. Qui pourra lui enseigner à réclamer avec la même insistance un jour sacré ?

Le Chabbat est le don le plus précieux que Hachem ait prélevé sur Son trésor en faveur de l’humanité. Tout au long de la semaine, l’esprit est trop loin de nous, nous dépérissons de l’absence de l’esprit. Au mieux, nous prions : « envoie-nous, Éternel, une parcelle de Ton Esprit ». Mais le Chabbat, l’esprit est là et c’est lui qui nous prie : acceptez de moi toute perfection…

Mais ce que nous offre l’esprit est souvent trop haut pour nous. Nous acceptons le repos et le bien-être et laissons échapper l’inspiration du jour, ignorant d’où il vient et pourquoi il est là. Aussi la prière du samedi après-midi insiste-telle :

Puissent tes enfants comprendre que leur repos vient de Toi, et que ce repos signifie la sanctification de Ton Nom.

Observer le Chabbat, c’est célébrer le couronnement d’une journée dans le royaume spirituel du temps dont nous respirons l’air « si tu fais de Chabbat tes délices » (Isaïe, LVIII, 13).

Délices du Chabbat [1] : délices pour l’âme, délices pour le corps. Il est tant de choses défendues au septième jour que « vous pourriez croire que je vous ai donné le Chabbat comme un désagrément ; or, Je vous ai certes donné le Chabbat pour votre joie ». Sanctifier le septième jour ne signifie pas : mortifiez-vous ; mais bien au contraire : vous le sanctifierez de tout votre cœur, de toute votre âme et de tous vos sens. « Sanctifiez le Chabbat par une nourriture choisie, par de beaux vêtements ; réjouissez votre âme de plaisir et Je vous récompenserai de ce plaisir même » (Devarim Rabba, III, 1. Cf Midrash Tehillim, XC).

Contrairement au Jour de Kippour, le Chabbat n’est pas orienté tout entier vers des buts spirituels. C’est une journée de l’âme aussi bien que du corps ; bien-être et plaisir font partie intégrante de l’observante du Chabbat. L’homme tout entier, avec toutes ses facultés, doit participer à sa bénédiction.

Il était une fois un prince qui, exilé, vivait parmi des hommes brutaux et sans manières, sans que nul ne se doutât de son rang. Les années passaient et il dépérissait d’être séparé du roi son père et de son pays natal. Et voici qu’un jour un message secret lui parvient : son père lui promet le retour au palais, le pressant de conserver toujours ses manières princières. Grand fut la joie du prince ; il décida de célébrer la bonne nouvelle. Mais comment festoyer seul ? Il invite donc les hommes de la ville dans une taverne, commande pour tout le monde nourriture abondante et vins à flots. Ce fut une fête mémorable ; tout le monde était en joie : la populace à cause de la boisson et le prince à l’avant-goût de son retour au palais natal (Toledoth ya’aqov Yoseph, 203 c). L’âme ne peu festoyer seule ; le corps est invité à partager avec elle les réjouissances chabbatiques.

« Le Chabbat est un rappel des deux mondes : ce monde-ci et le monde à venir ; c’est un exemple des deux mondes. Car le Chabbat est joie, sainteté et repos ; la joie participe de ce monde, la sainteté et le repos proviennent du monde à venir. » C’est pourquoi nous disons le Chabbat : « Cieux, réjouissez-vous, terre, sois dans l’allégresse » (Ps. XCVI, 11), verset que Al Nakawa commente ainsi (Menorath ha-Maor, éd. Enelow, II, 182) : « Les cieux marquent le monde à venir, le monde des âmes, tandis que la terre symbolise ce monde qui est terrestre et mortel ».

Observer le septième jour, ce n’est pas simplement se conformer à un strict commandement divin. L’observer, c’est célébrer la création du monde et créer tout de neuf le septième jour, majesté sainte dans le temps, « jour de repos, jour de liberté », jour qui est comme « un seigneur et un roi par-dessus les autres jours » (Shibbole ha-leket, ch. 126), seigneur et roi dans l’empire du temps.

