Hélas, invariablement hélas

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Enfin seul sur mon banc.

Après une courte pause pour me remettre les idées en place, je me trouvais un petit peu trop jeune pour rester longuement assis sur ce banc, et déjà trop vieux pour aller lancer de la nourriture aux canards, cygnes et autres oies sauvages qui voletaient à la surface d’une eau légèrement troublée par le remous des poissons qui grouillaient sous la surface, récupérateurs invisibles et inlassables de tout le pain perdu et ramolli qui avait échappé à la vigilance des propriétaires du coin-coin. C’est donc entre deux âges et réfléchissant sur l’opportunité d’une telle onomatopée qui provoquait la chute d’une phrase qui s’était au départ vue joliment littéraire, que je décidais de reprendre mon chemin de promeneur solitaire dans le sens du retour. Je m’arrêtais quelques instants devant les statues finalement pas si blanches que cela dès lors que l’on prenait le temps de leur accorder plus que quelques secondes d’inattention. En m’approchant de l’une d’elles, je pus déchiffrer l’inscription qui m’avait échappé lors de mon premier passage :

La mort de Procris

Selon la mythologie grecque, Céphale vient de tuer par accident sa bien-aimée d’un javelot qui atteignait toujours son but. Il la prend alors vainement dans ses bras et jette un regard incrédule par-dessus l’épaule de la morte, vers cette île de Céphalonie où il ira se suicider ou s’exiler selon les versions qui avaient traversé le temps. Point de non-retour pour les uns, point de départ pour les autres, ainsi le Solal d’Albert Cohen qui quitte cette même Céphalonie, le pays de sa naissance, pour tenter de conquérir le monde sans perdre son âme.

Ami lecteur, sans doute trouverez-vous ces quelques lignes sur Procris fort peu précises et trop succinctes. J’avoue en être peu satisfait moi-même et ne pas savoir vraiment de quoi je parle, n’étant pas un humaniste au sens premier du terme. J’avoue ne rien comprendre non plus à l’humanisme de notre siècle, mais peut-être devrais-je attendre encore un peu avant d’éventuellement un jour aborder ce thème, car pour l’instant, il me fallait accepter qu’il était d’innombrables sujets pour lesquels je n’avais pas un seul mot à dire, et qu’il me semblait ainsi préférable de ne pas en parler. Il n’y avait peut-être que pour l’écriture que j’espérais avoir au moins mon mot à dire. Enfin, à écrire…

Écriture

*

Qu’il m’est difficile pourtant d’aller au-delà de ce premier mot. Et c’est pourquoi la frustration souvent l’emporte quand j’ouvre des œuvres qui regorgent d’une variété quasi infinie de verbes, d’expressions, de locutions, d’adjectifs, de noms propres, de noms communs peu connus du commun des mortels, de participes passés, présents et à venir, de futurs proches, pourtant simples et si parfaits, alors que je ne peux de mon côté que me contenter de l’imparfait – et, ami lecteur, si depuis le début de ce récit vous avez pu croiser ici ou là un certain nombre de verbes imparfaitement conjugués au subjonctif, sachez que leur fragile existence ne tient qu’à la dernière lecture de ce manuscrit. Et que dire encore de la variété de tous ces mots invariables. Comme j’aimerais parfois être ailleurs, aujourd’hui comme hier, et ainsi me retrouver demain à faire autre chose qu’écrire pour ne rien dire, ou alors remonter un peu dans le temps, et me retrouver comme autrefois, un peu avant le moment où les souvenirs vont devenir assez flous pour disparaître, comme disparaissent presque tous nos souvenirs ; et l’on se dira certes rarement tant mieux s’il ne nous reste que les bons ; et l’on se dira hélas tant pis si les mauvais restent au-dessus avec cette poussière grise que l’on essaye aussitôt de balayer d’un revers de manche, mais qui pourtant reviennent toujours, tôt ou tard, avec la même assurance, invariablement, comme auparavant voire davantage. La liste que j’ai sous les yeux est encore bien longue, et dès lors, je m’interroge sur le pourquoi et le comment. Sera-t-elle finie bientôt avec peu ou beaucoup de mots ? Et après ? Et ensuite ? Quelle place leur trouver pour les ranger dans la grande bibliothèque des mots à caser ? J’y rangerai peut-être autrement avant ceci, d’abord au-dessous de cela sans rien mettre au-dessus, car il était déjà pris, dedans ira dessous devant, dehors ira dessus d’abord ; et tout autour loin de là-bas, pendant qu’envers sera coincé entre par-dessous et par-dessus. Quoique… Et si seulement… Et de recommencer. Et de continuer, encore plusieurs cases à remplir, les remplir exprès de mots destinés, sinon à se retrouver Auprès, Aussi et Autant à finir l’étagère des A, car j’aime souvent classer ce qui peut l’être par ordre alphabétique, pour mieux les mélanger lorsque, pris par l’envie de créer une phrase, je puise, ici et maintenant tantôt parmi chez quand soudain, le puzzle qui commençait à minutieusement se mettre en place avec les pièces qui étaient mises à ma disposition vole en éclat vers une fin indigeste sans variation. Ils sont tous là, ces pauvres mots qui désormais ne seront plus usités avant longtemps alors qu’il serait pourtant très facile, mais trop long, de les égrener au gré d’un jamais, pendant encore au moins quelques vers, quelques phrases, plutôt que vraiment chercher comme naguère une source d’inspiration. Donc je préférais les laisser volontiers me regarder de travers, les voici, les voilà, tant de guère et malgré nous, hors de quoi et quelquefois, rime de peu ou rime de rien que l’on ne reverrait pas de sitôt. Toutefois, il me semblait distinguer enfin, dans cette pathétique performance dont seulement ne subsistait plus dorénavant qu’une dizaine de mots et quelques unités esseulées, assoiffées, s’approchant, saines et sauf près d’un puis, et que la dizaine, affolée par selon dérapage orthographique et non parce que deux puis les eussent sauvées, préférèrent mettre fin à leur vie à varier, surtout dès que durant c’était son non se retrouva avec selon néanmoins sans le sous et se pendit en cependant.

