Un claquement de porte, et des fissures dans la maison…

Nicole KRAUSS - La grande maison (2011)
lundi 5 novembre 2012
par  Paul Jeanzé
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Une maison, c’est comme un puzzle. Cela comporte des pièces. Plusieurs pièces. Parfois beaucoup de pièces. Et des portes, beaucoup de portes : dix, vingt, trente, quarante, et plus encore. Le tout sera de les entrouvrir patiemment afin de découvrir ce qui finalement, se cache derrière chacune d’entre elles.
Après l’histoire de l’amour en 2006 où l’on se souviendra notamment de Bird et de son introspection intérieure au « royaume des 36 justes », les Tsadikim Nistarim, Nicole Krauss nous emmène dans les dédales de sa grande maison dont on se demande si elle ne comporte pas une cinquantième porte dont l’ouverture grinçante pourra nous projeter dans un abîme de perplexité sans possibilité d’un quelconque retour en arrière.

Après avoir ouvert les quarante neuf premières portes de cette grande maison, on aura pourtant retrouvé de nombreuses fulgurances qui nous aurons entraînées dans la profondeur et la noirceur de l’âme humaine : le terrible monologue intérieur d’un père à son fils, la solitude (et la servitude ?) d’un homme avant, pendant, et après la mort de sa femme inconnue ou encore l’épée de Damoclès du souvenir de la Shoa qui, sous la forme d’un piano, se balance au-dessus de la tête de deux enfants perdus. On aura également retrouvé aussi bien de belles images littéraires sur la difficulté d’écrire que des formules magistralement cinglantes telles que : Crois-tu vraiment que la vie souffrira si tu la renies ? (Points poche. p 261)

Nous fallait-il alors vraiment ouvrir la dernière et cinquantième porte de cette grande maison ?

D’une certaine façon, le judaïsme semblait déjà bien loin.

Le Seder commença tard, après que les parents eurent couché leurs deux jeunes enfants et nous, les invités, au nombre d’environ une quinzaine, bavardions et rions autour de la longue table, à la façon légèrement honteuse et outrageusement enjouée des juifs qui reprennent une tradition dont ils sont assez éloignés pour se sentir gênés, mais pas assez éloignés pour y renoncer. (Points poche. p 295)

D’une certaine façon, Israël semblait déjà loin. Enfin, ressemblait-il tout au plus à l’image d’une femme fuyant l’annonce.

Chaque jour, des fils étaient sacrifiés (Points poche. p 261)

La Vraie Bonté, c’est le nom qu’ils se donnent, ceux qui arrivent avec leurs kippas et leurs gilets jaunes fluorescents, toujours là les premiers pour tenir les mourants qui s’en vont dans un silence abasourdi, pour ramasser l’enfant sans bras ni jambes. La Vraie Bonté, parce que les morts ne peuvent pas remercier pour le service rendu. (Points poche. p 279)

D’une certaine façon, nous savions déjà ce qui se cachait derrière cette dernière et terrible porte : un bureau, un simple bureau qui nous regardait cyniquement et qui nous lançait avec tout le mépris débordant de ses innombrables tiroirs :

Qu’est-ce que l’homme moderne a de plus que les juifs ? ai-je demandé un jour en passant devant toi, le tuyau d’arrosage à la main. Les juifs vivent dans l’aliénation depuis des milliers d’années. Pour l’homme moderne, c’est un passe-temps. (Points poche. p 100)

Une fois ou deux fois par an, j’assistais à des conférences sur le romantisme anglais qui se tenaient dans toute l’Europe, brèves réunions assez proches, émotionnellement, pour les participants, de ce qu’éprouvent les juifs quand ils descendent de l’avion en Israël : le soulagement de se trouver enfin entourés de tous côtés par leurs congénères – le soulagement et l’horreur. (Points poche. p 131)

