Attendre ou amener le Machia’h ?

Par Gérard Touaty
dimanche 12 janvier 2025
par  Paul Jeanzé

Le patriarche Yaacov vit ses dernières années en Égypte. C’est là qu’il réunit ses 12 fils pour les bénir avant de quitter le monde. Rachi, citant le Talmud, écrit que Yaacov voulut alors leur révéler la fin des temps, mais la Présence divine (le pouvoir de prophétiser) se retira de lui, ce qui l’obligea à prononcer d’autres paroles [1]. Quels motifs profonds incitèrent Yaacov à vouloir révéler à ses fils l’époque de la venue du Machia’h (Messie) ? La question est d’autant plus forte qu’un préjudice psychologique pouvait en découler : si Yacov avait fixé une date précise, les générations précédant cette époque auraient vécu un judaïsme « désespéré » parce qu’absent de toute éventualité messianique ! La réponse nous permettra de définir la « dynamique morale » de l’Histoire juive.

Décrivant la venue du Machia’h, le prophète Yechaya (Isaïe) nous dit, entre autres, ceci : « ... cela se passera au temps fixé, Je hâterai l’événement » [2]. Le Talmud relève la contradiction du texte : si le temps de la délivrance est fixé, comment Hachem peut-Il en hâter la venue ? Et nos Maîtres de répondre : il y a là deux hypothèses historiques. Si le peuple juif le mérite, Je hâterai l’événement ; s’il ne le mérite pas, le Machia’h n’arrivera qu’au temps fixé [3].

Voici comment nous pouvons expliquer cette alternative. Hachem a fixé un terme à l’Histoire humaine ; un terme définitif indépendant de l’action des hommes. Qu’ils infléchissent le sens de l’Histoire dans un sens ou dans l’autre, Hachem a fixé une conclusion ultime au temps humain. Si toutefois le peuple juif se distingue par une volonté sincère de retour à Hachem, la délivrance, dans ce cas, sera accélérée, et viendra alors avant le temps fixé.

C’est cette époque que Yaacov voulait révéler à ses enfants. Un temps qui, par leurs mérites, pouvait être celui du Machia’h bien avant la date dernière fixée par Hachem ! Mais il ne put le faire. Il s’agit pour nous maintenant de comprendre pourquoi Hachem l’en empêcha.

Un délivrance immédiate

Yaacov souhaitait pour Israël une délivrance immédiate. Si ses enfants apprirent alors que la venue du Machia’h ne dépendait que d’une conduite irréprochable de leur part, ils auraient tout fait pour chasser toute trace du Mal en eux. Ils auraient mérité alors la délivrance avant le temps fixé. Mais telle n’était pas la volonté divine.

Le Talmud nous dit qu’ « un homme préfère un kav (mesure de capacité) pour lequel il a peiné plutôt que neuf pour lesquels il n’a pas peiné » [4]. Il est dans la nature de l’homme, expliquent nos Maîtres, d’être attaché au produit de ses efforts plutôt qu’à ce qui lui vient gratuitement.

L’effort humain donne aux choses une valeur plus réelle, leur confère un crédit presque sacré, car c’est dans ce cadre que se réalise pleinement la Volonté divine : Hachem demande au Juif de vivre sa spiritualité dans dans la réalité du monde, c’est-à-dire dans une dimension humaine avec toutes les difficultés qui s’y attachent. Le désir de Yaacov allait à l’encontre de la volonté divine parce qu’en révélant la fin des temps, il facilitait les efforts de ses enfants. Il accélérait certes la délivrance mais l’entachait d’une imperfection : celle-ci n’était plus tout à fait le fruit d’un effort humain. En d’autres termes, Yaacov voulait une délivrance immédiate alors que Hachem voulait une délivrance parfaite, véritable.

Un délivrance parfaite

Essayons de comprendre à présent la notion de délivrance parfaite. Le passage talmudique que nous citions plus haut, nous dit : « Si le peuple juif le mérite, Je hâterai l’événement ». L’idée essentielle que nous retenons de ce texte, c’est le rapport direct existant entre la délivrance et le temps qui la précède. Un rapport de cause à effet très étroit. Mériter la délivrance sous-entend un désir de cette délivrance et par voie de conséquence la mise en œuvre de moyens pour la provoquer. La dimension de « délivrance parfaite » se comprend ainsi : sa perfection réside dans le fait qu’elle est l’aboutissement d’un effort, d’un travail humain et qui, de par ce fait, acquiert une réalité effective [5].

C’est ce que nous pourrions appeler la dynamique morale de l’Histoire juive. Il n’y a pas d’attente passive du Machia’h, mais mouvement humain pour littéralement accoucher du Machia’h.

Nous pouvons développer ici un second point en rapport avec ce qui précède. Il est connu que le Machia’h ne viendra qu’à la suite d’un exil très fort de la Présence divine. La fin du traité talmudique Sota et une partie du XIème chapitre du traité Sanhédrine nous décrivent l’état moral et spirituel du monde avant la venue du Machia’h. C’est un monde dépravé, avili, un monde qui ignore les notions les plus élémentaires de dignité et d’humanisme. Et pourtant de cette dégénérescence naîtra le Machia’h. Le Talumd confirme : le Machia’h ne viendra que lorsque la connaissance et l’esprit seront ailleurs [6] ; quand les préoccupations des hommes seront tournées vers des futilités sans qu’il n’y ait de place pour l’esprit. cette explication littérale nous amène toutefois une question. Faut-il attendre passivement ce signe pour que le Machia’h se révèle ?

La réponse nous oblige à comprendre différemment ce texte talmudique. Les mots « connaissance » et « esprit » sont à prendre ici dans le sens d’une « disposition intellectuelle logique et rationnelle ». Ce qui donne un tout autre sens à ce texte : quand le Machia’h viendra-t-il ? Quand nous mettrons de côté notre logique : comment un monde moralement dégénéré peut-il être porteur de la délivrance ? Effectivement, une vue logique et rationnelle des choses nous inciterait plutôt à penser le contraire. Mais le Juif doit porter sa vue et sa compréhension du monde bien au-delà de la logique. Le monde ne doit pas l’impressionner au point de réduire la force de son engagement. Il doit au contraire redoubler d’efforts pour accélérer le mouvement de l’Histoire. C’est la preuve la plus éclatante de sa Foi : croire fermement, quand tout autour de nous ne nous y aide pas.

Gérard Touaty - Pour Actualité juive


[1Traité Pessa’him p. 56a sur le verset 1, ch. 49 de Berechit.

[2Isaïe, 60, 22)

[3Traité Sanhédrine p. 98a

[4Traité Baba Metsia p. 38a

[5Le fruit d’un effort est grandi du fait même qu’il vient d’un effort et qu’il n’est pas obtenu gratuitement.

[6Traité Sanhédrine p. 97a


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