Le livre de chevet

mardi 1er avril 2014
par  Paul Jeanzé
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Replonger dans le passé, sans repartir en arrière, était-ce vraiment la meilleure des façons pour aller de l’avant ? Remonter jusqu’à mon premier écrit, peut-être était‑ce par là que je devais commencer. Sans doute était-ce par là que j’aurais dû commencer. Et quand je dis : « mon premier écrit », sans doute était-ce inexact, car il m’était bien difficile de savoir s’il y en avait eu d’autres avant le néant, avant le brouillard, tant ma mémoire semblait pour l’instant incapable d’aller au-delà de ce qui pouvait être contenu à l’intérieur de cette porte‑fenêtre ; dans cette grande pièce ; sur ce cahier rouge ; sur ces quelques feuilles volantes ; sur ce disque dur. Et dans mon imaginaire bien sûr. Surtout dans mon imaginaire. Qui pourra prétendre que tout cela est réellement arrivé ? tant j’avais moi‑même l’impression que ma mémoire réécrivait au fur et à mesure son propre passé.

Mais je sens bien que vous attendez la suite. Je le sens. Je le sais. À moins que vous ne soyez en train de me servir d’alibi. C’est peut-être surtout moi qui ai envie de continuer.

Si j’hésitais à rechercher ce premier écrit, c’était essentiellement parce que je le connaissais que trop bien. Je savais quoi chercher. Je savais où chercher. Si j’hésitais à franchir ce pas, c’était vraisemblablement pour la seule et unique raison que j’allais me heurter à ma propre intimité et que je n’étais pas certain de vouloir vous la dévoiler. Jusqu’à présent, j’avais tenté de repousser ce moment et j’espère que vous en aurez apprécié les chemins de traverse. J’espère que vous aurez apprécié cette première incursion dans une partie de mon univers, dans cet univers qui pourrait très bien être le vôtre d’ailleurs si vous osez regarder autour de vous. Pourquoi pas après tout ? Ne suis‑je pas finalement proche de vous ? Sommes-nous si différents ? Quelle différence entre le livre et celui qui se croit son auteur ? Quelle différence entre le livre et celui qui se croit son lecteur, sinon un regard croisé de l’un vers l’autre ?

Peut-être d’ailleurs nous croisons-nous parfois, le long d’un trottoir ou dans le wagon de ce pauvre tortillard perdu sur son parcours rectiligne, car c’est ainsi, même les trains se trouvent affligés de voir leur vie suivre encore et toujours les mêmes rails. Alors vous êtes là, en cet instant, lisant ces mêmes lignes dont j’essaye de suivre le voyage, un peu décalé à gauche sur la banquette qui me fait front, car il est rare que l’on s’asseye vraiment en face de son voisin quand cela n’est pas nécessaire, quand il reste suffisamment de place dans tout le compartiment. Quand le wagon est vide, on s’installe sur des banquettes vides. Quand toutes les banquettes sont occupées, on s’installe en biais, comme si l’on voulait regarder son voisin de travers. Et quand vraiment on n’a pas d’autre choix que de s’installer face à un autre individu, on jette un bref coup d’œil alentour afin de tenter de choisir la personne qui semblera la moins dérangeante. Dans mon cas, un homme pas très grand plongé dans sa lecture me conviendra très bien. J’aurai de la place pour mes genoux et il ne lèvera pas le nez de son ouvrage. Parfois, je me dis que c’est un peu dommage, il pourrait m’arriver de rencontrer des gens formidables, par exemple cet homme au pantalon rouge avec sa guitare. Peut-être était-il en train de se dire la même chose dans son coin, qui sait ? Hélas ! une fois le train arrivé à sa destination, chacun refermera le livre de son histoire et attendra de s’être couché de bonne heure avant de reprendre sa lecture. Un peu plus tard, quand vous poserez ce livre sur votre chevet, alors que la nuit sera tombée depuis quelques heures déjà, et que vous vous lèverez, peut-être vous dirigerez-vous lentement vers une de vos fenêtres, celle restée ouverte sur le monde. Alors peut-être, au loin, ou alors tout proche, vous apercevrez une lueur, une lumière vacillante qui semblera provenir de tous les souvenirs qui hantent votre mémoire, de vos propres notes de mémoire. Tout à coup, vous penserez à l’être aimé pour lequel vous avez pris bien soin de sortir doucement de votre lit puis de votre chambre afin de le laisser dormir paisiblement. Oui, comment ne pas penser à cette personne qui partage votre vie depuis… Depuis combien de temps déjà ? Quelques jours ? Quelques semaines ? Quelques mois ? Quelques années ? Trop d’années ? Depuis toutes ces années, que vous rappelez-vous de votre première rencontre ? À quel moment avez-vous osé faire le premier pas ? Et est-ce vous qui avez fait ce premier pas ? Ou l’autre ? Ou un ami qui disait vous vouloir du bien ? Mais peut‑être êtes-vous seul dans votre lit, ce petit livre étant alors votre seul et unique compagnon, votre seule et unique compagne du moment. Parce que l’autre n’est pas encore là. Parce que l’autre n’est plus là. Parce que l’autre n’a jamais existé et n’existera jamais. Parce que la vie est parfois affaire de solitude. Alors, vous baisserez lentement les yeux et détournerez la tête de cette petite lumière venue de l’extérieur. Vous détournerez la tête de cette faible lueur d’espoir qui tentait de vous crever le noir et vous retournerez, à pas lent, vers votre linceul, vers votre lit, vers le chevet de votre vie solitaire à achever.

