Chapitre trois : la face cachée de la rue

lundi 25 décembre 2017
par  Paul Jeanzé
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Ce fut dans un épais brouillard que j’aperçus le muret vers lequel je tentai immédiatement de m’approcher en titubant, tel un naufragé qui, dans la nuit noire et glacée de l’océan, croit discerner à quelques brasses de lui une salvatrice planche de bois. Peu avant d’arriver à sa hauteur, je fus pris de violentes nausées ; la tête me tournait. Pressentant que l’évanouissement n’était pas bien loin, j’eus heureusement le temps de poser ma main sur la grille qui se dressait à l’aplomb du petit mur. Grâce à cet instinctif réflexe qui me confirma que l’être humain était venu sur terre avec pour mission d’y vivre coûte que coûte, j’évitai la chute, in extremis ; il me fallut pourtant attendre encore longtemps avant de recouvrer mes esprits. Sans doute frappé d’amnésie passagère, il ne me restait aucun souvenir entre ma sortie de la station radiophonique et mon échouage sur ce mur en pierres. Combien de temps avais-je pu ainsi dériver ? J’étais là, debout le long d’un parc, encore sonné par ma mésaventure, et sans doute était‑il maintenant souhaitable que je prisse le temps de m’asseoir et que je me reposasse un peu, ne serait-ce pour que vous vous habituassiez à mon nouvel emploi du temps.

Je m’assis sur le muret, le dos posé contre une haute grille dont les barreaux se terminaient par des flèches d’or orgueilleusement tournées vers le ciel. Je remarquai, accrochées aux grilles, de nombreuses photographies dont l’absurdité des représentations m’inspira d’emblée la plus vive sympathie : sur le cliché le plus proche, je pouvais voir un tableau noir d’où émergeait la tête d’un écolier grimaçant, et intitulé de manière cocasse : à travers mon premier tableau. Malheureusement, me rappelant aussitôt l’époque dans laquelle je vivais, je refrénai ma joie de penser contempler une exposition surréaliste. Sans doute ne devais-je pas attendre de toutes ces photos autre chose qu’une opération de communication gouvernementale très prosaïque, non pas sur la violence à l’école, mais sur l’avènement du numérique en son sein, dans des lieux qui pourtant, absit reverentia vero [1], auraient dû se faire un devoir, contre vents et marées, de s’opposer au culte tout puissant de la modernité. Hélas, qui pourrait demain résister à cet alléchant magnétisme, si les lieux de savoir eux‑mêmes se transformaient aujourd’hui en complices actifs de la médiocrité ? Heureusement, derrière les grilles qui s’étalaient sur toute la longueur de la rue, un immense jardin, îlot de verdure tranquille dans le cœur de la cité, et au sein duquel, juste devant la fontaine, je vis passer de façon fugace une jeune fille avec à la main une fleur qui brillait. Enfin, me faisant face, il y avait la rue et ses immeubles haussmanniens qui donnaient souvent sa forme à la ville avec ses balcons typiques du deuxième et cinquième étage, et que cachaient les nombreux ormes et autres robiniers avec leurs épais ombrages qui n’arrivaient pourtant pas à créer l’illusion d’une forêt.

Ayant maintenant entièrement recouvré mes esprits, je pouvais me relever sans craindre de tomber ; et, prélevant sur l’air ambiant une longue bouffée d’oxygène, je décidais de quitter la rue bien avant qu’elle n’eût le temps de me livrer tous ses secrets ; je pouvais dorénavant reprendre la trame de mon récit, en lisant en écrivant.


[1Ne craignons pas de dire la vérité (Ovide, Les Héroïdes, 5, 12.)


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