Vian (Boris) - (1920 - 1959)

Fourmis (Les)
mardi 29 décembre 2020
par  Paul Jeanzé
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I

On est arrivés ce matin et on a pas été bien reçus, car il n’y avait personne sur la plage que des tas de types morts ou des tas de morceaux de types, de tanks et de camions démolis. Il venait des balles d’un peu partout et je n’aime pas ce désordre pour le plaisir. On a sauté dans l’eau, mais elle était plus profonde qu’elle n’en avait l’air et j’ai glissé sur une boîte de conserves. Le gars qui était juste derrière moi a eu les trois quarts de la figure emportée par le pruneau qui arrivait, et j’ai gardé la boîte de conserves en souvenir. J’ai mis les morceaux de sa figure dans mon casque et je les lui ai donnés, il est reparti se faire soigner mais il a l’air d’avoir pris le mauvais chemin parce qu’il est entré dans l’eau jusqu’à ce qu’il n’ait plus pied et je ne crois pas qu’il y voie suffisamment au fond pour ne pas se perdre. J’ai couru ensuite dans le bon sens et je suis arrivé juste pour recevoir une jambe en pleine figure. J’ai essayé d’engueuler le type, mais la mine n’en avait laissé que des morceaux pas pratique à manœuvrer, alors j’ai ignoré son geste, et j’ai continué. Dix mètres plus loin, j’ai rejoint trois autres gars qui étaient derrière un bloc de béton et qui tiraient sur un coin de mur, plus haut. Ils étaient en sueur et trempés d’eau et je devais être comme eux, alors je me suis agenouillé et j’ai tiré aussi. Le lieutenant est revenu, il tenait sa tête à deux mains et ça coulait rouge de sa bouche. Il n’avait pas l’air content et il a vite été s’étendre sur le sable, la bouche ouverte et les bras en avant. Il a dû salir le sable pas mal. C’était un des seuls coins qui restaient propres. De là, notre bateau échoué avait l’air d’abord complètement idiot, et puis il n’a plus même eu l’air d’un bateau quand les deux obus sont tombés dessus. Ca ne m’a pas plu, parce qu’il restait encore deux amis dedans, avec les balles reçues en se levant pour sauter. J’ai tapé sur l’épaule des trois qui tiraient avec moi, et je leur ai dit : » Venez, allons-y. » Bien entendu, je les ai fait passer d’abord et j’ai eu le nez creux parce que le premier et le second ont été descendus par les deux autres qui nous canardaient, et il en restait seulement un devant moi, le pauvre vieux, il n’a pas eu de veine, sitôt qu’il s’est débarrassé du plus mauvais, l’autre a juste eu le temps de le tuer avant que je m’occupe de lui. Ces deux salauds, derrière le coin du mur, ils avaient une mitrailleuse et des tas de cartouches. Je l’ai orientée dans l’autre sens et j’ai appuyé, mais j’ai vite arrêté parce que ça me cassait les oreilles et aussi elle venait de s’enrayer. Elles doivent être réglées pour ne pas tirer dans le mauvais sens. Là, j’étais à peu près tranquille. Du haut de la plage, on pouvait profiter de la vue. Sur la mer, ça fumait dans tous les coins et l’eau jaillissait très haut. On voyait aussi les éclairs des salves des gros cuirassés et leurs obus passaient au-dessus de la tête avec un drôle de bruit sourd, comme un cylindre de son grave foré dans l’air. Le capitaine est arrivé. On restait juste onze. Il a dit que c’était pas beaucoup mais qu’on se débrouillerait comme ça. Plus tard, on a été complétés. Pour l’instant, il nous a fait creuser des trous ; pour dormir, je pensais, mais non, il a fallu qu’on s’y mette et qu’on continue à tirer. Heureusement, ça s’éclaircissait. Il en débarquait maintenant de grosses fournées des bateaux, mais les poissons leur filaient entre les jambes pour se venger du remue-ménage et la plupart tombaient dans l’eau et se relevaient en râlant comme des perdus. Certains ne se relevaient pas et partaient en flottant avec les vagues et le capitaine nous a dit aussitôt de neutraliser le nid de mitrailleuses, qui venait de recommencer à taper, en progressant derrière le tank. On s’est mis derrière le tank. Moi le dernier parce que je ne me fie pas beaucoup aux freins de ces engins-là. C’est plus commode de marcher derrière un tank tout de même parce qu’on a plus besoin de s’empêtrer dans les barbelés et les piquets tombent tout seuls. Mais je n’aimais pas sa façon d’écrabouiller les cadavres avec une sorte de bruit qu’on a du mal à se rappeler – sur le moment, c’est assez caractéristique. Au bout de trois minutes, il a sauté sur une mine et s’est mis à brûler. Deux des types n’ont pas pu sortir et le troisième a pu, mais il restait un ses pieds dans le tank et je ne sais pas s’il s’en est aperçu avant de mourir. Enfin, deux de ses obus étaient déjà tombés sur le nid de mitrailleuses en cassant les oeufs et aussi les bonshommes. Ceux qui débarquaient ont trouvé une amélioration, mais alors une batterie antichars s’est mise à cracher à son tour et il en est tombé au moins vingt dans l’eau. Moi, je me suis mis à plat ventre. De ma place, je les voyais tirer en me penchant un peu. La carcasse du tank qui flambait me protégeait un peu et j’ai visé soigneusement. Le pointeur est tombé en se tortillant très fort, j’avais dû taper un peu trop bas, mais je n’ai pas pu l’achever, il fallait d’abord que je descende les trois autres. J’ai eu du mal, heureusement le bruit du tank qui flambait m’a empêché de les entendre beugler – j’avais mal tué le troisième aussi. Du reste, ça continuait à sauter et à fumer de tous les côtés. J’ai frotté mes yeux un bon coup pour y voir mieux parce que la sueur m’empêchait de voir et le capitaine est revenu. Il ne se servait que de son bras gauche. – Pouvez-vous me bander le bras droit très serré autour du corps ? J’ai dit oui et j’ai commencé à l’entortiller avec des pansements et puis il a quitté le sol des deux pieds à la fois et il m’est tombé dessus parce qu’il était arrivé une grenade derrière lui. Il s’est raidi instantanément, il paraît que ça arrive quand on meurt très fatigué, en tous cas c’était plus commode pour l’enlever de sur moi. Et puis après j’ai du m’endormir et quand je me suis réveillé, le bruit venait de plus loin et un de ces types avec des croix rouges tout autour du casque me versait du café.