Comment pourrions-nous mesurer la différence entre le Chabbat et les autres jours de la semaine ? Le mercredi, les heures restent creuses, sans caractère, à moins que nous les emplissions d’une signification particulière. Les heures du septième jour possèdent au contraire un sens par elles-mêmes ; leur signification et leur beauté ne proviennent d’aucun travail que nous pourrions entreprendre, d’aucun avantage, d’aucun progrès que nous pourrions en tirer. Elles ont la beauté de la grandeur, ainsi que nous le disons à l’office de l’après-midi :

Beauté de la grandeur, couronne de victoire, jour de repos et de sainteté… repos en amour et miséricorde, pur et vrai repos, repos qui engendre paix et sérénité, calme et tranquillité, repos parfait auquel Tu prends plaisir.

Le temps est comme un désert. Il a de la grandeur, mais non pas de la beauté. On ne goûte guère son étrange et terrifiant pouvoir ; on le craindrait plutôt. Et voici que nous arrivons au septième jour : le Chabbat est vêtu d’une félicité qui enchante l’âme, qui se glisse dans nos pensées, apaisante. Ce jour-là, les heures ne se bousculent pas les unes aux autres. C’est un jour qui pose sa main fraîche sur toutes les tristesses, et les dissipe.

Personne, aussi grossier fût-il, ne saurait rester insensible à sa beauté. « L’homme sans connaissance est saisi de respect devant ce jour » (Talmud de Jérusalem, Dammaï, II, 23b). Les rabbins étaient convaincus qu’il est pratiquement impossible de proférer un mensonge le jour saint du Chabbat.

Mais que signifie donc le mot même de « Chabbat » ? Selon le Zohar, c’est un nom du Saint béni soit-Il (88b et 128a). Puisque Chabbat est un nom de Hachem, on ne saurait l’énoncer en un lieu impur où l’on ne peut parler de la Thora. Rabbi Zvi Elimelekh de Dynov dit qu’il faut prendre garde à ne pas prononcer ce mot en vain (Bne Issakhar, Chabbat, I).

Le septième jour est un palais dans le temps avec un royaume pour tous. Il n’est pas une date, mais une ambiance.

Ce n’est pas un autre état de conscience ; c’est un autre climat. C’est comme si l’aspect de toutes choses avaient changé. Nous sommes à l’intérieur du Chabbat, plutôt que le Chabbat n’est en nous ; c’est là un sentiment important. Nous ne pouvons savoir si nous pensons juste ou si nos sentiments sont nobles, mais l’atmosphère de la journée nous baigne comme une source qui coule sur la terre altérée, sans que nous y soyons pour quelque chose, sans même que nous y prenions garde.

« Combien précieuse est la Fête de Soukott ! Quand nous sommes dans la Cabane, même notre corps est entouré de la sainteté de la mitzva » disait un rabbin à l’un de ses amis. Et celui-ci de répondre : « Le jour du Chabbat apporte plus encore. À la Fête de Soukott, nous pouvons sortir de la Cabane pour un instant, alors que le Chabbat nous enveloppe là où que nous allions. »

La structure physique des objets, leur dimension spatiale, ne permet pas d’apprécier la différence entre le Chabbat et les autres jours. Les choses ne changent pas le septième jour. Mais la dimension du temps a changé, et le rapport de l’univers à Hachem. Le Chabbat a précédé la création ; il est tout ce que le monde peut supporter d’esprit.

C’est une journée qui ennoblit l’âme et inspire le corps. Voici une histoire à ce propos.

Il était un rabbin que ses persécuteurs avaient enfermé dans une cave où nulle lumière ne pouvait pénétrer au point qu’il ne pouvait distinguer le jour de la nuit. Ce qui le tourmentait surtout, c’était l’idée d’être incapable de célébrer le Chabbat par des chants et des prières, ainsi qu’il avait été accoutumé à le faire depuis son enfance. Mais en plus il souffrait d’une insurmontable envie de fumer. Il se reprochait de ne pouvoir vaincre cette passion ; il était humilié de sa faiblesse. Et soudain, c’était fini ; évanouie l’envie de fumer ! Une voix parlait en lui : « C’est vendredi soir ! c’est l’heure où m’abandonnait jadis le désir de tout ce qui est interdit par le Chabbat ». Tout joyeux, il se lève ; à haute voix, il remercie l’Éternel et entonne les bénédictions du Chabbat (B. Auerbach, Poet and Merchant, New York, 1877, p.27).