Peut-être te dis-tu que j’enfonce des portes ouvertes, mais je suis prêt à parier que l’état de non-existence n’est pas un sujet auquel tu réfléchis beaucoup. Il se peut que cela te soit arrivé autrefois, il y a bien longtemps, et s’il est une idée que l’esprit ne peut supporter, c’est celle de son propre anéantissement. Peut-être les boudhistes en sont-ils capables, ou les moines tantriques, mais pas les juifs. les juifs, qui ont toujours donné tant d’importance à la vie, n’ont jamais su que faire de la mort. Demande à un catholique ce qui se passe quand il meurt et il te décrira les cercles de l’enfer, le purgatoire, les limbes, les portes du paradis. Le chrétien a si bien peuplé la mort qu’il peut totalement se dispenser d’enrouler son esprit autour de la fin de son existence. Mais demande à un juif ce qui se passe quand il meurt et tu verras quel est le sort misérable d’un homme resté seul pour tenter de résoudre son problème. D’un homme perdu et désorienté. Qui erre comme un aveugle. Car le juif a beau avoir parlé de tout, investigué, discouru, exprimé ses opinions, discuté, argumenté jusqu’à l’épuisement, grignoté jusqu’au dernier lambeau de viande l’os de chaque interrogation, il est toujours resté largement silencieux sur ce qui se passe quand il meurt. Il consent, tout simplement, à ne pas en discuter. Lui qui, par ailleurs, ne tolère pas la moindre imprécision, accepte de laisser la question la plus importante dans une grisaille nébuleuse et confuse. Tu vois l’ironie de la chose ? Son absurdité ? Quel est l’intérêt d’une religion qui tourne le dos à la question de ce qui se passe quand la vie se termine ? Privé de réponse – privé de réponse et en même temps maudit en tant que peuple qui, depuis des milliers d’années, génère chez les autres une haine infernale – le juif n’a d’autre choix que de vivre chaque jour avec la mort. De vivre avec elle, de construire sa maison dans son ombre et de ne jamais discuter ses conditions. (Points poche. p 245)

Un jour, il faudra dire à ce bureau que le judaïsme est un appel à la vie et que cette vie est éternelle. Que si un juif se meurt à un bout de la Terre, un autre se lève ou se relève à l’autre bout de la Terre. Que si un cycle s’achève, un autre s’apprête à prendre son essor, dans une éternelle continuité plutôt qu’un éternel recommencement.

Un jour, il faudra dire à ce bureau qu’il arrive ainsi que la destinée propre de l’individu ne s’accorde pas totalement avec la destinée de tout un peuple. Moïse lui-même se sera arrêté avant l’entrée en terre promise. Pourtant, Moïse, comme chacun d’entre nous, fait ici partie d’un tout, d’une Alliance, d’un projet unique et commun qui fait que nos regards et nos cœurs (même si nos pieds ne s’y trouvent pas) se tournent invariablement vers cette même terre d’Israël et tout particulièrement Jerusalem.

Un jour, il faudra tenter d’expliquer à ce bureau que l’on peut se sentir à la fois un individu avec sa propre personnalité, se sentir reconnu comme tel, et dans le même temps se sentir appartenir à un même peuple, sans que son identité propre ne s’y trouve diluée, écrasée, oubliée. Au contraire même, une avancée toujours profonde au cœur du judaïsme pourra permettre à chacun d’entre nous de continuer à nous découvrir nous-même.

Un jour, si vous vous asseyez devant ce sinistre bureau et écrivez de nouveau le juif n’a d’autre choix que de vivre chaque jour avec la mort. De vivre avec elle, de construire sa maison dans son ombre et de ne jamais discuter ses conditions, pensez à cette histoire :

Rabbi Eliezer disait : « Fais repentance un jour avant ta mort. »
Ses disciples lui demandèrent : « L’homme sait-il quel jour il mourra ? »
Il leur répondit :
« Et à plus forte raison doit-il faire repentance chaque jour, de crainte qu’il ne meure le lendemain. Et ainsi il se trouvera tous ses jours en repentance. De même que le Saint béni soit-il t’a donné ton âme en toute pureté, toi aussi tu dois la lui rendre en toute pureté. »

Cette histoire nous enseigne alors que non seulement le juif ne vit pas chaque jour avec la mort, mais mieux encore il a constamment un jour d’avance sur cette dernière. Et c’est ainsi que grâce à ce jour d’avance, il pourra partir tranquillement vers la vie éternelle…en refermant doucement la porte derrière lui.

Zevoulon - 5 novembre 2012


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