*

Cet exercice à géométrie invariable aurait pu réaliser un bel assemblage, mais je ne pouvais que constater que ce n’était qu’une pâle diversion pour tenter de retrouver un peu d’inspiration et quelques souvenirs égarés. J’essayais vainement de recoller les morceaux de l’immense puzzle qui se mélangeait dans mes pensées. Avec tout ce qu’il m’était donné de voir, de lire et d’observer, j’essayais pourtant de donner un semblant de cohérence et d’unité au monde qui souvent tournoyait trop rapidement autour de moi. C’est pourquoi je tentais de donner un sens au fil ininterrompu de mes pensées. Et c’est ainsi que la mort de Procris, apparue aux détours d’une statue, m’avait amenée à la Céphalonie de Solal puis à Mangeclous, le deuxième roman d’Albert Cohen dont je me souvenais maintenant pour ce dernier avoir tracé un trait au crayon de papier le long d’un paragraphe qui m’avait interpellé.

Le retour du promeneur ordinaire touchait à sa fin. Et à peine la porte d’entrée refermée, je partais à la recherche du Mangeclous d’Albert Cohen. Je le trouvais facilement, mes livres étant rangés, à l’image de l’ensemble de mes mots invariables, dans une vaste bibliothèque blanche et vitrée dans laquelle j’avais récemment classé méticuleusement l’ensemble de mes livres de poche par ordre alphabétique. Le rangement, malgré un nombre conséquent d’ouvrages, n’avait pas été bien long, une bonne organisation suivie à la lettre ayant tout juste été nécessaire. En revanche, il m’avait bien fallu deux ou trois jours de réflexion pour savoir si je devais mélanger les vieux livres de poche avec les nouveaux. Ce n’était pas le fait que les plus anciens fussent en piteux état qui m’importait, mais le simple constat que leur auteur, pardon, leur hauteur, variait de quelques millimètres suivant l’ancienneté de l’ouvrage. Moi qui recherchais l’homogénéité la plus stricte possible, la tentation de créer une deuxième bibliothèque dans un autre coin de la maison fut particulièrement forte. Mais finalement, le respect des différences et la mixité livresque l’emportèrent sur toute autre considération esthétique. Tous mes livres de poche étaient donc rangés au même endroit, Albert Cohen cohabitant maintenant avec un certain nombre de C… célèbres. Debout devant mes étagères, je commençai à feuilleter quelques pages de Mangeclous, lisant avec délice quelques paragraphes qui m’avaient jusqu’alors échappé, et revenais ensuite à l’expression que je cherchais :

Mangeclous prétendait qu’il allait, lui-même, personnellement, mourir bientôt, en chair et en os, et surtout en os, hélas.

La petite mécanique qui organisait mes pensées repartit de plus belle. L’association des mots d’Albert Cohen m’avait, quand je l’avais lue, immédiatement rappelé cette réplique de La grande vadrouille quand, vers la fin du film, la petite troupe franco-britannique en fuite découvre au fond d’un hangar les planeurs avec lesquels ils n’imaginent pas échapper à la meute allemande lancée à leurs trousses :

Y a pas d’hélice, hélas !
C’est là qu’est l’os…

Quand cette mécanique allait-elle bien vouloir s’arrêter ?


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