C’est l’une des plus hautes récompenses de la vie, une source de force, que de savoir surmonter les difficultés et vivre noblement. Le travail des six jours de la semaine et le repos du septième jour sont étroitement liés. Le Chabbat est l’inspirateur des autres jours.

Le verset de Berechit (II, 2) : « Hachem accomplit au septième jour Son ouvrage », semble énigmatique. N’est-il pas écrit : « Il Se reposa au septième jour » (ib.) ? « En six jours l’Éternel façonne les cieux et la terre » (Chemot, XX, 11) ? Il nous semblerait normal que la Thora nous dise que Hachem acheva Son ouvrage au sixième jour. De cette évidence, nos anciens rabbins ont conclu qu’il y eut un acte créateur au septième jour. De même que les cieux et la terre furent créés en six jours, le repos, menouha, fut créé par le Chabbat.

Après les six jours de la Création, de quoi manquait encore l’univers ? De Menouha. Vint le Chabbat, vint la menouha, et l’univers fut parachevé [2] ».

Menouha, que faute de mieux nous traduirons par « repos », est un terme qui indique quelque chose de plus que la simple abstention de travail et d’activité, plus que la libération d’une œuvre servile, d’un effort et de toute espèce de tension. Menouha n’est pas un concept négatif, mais une chose réelle et positive par nature. Telle devait être l’intention de nos rabbins quand ils affirmaient que la menouha exigea un acte créateur propre, que l’univers sans elle demeurerait inachevé.

« Qu’est-ce qui fut créé le septième jour ? La tranquillité, la sérénité, la paix et le repos »
(Berechit Rabba, X, 9).

Dans l’esprit de la Thora, menouha est bonheur, calme, paix, harmonie. (Voir en particluier : Devarim, XII, 9 ; Rois, VIII, 56 ; Psaumes, XCV, 11 ; Ruth, I, 19). Le mot par lequel Job désigne cet état auquel il aspire après la mort est dérivé de la même racine que celle de menouha (Job, III, 13 ; cf ib. 17 et XIV, 13 sqq). C’était un état où l’homme est calme, un état dans lequel le méchant se départit de sa méchanceté, où les soucis eux-mêmes sont au repos. Il n’y a plus de luttes ni de querelles, plus de crainte ni de méfiance. Le principe d’une vie bonne est menouha. « L’Éternel est mon berger, je ne manque de rien ; Il me met à l’abri dans les verts pâturages, Il me conduit aux eaux paisibles (aux eaux de menouha) (Psaumes, XXIII, 1-2). Menouha finit par être synonyme de « vie dans le monde à venir », de vie éternelle.

Six fois par semaine, nous disons dans la prière du soir : « Garde-nous à notre sortie et garde-nous à notre entrée » ; le soir du Chabbat, notre prière dit : « Déploie sur nous la tente de Ta paix. » Sortant de la synagogue, nous chantons (cf. Talmud, Chabbat, 119b) :

La paix soit sur vous, Anges de la paix.

Le septième jour chante. Un vieux texte raconte : « Quand Adam vit la majesté du Chabbat, sa grandeur et sa gloire, et la joie qu’il apportait à toutes les créatures, il entonna un cantique au jour du Chabbat, comme pour remercier le septième jour. Et Hachem dit : « Tu chantes un cantique au Chabbat, et tu n’en chantes pas à Moi qui suis le Roi du Chabbat ? » Alors le Chabbat se leva et, se prosternant aux pieds de l’Éternel, dit : — « Il est bon de louer l’Éternel ». Et toute la création poursuivit : — « Et de chanter Ton Nom, Très-Haut ». (in : Wertheimer, Batei Midrashot, Jérusalem, 1950, p. 27. Midrash sur le Psaume XCII).

« Les anges ont six ailes, une pour chacun des jours de la semaine, et ils s’en servent pour chanter les louanges de Hachem ; mais le septième jour, ils restent silencieux, car c’est le Chabbat qui chante des hymnes à l’Éternel » (Or Zaroua, II, 18c ; L. Ginsberg, The Legends of the Jews, V, 101, propose une correction selon Geonica, II, 48. Mais on trouve une légende parallèle dans le Yalkout Shimoni, Tehillim, 843).

