Chapitre quatrième : "Un univers de palimpsestes"

Texte intégral
dimanche 24 décembre 2023
par  Paul Jeanzé
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Pour eux, l’Histoire n’était qu’une parabole. Les objets étaient des palimpsestes [1], et le ciel la tangente au cercle de tous les événements. Ils portaient la certitude que tout est une allusion à quelque aspect du transcendant, que ce qui se manifeste à l’esprit n’est que la fine écorce de qui demeure celé ; et souvent ils préféraient conquérir un point d’appui sur les bords mystérieux de la profondeur, au risque même d’abandonner le sol ferme du superficiel.

Les mots de la Torah, pensaient-ils, ne sauraient être saisis par l’interprétation littéraire. Rien ne peut être pris littéralement, ni l’Écriture, ni la nature. Personne, vécût-il mille ans, ne serait capable de sonder les mystères du monde. Rabbi Nathan Spira de Cracovie (XVIIè siècle), l’auteur de « Révélation des Profonds Secrets », donne deux cent cinquante-deux interprétations différentes du passage du Pentateuque où Moïse sollicite de Hachem la grâce d’entrer en Terre Promise. Un mot de la Torah, une coutume, un dicton foisonnait de significations. L’évidence semblait trop superficielle pour être vraie. Seul le mystère possédait un degré suffisant de probabilité ; ce qui était plat, sans profondeur était inconcevable. En toute chose, ils découvraient un sens caché.

Même dans les parties de la Torah qui traitent de lois civiles ou criminelles, ils trouvaient de profondes énigmes. Les noms de villes et de pays se révélaient pleins d’allusions. On alla jusqu’à dériver le nom yddish de la Pologne, Polin, des deux mots hébreux : po lin, « ici demeurer », mots écrits au ciel sur un papier que les rescapés d’Allemagne découvrirent dans leur fuite vers l’Est à l’époque de la Peste Noire et des massacres de Juifs qui l’accompagnèrent. On racontait aussi que sur les feuilles des arbres étaient inscrits des Noms sacrés, que dans les branches se cachaient des âmes errantes en attente de la délivrance que leur apporterait quelque Juif pieux qui, passant par là, s’arrêterait pour dire sous l’arbre la prière du soir.

Si l’on considère les détours d’une vie, qui pourrait se vanter déceler le but véritable ? Tel se met en route avec l’intention de traiter une affaire, dont la véritable destinée était de s’arrêter en chemin dans une auberge et d’y prier, afin que, là aussi la pensée d’Hachem puisse régner, ne serait-ce qu’une fois ; ou bien le vrai sens de son voyage n’était-il pas de porter secours à ce voyageur épuisé qu’il rencontre dans un bois ? Et ainsi, chemin faisant, s’accomplit un destin.

Un jour, raconte-t-on, Rabbi Israel Baal Shem, le fondateur du hassidisme, paraissait soucieux, abattu. À ses disciples qui l’interrogeaient, il répondit : « Il était une fois un homme au cœur pervers. Après sa mort, on ne put le sauver ; mais Dieu eut pitié de son âme, et il décida qu’il vivrait, sous la forme d’une grenouille auprès d’une source, en un pays lointain. Et si son fils passait par là et buvait de l’eau de la source après avoir prononcé la bénédiction sur l’eau, son âme serait rachetée. Mais le fils était trop pauvre pour avoir les moyens, ou même l’occasion, d’entreprendre de longs voyages. Aussi Dieu le plaça-t-Il au service d’un homme riche ; le riche tombe malade, et les médecins l’envoient se soigner dans une ville d’eaux. Voici donc notre malade dans sa ville d’eaux, et son serviteur l’accompagne. Un jour qu’ils se promenaient ensemble, le serviteur fut saisi d’une soit insupportable ; il se sentait presque défaillir tant il avait soif. (En fait, il ne souffrait autant que parce qu’il était tout proche de la source où gisait l’âme de son père). Il se met en quête d’eau et trouve une source ; mais il avait si grand’soif qu’il en oublia la bénédiction sur l’eau, et l’âme resta là, non rachetée… Le Saint, béni Soit-Il, conclut le Baal Shem, avait tant fait pour que cette âme puisse être rachetée, et tout cela pour rien ! Qui peut dire quelle sera la fin de sa route ? »

