Réveil

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Des éclats de voix et la sonnerie de la porte d’entrée me tirèrent brutalement de mon sommeil. Je n’avais que quelques secondes pour réaliser que je m’étais endormi dans le fauteuil qui remplissait avantageusement un coin de la chambre de mon fils. Je jetais un coup d’œil rapide sur son lit à barreaux. Il était vide bien sûr. Sa mère et lui étaient partis depuis deux semaines déjà. Tout s’était passé si vite. Pas de déchirements. Pas de cris. Pas de pleurs. Il faut toujours savoir faire ses valises rapidement, en silence…

Je croyais être complètement réveillé maintenant. Pourtant, en descendant précipitamment les marches de l’escalier, je ne pouvais m’empêcher d’être assailli par de multiples pensées qui me vrillaient les tympans. Et ce doute, ce terrible doute : je n’arrivais pas à me souvenir si j’avais bien fermé ma porte-fenêtre.

Le sang commençait à me monter à la tête, à affluer le long de mes tempes. Je sentais mon cœur accélérer et mes mains devenir moites. Je tremblais. Les éclats de voix se faisaient plus proches. La sonnerie de la porte s’était tue et avait été remplacée par ce qui semblait être des coups violemment portés par un objet dur contre quelque chose de métallique. Les coups étaient de plus en plus fort, sans doute pour couvrir cet assourdissant bruit de moteur, certainement celui d’un camion en stationnement. Qui m’attendait peut-être ? Qui m’attendait sûrement. Je cherchais mes clefs. Devais-je attendre que l’on enfonce ma porte ? Ma vue se brouillait. Je me retenais de hurler de terreur. Je me collais contre la porte. Les coups et ce vacarme incessant… Assez ! Par pitié ! Je commençais à glisser le long du mur jusqu’à atteindre le sol sur lequel je me recroquevillais, terrassé par l’absurdité du monde extérieur. J’entendis alors un énorme grouillement monter du fond du garage, comme si des centaines, puis des milliers de créatures prenaient d’assaut en vue d’un immonde festin ce misérable îlot qui me protégeait encore de ma folie et de mes démons intérieurs. Des spasmes se mirent à ébranler tout mon être. Plus rien ni personne ne pouvait me venir en aide. L’Histoire, dans son implacable avancée, recommençait, encore et toujours, le chaos d’aujourd’hui semblant être encore plus monstrueux que celui d’hier. Par sa proximité ? Par son ampleur ? Le pauvre être humain que j’étais ne pourra jamais répondre à cette question. Plus de citations pour me sauver de la réalité. Plus aucun texte aux jeux de mots sautillants ne pourra m’aider à remonter à l’étage et à m’enfuir par la porte-fenêtre. Comme si le Divin venait à tout jamais de s’envoler vers d’autres cieux, vers d’autres cieux issus du ciel azur vers lequel j’avais à peine levé les yeux ce matin. Sans rien faire. Sans rien en faire. Dans un ultime mouvement, dans un ultime espoir, dans un ultime sursaut de simple mortel précipité en quelques instants au bord du gouffre, je regardais une dernière fois vers le haut de cet escalier, vers cette échelle de Jacob qui me semblait maintenant complètement hors d’atteinte.

Ensuite ? Plus rien. Jusqu’au jour où je me retrouvais à ramasser toutes ces pages éparpillées sur le plancher. Puis de m’endormir dessus. Et de me réveiller. Puis de me rendormir. En boucle. Jusqu’à cet étrange réveil.

Devant moi, au milieu de tous mes brouillons chiffonnés et griffonnés, La Peste d’Albert Camus, ouvert à la dernière page :

Écoutant, en effet, les cris d’allégresse qui montaient de la ville, Rieux se souvenait que cette allégresse était toujours menacée. Car il savait ce que cette foule en joie ignorait, et qu’on peut lire dans les livres, que le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, qu’il peut rester pendant des dizaines d’années endormi dans les meubles et le linge, qu’il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse.


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