C’est le Chabbat qui inspire à toutes les créatures les chants de louange au Créateur. L’Office du Samedi matin s’exprime ainsi :

Hachem se reposa de toute Son oeuvre au septième jour
et siégea sur Son Trône de Gloire,
c’est Hachem qui revêtit de beauté le jour de paix,
Il appela le Chabbat « le jour des délices ».
Telle est la louange du septième jour,
où Hachem Se reposa de toute Son œuvre :
Le septième jour chante une louange :
Cantique chant du jour du Chabbat,
il est doux de louer l’Éternel.
C’est pourquoi toutes Ses créatures
Lui rendent hommage et le bénissent.

Le Chabbat enseigne à tous les êtres Celui à qui reviennent toutes louanges.

*
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La civilisation technique est le produit du travail, de la puissance humaine mise en œuvre dans le but d’acquérir, de produire des biens. Elle prend naissance lorsque l’homme, mal satisfait de ce que la nature lui offre, engage la lutte contre les forces de la nature afin d’accroître sa sécurité ou son confort. Pour employer un langage biblique, le but de la civilisation est de vaincre la terre, de dominer les bêtes.

Quelle fierté nous apportent nos victoires dans cette guerre contre la nature ! Quelle fierté à contempler les innombrables instruments que nous avons inventés, toutes ces choses si commodes que nous sommes capables de fabriquer ! Et cependant nos victoires en sont venues à ressembler singulièrement à des défaites. En dépit de nos triomphes, nous sommes victimes de ce que nos mains ont fait ; les forces que nous avons conquises sont bien près de nous conquérir.

Notre civilisation serait-elle donc un acheminement vers la catastrophe, comme bien des gens auraient tendance à le croire ? La civilisation serait-elle viciée dans son principe, faut-il la rejeter et la condamner ? La foi juive ne pousse pas à sortir du monde, mais au contraire à y vivre et à aller au-delà du monde ; il ne faut pas rejeter la civilisation, mais la dépasser. Le Chabbat est le jour où nous apprenons l’art de dépasser la civilisation.

Adam fut placé dans le Jardin d’Eden « pour le soigner et le garder » (Berechit, II, 15). Le travail n’est pas simplement la destinée humaine ; il est revêtu d’une dignité divine. Mais après qu’il eût mangé du fruit de l’Arbre, Adam fut condamné au pénible labeur, et non plus seulement au travail : « Dans la peine tu en mangeras tous les jours de ta vie » (id. III, 17). Le travail est une bénédiction, le « labeur » est la misère humaine.

Le Chabbat en interdisant tout ouvrage ne tend pas à déprécier le travail, bien au contraire à en affirmer, à en exalter la divine dignité. S’abstenir de travail au septième n’est qu’une conséquence du commandement : « Six jours tu travailleras et feras ton ouvrage ».

« Six jours tu travailleras et feras ton ouvrage ; mais le septième jour est Chabbat pour l’Éternel. » C’est le même commandement qui ordonne à la fois le travail et le respect du Chabbat. « Aime le travail », disent les Pirké Avot. Le devoir de travailler six jours durant fait tout autant partie de l’Alliance de Hachem avec l’homme que le devoir de n’accomplir aucun travail au septième jour (Abboth de Rabbi Nathan, éd. Schechter, ch. II).

Réserver dans la semaine un jour à la liberté, un jour où nous laissons chômer ces outils dont nous forgeons si facilement des armes meurtrières, un jour où nous demeurons face à nous-mêmes, où nous nous détournons de tout ce qui est vulgaire, un jour où nous renonçons à toutes les obligations extérieures, où nous interrompons notre culte idolâtre des produits de la civilisation technique, où nous ne touchons pas à l’argent, un jour d’armistice dans notre guerre contre les hommes et les forces de la nature - est-il une institution qui, plus que le Chabbat puisse soulever l’espoir en un progrès de l’homme ?

Nous ne pouvons résoudre le plus angoissant problème de l’humanité en renonçant à la civilisation technique, mais en nous efforçant d’atteindre à une certaine indépendance à son égard.