Leur pensée était marquée par la recherche du plus subtil, mais leur mode d’expression est caractérisé par une tendance à la concision, en particulier chez ceux qui s’engageaient dans la mystique. Leurs paroles sautent d’un seul bond jusqu’à l’idée, au lieu de se livrer à de lents et progressifs travaux d’approche. Les Juifs de l’Europe orientale aimaient les formules elliptiques, les phrases incisives, la lueur vive d’une parole bien placée, l’éclair mordant d’une idée. Leur langage était bref, net, vif et direct ; une allusion, et l’on s’était compris ; avait-on dit un mot, ils en entendaient deux. S’étendre sur une prémisse évidente leur semblait grossier et futile bavardage.

Les doctrines audacieuses se déguisaient en allégories, ou même en amusantes maximes ; une banalité apparente renfermait souvent une pensée sublime. De saints hommes paraissaient-ils discuter de la construction d’un toit, parlaient-ils tuiles et poutres, ils discutaient en fait des mystères de la Torah. Toute une conception de la vie s’enfermait dans les histoires simples qu’on racontait, après la cérémonie de habdalla, tout en buvant du thé, au Chabbat finissant. Des plaisanteries sans signification profonde eussent paru manquer de goût ; l’humour qu’on aimait vraiment était celui qui s’exprimait en quelque historiette d’où jaillissait soudain un sens enchanteur comme une fenêtre qui s’ouvre sur la forêt.

Leurs plaisanteries étaient teintées d’intelligence. Les jeux de mots, tel celui de Heine (« J’étais assis près de Rothschild et il me traitait d’égal à égal, tout à fait comme un « famillionnaire »), sont d’un humour qui leur était totalement étranger. Les calembours sont presque inconnus en Yddish, et en hébreu, si l’on en fait, ce n’est pas pour faire un « mot d’esprit », mais pour mettre en évidence un rapprochement de symboles. Une difformité, une faiblesse physique ne sont pas non plus une source de comique. Ils ne riaient pas tant de l’incongruité de quelque événement inattendu, du gauchissement d’une situation donnée, que de notions préconçues et d’inventions illogiques. La tendance favorite de leur esprit était de tourner en ridicule les illusions de logique et non d’expression. Leurs histoires drôles seraient une parfaite illustration de l’erreur et de l’illusion sophiste, telles qu’on les décrit en logique formelle.

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Il faut nous familiariser avec l’échelle de valeurs qui caractérisait les Juifs d’Europe orientale, si nous voulons comprendre pourquoi ils appliquaient le meilleur de leur intelligence à l’étude, à l’interprétation et à l’exposé de la Torah. Pour eux, le monde n’est pas une épave que le Créateur aurait abandonné au hasard. La vie, telles qu’ils la concevaient, n’était pas une occasion de se laisser aller, un agréable passe-temps, mais au contraire une mission confiée à chaque individu, une entreprise qui engage notre propre responsabilité au mois autant que, par exemple, la conduite d’une affaire. Chaque homme produit constamment des pensées, des mots, des actes, qui le livrent soit aux puissances de sainteté, soit aux puissances d’impureté. Constamment, l’homme est engagé dans une construction ou une destruction. Mais sa tâche est de réparer, par l’accomplissement de la Torah, ce qui a été affaibli, diminué, bris dans le cosmos ; la place de l’homme est sur le chantier du monde pour l’amour d’Hachem.