À côté de la lampe que je m’apprête à éteindre, une colonne de livres tente de prendre d’assaut la lumière diffuse qui monte le long du mur. En haut de la pile, la Torah, de Berechit à Ketouvim [1]. Le texte en hébreu est à droite, la traduction en français est à gauche. Et toujours, cette frustration, aujourd’hui encore, de péniblement déchiffrer sans en comprendre le sens, le moindre Aleph, le plus petit Iod, ce Samekh que j’oublie tout le temps, ou encore ce Heth qui se prononce comme cette satanée jota espagnole : j (jota) est une sorte de raclement du fond de la gorge comme si l’on essayait de prononcer un [k] de manière continue, c’est-à-dire sans occlusion. Je n’ai jamais rien compris aux définitions, et encore moins que rien à la phonétique. J’avais appris à lire l’hébreu en cinq leçons d’une heure et demie. Enfin quatre dans la mesure où je n’avais pu me rendre à la première leçon. Enfin trois, car il me semble que j’avais également eu un empêchement pour la cinquième et dernière séance. Nous étions une petite dizaine installés dans une pièce trop petite pour nous accueillir quand une petite dame toute sèche avec de grands yeux y avait fait irruption au milieu d’un tourbillon de feuilles photocopiées et pas toujours agrafées dans le bon ordre. Dans ses yeux, on pouvait lire la volonté implacable qui y était installée. Elle a balayé la salle du regard et nous a dévisagés un par un comme pour signifier à chacun d’entre nous : « Je vous préviens, pas un seul d’entre vous ne sortira de cette pièce sans savoir lire l’hébreu biblique. Pas un seul. » Aujourd’hui encore, je me souviens de cette incroyable volonté qui surgissait de tout son être ; et, de toute la concentration jusqu’à m’en faire exploser la tête, pour arriver à lire d’un seul bloc tous ces symboles jusqu’alors inconnus. Sous la Torah, il y a Le journal d’Anne Frank que mon fils devait étudier pour le collège. Je pensais profiter de l’occasion pour enfin ouvrir ses pages et puis non. Pour une raison que j’ignore, alors que je crois avoir lu les choses les plus atroces sur la barbarie nazie et cette période indicible qui envoya 6 millions de Juifs à la mort, je n’ai jamais réussi à ne serait-ce que feuilleter quelques pages de ce petit journal. Comme si je refusais que ce visage souriant, ces mains fines posées sur un livre ouvert puissent avoir disparu en mars 1945 dans le camp de Bergen-Belsen. Comme si, en ne lisant jamais ce livre, je voulais garder l’illusion qu’Anne Franck pût ne jamais avoir été envoyée dans les camps de la Mort. Comme si je voulais refuser l’absurde dans sa monstrueuse réalité. En regardant les ouvrages qui achevaient la pile, alors que je m’étonnais de ne pas trouver La peste d’Albert Camus, car j’étais persuadé de l’avoir laissé là, le Solal d’Albert Cohen semblait flotter au milieu du reste ; ce Solal, ce Juif parmi les Valeureux, qui quitta sa Céphalonie natale pour la France ; ce Solal, son parcours déchirant et déchiré, soit l’ascension fulgurante d’un Apollon à la déchéance la plus complète non pas d’un juif errant, mais bien d’un Juif, errant parmi les gueux, et qui posait, de façon douloureuse et totalement hallucinée, la plupart des questionnements qui pourront traverser un jour l’esprit de tout Juif de ce Monde. Et enfin, tout en bas de la pile, Du côté de chez Swann de Marcel Proust, auquel je n’avais réussi à arracher que le premier paragraphe.

Il est tard. Il est temps pour vous d’éteindre la lumière. Et de tenter de vous endormir en espérant trouver facilement le sommeil. À moins que vous ne choisissiez de rester éveillé, et de reprendre votre lecture, entre rêve et réalité.


[1Berechit correspond au livre de la Genèse, Ketouvim aux hagiographes


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