Envers les dons extérieurs, les biens corporels, une seule attitude est vraie : même si nous les possédons, savoir nous en passer. Le Chabbat, nous vivons pour ainsi dire libérés de la civilisation technique ; nous nous abstenons d’abord de toute activité qui aurait pour but de refaire, de remodeler les objets d l’espace. La conquête de la nature, ce royal privilège de l’homme, est suspendu le septième jour.

Quels sont donc les travaux interdits le jour du Chabbat ? Selon nos rabbins, ce sont tous ceux qui servirent à construire et à meubler le Sanctuaire dans le désert, car le Chabbat est lui-même le sanctuaire que nous édifions, un sanctuaire dans le temps.

D’un côté, une course où l’on se laisse entraîner par les menaçantes vicissitudes de la vie ; et de l’autre, le calme où l’on étreint la présence d’un instant d’éternité.

Le septième jour est un armistice dans cette guerre cruelle que l’homme livre pour son existence, une trêve au milieu de tous les conflits personnels et sociaux, la paix entre l’homme et l’homme, entre l’homme et la nature, la paix en l’homme. C’est un jour dont la sainteté serait souillée par l’argent, un jour où l’homme affirme son indépendance à l’égard de cette grande idole du monde. Le septième jour est un exode loin de toute tension ; le Chabbat révèle à l’homme sa royauté sur le monde du temps.

Dans l’océan tumultueux des travaux et des jours, il est des îles de sérénité, des havres où l’homme peut se réfugier et retrouver sa dignité. Tel est le septième jour, le Chabbat, le jour où, détaché de toute chose terrestre, on s’attache au seul esprit.

Le Chabbat doit s’écouler « avec charme, grâce, paix et profond amour… car, en ce jour, même le méchant enfer trouve la paix ». C’est donc un double péché que la colère du Chabbat. « Vous n’allumerez pas de feu dans vos demeures au jour du Chabbat » dit l’Exode (XXXV, 3), et au XVIIIè siècle, Rabbi Isaïah Horowitz interprète : « Vous n’allumerez pas le feu de la discorde ni la flamme de la colère » (Shenei Louhoth ha-Brith, éd. Francfort-sur-Oder, 1717, p. 131a). Vous n’allumerez pas de feu - même pas le feu d’un juste ressentiment.

Du fond de nos jours de guerre, de ces jours dont la laideur nous devient une souffrance, nous attendons le Chabbat, notre patrie, notre source et notre destinée. Nous avons abandonné toute préoccupation plébéienne pour nous réclamer de notre véritable condition : elle nous donne part, de plein droit, à une bénédiction qui nous permet d’être ce que nous sommes, qui ne regarde pas notre science, ni nos réussites. Ce jour-là nous sommes libérés de toute sujétion sociale.

Nous pouvons toute la semaine peser notre richesse et nous inquiéter de notre pauvreté, mettre en balance nos succès et nos défaillances, mesurer le pas qui nous rapproche de nos ambitions, ou qui nous en éloigne. Mais qui, à la vue de ce fugitif rayon d’éternité, pourrait se sentir déçu, sinon de la vanité de sa propre détresse ?

Le Chabbat n’est pas le jour de l’anxiété ou des soucis, de tout ce qui peut estomper la joie. Ce n’est pas le moment de rappeler ses fautes, de les confesser, de se repentir, ni même de prier pour demander secours, pour obtenir quoi que ce soit. Le jeûne, le deuil, les moindres signes de tristesse sont prohibés. Le deuil est suspendu ; et si l’on visite un malade, on lui dit : « C’est Chabbat aujourd’hui, il ne faut pas se plaindre ; la guérison est proche » (Chabbat, 12a). Il faut s’abstenir de tout effort, de toute tension, même au service de Hachem [3]

La prière des Dix-Huit Bénédictions perd tous les passages qui rappellent la tristesse et la douleur en ce jour que Hachem nous accorde pour la joie et le plaisir. S’il y a un malade dans notre maison, nous risquerions de nous attrister en disant : « qui guérit les malades », et le Chabbat serait assombri. Pour la même raison, dans la prière après le repas, nous disons le Chabbat : « qu’il n’y ait ni tristesse ni peine au jour de notre repos » (Al-Nakawa, Menorat ha-Maor, II, 191). Être triste le Chabbat est un péché (Sefer Hassidim, éd. Wistinetski, Berlin, 1924, p. 426 ; cf. Talmud de Jérusalem, Berakhot, 5b).