En Europe orientale, ceux qui se livraient à l’étude se sentaient rarement attirés par un désir d’austère ascétisme ; ils n’appréciaient guère une discipline comme une fin en soi. Ce qui comptait pour eux, c’était avant tout la gravité de leur mission, la conviction que le monde ne saurait subsister sans la Torah. Et c’est ce sentiment qui donnait à leur vie la qualité d’une œuvre sculptée, non point dans la pierre ou le bronze, mais dans la substance mystique de l’univers.

Certains savants vouent leur vie à l’étude des mœurs des insectes, ou aux propriétés des plantes ; le moindre détail leur apparaît plein de significations ; ils se plongent avec passion dans les aspects les plus complexes des choses. C’est avec la même passion que les pieux savants ashkenazes scrutaient les lois qui devraient gouverner la conduite humaine. La rigoureuse probité, l’inlassable dévouement qui caractérisent leurs études, ne trouvent d’équivalent que dans le travail des entomologistes ou des botanistes. Dans leur désir de bannir le chaos de l’existence humaine, de civiliser la vie de l’homme selon les données de la Torah, ils tremblaient pour chaque geste, pour le moindre souffle ; il n’est pas de détail qu’on puisse prendre à la légère : tout est important. De même que la dévorante passion de l’homme de science semble une torture au débauché, la poésie de leur rigorisme blesse l’oreille du cynique. Mais peut-être, après tout, connaître l’exacte bénédiction à prononcer sur telle sorte de nourriture, savoir harmoniser le matériel avec le spirituel, sont-ils des choses dont, simplement, nous méconnaissons l’importance.

L’homme n’a pas encore quitté autant qu’il semble le croire les rives du chaos. Un frénétique appel au désordre retentit de par le monde. Où est la force capable de contrebalancer les effets de cet appel plein de séduction ? Le monde ne peut rester un vide. Ou bien nous serons les ministres du sacré, ou bien nous serons les esclaves du mal. La seule sauvegarde contre un danger constant est une constante vigilance, une direction prise pour chacun de nos pas.

Les hommes qui ignorent la liberté sont horrifiés à l’idée qu’ils pourraient accepter une discipline spirituelle. Ne distinguant pas le contrôle de soi de la tyrannie extérieure, ils préfèrent souffrir plutôt que de soumettre à une autorité spirituelle. Seul l’homme libre, prêt à renoncer à ses caprices, ne confond pas maîtrise de soi et abdication.
Ce serait d’ailleurs une erreur que de caractériser la piété du Juif d’Europe orientale par une sorte d’ascèse. Ils ne sentaient pas la nécessité d’une restriction, même librement consentie, car ils avaient une claire compréhension du sens spirituel de l’obéissance à la loi. Ils éprouvaient tant de joie à l’accomplissement des mitzvots, des « bonnes actions », qu’ils se demandaient s’ils avaient encore quelque droit aux récompenses que leurs rabbins leur promettaient dans le monde à venir.

Une femme se plaignait au rabbin de Tel-Aviv que ses fils aient abandonné la voie de la religion ; ils étaient Haloutzim, de rudes pionniers qui avaient rejeté études et ambitions pour drainer les marais de la Terre Sainte. « Je sais bien, disait-elle, que mes fils sont de bons enfants et qu’ils hériteront du monde à venir. Mais je pleure à l’idée qu’ils ne profitent pas des joies de ce monde-ci, des joies que l’on éprouve à accomplir la Torah. »

Le Shoulkhan’ Aroukh, pour celui qui n’en vit pas, est comme la partition d’une symphonie pour un homme qui ne sait pas lire la musique ; pour le Juif pieux, la Loi juive est une mélodie sacrée. Le divin chante dans les actes nobles. L’effort de l’homme n’est que le contrepoint de la volonté de Hachem.

Mais une telle conception est lourde d’engagements. Le Juif doit se surpasser pour être normal. Pour être un homme, il doit être plus qu’un homme, il doit être plus qu’homme. Pour être un peuple, les Juifs doivent être plus qu’un peuple.


[1Manuscrit sur parchemin ou sur papier dont on a fait disparaître l’écriture pour y écrire de nouveau.


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