Le Chabbat est un jour d’harmonie et de paix, paix entre l’homme et l’homme, paix en l’homme, paix avec toute chose. Le septième jour, l’homme n’a pas le droit d’intervenir dans le monde de Hachem, de modifier l’état physique des objets. C’est un jour de repos pour l’animal aussi bien que pour l’homme : « … aucun travail… ni to bœuf, ni ton âne, ni aucune de tes bêtes » (Devarim, V, 15).

Rabbi Salomon de Radomsk arriva un jour dans une ville où, lui avait-on dit, vivait une vieille femme qui avait connu le célèbre Rabbi Elimelekh. Elle était trop vieille pour sortir ; aussi alla-t-on jusque chez elle pour lui demander de raconter tout ce qu’elle savait du grand Maître.

 « Je ne sais rien de ce qui se passait dans sa chambre ; je n’étais qu’une fille de cuisine. Je ne peux vous dire qu’une seule chose. Pendant la semaine, les servantes se disputaient souvent. Mais chaque vendredi, quand approchait le Chabbat, tout changeait, et il régnait à la cuisine l’esprit de Kippour. Nous étions comme poussées par les besoins de nous demander pardon les unes aux autres. Nous étions saisies par un sentiment d’affection et de paix intérieure » (K. Kamelhar, Dor De’ah, Bilgoraj, 1933, p. 127).

Ainsi, le Chabbat est plus qu’un armistice, plus qu’un entracte ; c’est l’harmonie profonde et consciente entre l’homme et l’univers, une sympathie totale, une participation à l’esprit qui unit ce qui en bas à ce qui est en haut. Tout ce qui est divin dans le monde s’unit à Hachem. Tel est le Chabbat, et le vrai bonheur de l’univers.

« Six jours durant tu travailleras et accompliras tout ton ouvrage » (Chemot, XX, 8). est-il possible que l’homme accomplisse tout son ouvrage en six jours ? Notre travail ne reste-t-il pas toujours inachevé ? Mais le verset nous dit : le Chabbat, tu te reposeras comme si tout ton ouvrage était accompli ; ou, selon une autre interprétation : repose-toi même de l’idée du travail [4].

Un homme pieux flânait un jour dans ses vignobles. C’était le Chabbat. Il aperçut une brèche dans la clôture et se dit qu’il la lui faudrait réparer quand le Chabbat serait passé. Le Chabbat passa, mais l’homme pieux décida alors de ne jamais réparer cette brèche, puisque l’idée lui en était venue un jour de Chabbat (Talmud de Jérusalem, Chabbat, 15a)


[1« Celui qui diminue les délices du Chabbat, agit comme s’il dépouillait la Shekhina, car le Chabbat est la fille unique de Hachem » (Tiqqoune Zohar, éd. Mantoue 1558, 59b).

[2Rapporté comme un Midrash par Rachi sur Berechit II,2 : « Que manquait-il au monde ? Le repos. Le chabath est venu, et avec lui le repos. Alors seulement l’œuvre de création a été terminée et menée à bonne fin (Beréchith raba 10, 10). »

[3Rabbi Zera, lorsqu’il trouvait deux élèves [engagés dans une savante conversation], leur disait : Je vous prie de ne pas profaner le Chabbat (en négligeant ses joies et la bonne humeur)

[4Mekhilta sur Chemot, XX, 9. Selon E. Mahler, la racine Chabbat ne signifie pas « se reposer » mais « être achevé ». Le nom babylonien Chabbatu désigne un cycle, au sens chronologique du terme, le jour où la lune achève, complète son cycle, le jour de la pleine lune.


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Des Poézies qui repartent dans le bon sens

Dimanche 16 juin 2024

Nous voici arrivés au mois de juin et je m’apprête à prendre mes quartiers d’été dans un lieu calme où j’espère ne pas retrouver une forme olympique. Sans doute ne serai-je pas le seul à me retrouver à contresens ; si vous deviez vous sentir dans un état d’esprit similaire, je vous invite à lire les poézies de ce début d’année 2024.

Bien à vous,
Paul Jeanzé