II

Après, on est partis vers l’intérieur et on a essayé de mettre en pratique les conseils des instructeurs et les choses qu’on a apprises aux manœuvres. La jeep de Mike est revenue tout à l’heure. C’est Fred qui conduisait et Mike était en deux morceaux ; avec Mike, ils avaient rencontré un fil de fer. On est en train d’équiper les autres bagnoles avec une lame d’acier à l’avant parce qu’il fait trop chaud pour qu’on roule avec les pare-brise relevés. Ca crache encore dans tous les coins et on fait patrouille sur patrouille. Je crois qu’on a avancé un peu trop vite et on a du mal à garder le contact avec le ravitaillement. Ils nous ont bousillé au moins neuf chars ce matin et il est arrivé une drôle d’histoire, le bazooka d’un type est parti avec la fusée et lui restait accroché derrière par la bretelle. Il a attendu d’être à quarante mètres et il est descendu en parachute. Je crois qu’on va être obligés de demander du renfort parce que je viens d’entendre comme un grand bruit de sécateur, ils ont dû nous couper de nos arrières…

III

… Ca me rappelle il y a six mois quand ils venaient de nous couper de nos arrières. Nous devons être actuellement complètement encerclés, mais ce n’est plus l’été. Heureusement, il nous reste de quoi manger et il y a des munitions. Il faut qu’on se relaye toutes les deux heures pour monter la garde, ça devient fatigant. Les autres prennent les uniformes des types de chez nous qu’ils font prisonniers et se mettent à s’habiller comme nous et on doit se méfier. Avec tout ça, on a plus de lumière électrique et on reçoit des obus sur la figure des quatre côtés à la fois. Pour le moment, on tâche de reprendre le contact avec l’arrière ; il faut qu’ils nous envoient des avions, nous commençons à manquer de cigarettes. Il y a du bruit dehors, il doit se préparer quelque chose, on n’a même plus le temps de retirer son casque.

IV

Il se préparait bien quelque chose. Quatre chars sont arrivés jusqu’ici. J’ai vu le premier en sortant, il s’est arrêté aussitôt. Une grenade avait démoli une de ses chenilles, elle s’est déroulée d’un coup avec un épouvantable bruit de ferraille, mais le canon du char ne s’est pas enrayé pour si peu. On a pris un lance-flammes ; ce qui est embêtant avec ce système-là, c’est qu’il faut fendre la coupole du char avant de se servir du lance-flammes, sans ça il éclate ( comme les châtaignes ) et les types à l’intérieur sont mal cuits. A trois, on a été fendre la coupole avec une scie à métaux, mais deux autres chars arrivaient, et il a bien fallu le faire sauter sans le fendre. Le second a sauté aussi et le troisième a fait demi-tour, mais c’était une feinte, parce qu’il était arrivé en marche arrière ; aussi, ça nous étonnait un peu de le voir tirer sur les types qui le suivaient. Comme cadeau d’anniversaire, il nous a envoyé douze obus de 88 ; il faudra reconstruire la maison si on veut s’en resservir, mais cela ira plus vite d’en prendre une autre. On a fini par se débarrasser de ce troisième char en chargeant un bazooka avec de la poudre à éternuer et ceux à l’intérieur se sont tellement cogné le crâne sur le blindage qu’on n’a sorti que des cadavres. Seul le conducteur vivait encore un peu, mais il s’était pris la tête dans le volant sans pouvoir la retirer, alors plutôt que d’abîmer le char qui n’avait rien, on a coupé la tête du type. Derrière le char, des motocyclistes avec des fusils-mitrailleurs se sont amenés en faisant un foin du diable, mais on a réussi à en venir à bout grâce à une vielle moissonneuse-lieuse. Pendant ce temps-là, il nous arrivait aussi sur la tête quelques bombes, et même un avion que notre D.C.A. venait d’abattre sans le faire exprès, parce qu’en principe, elle tirait sur les chars. Nous avons perdu dans la compagnie Simon, Morton, Buck et P.C., et il nous reste les autres et un bras de Slim.

V

Toujours encerclés. Il pleut maintenant sans arrêt depuis deux jours. Le toit n’a plus qu’une tuile sur deux, mais les gouttes tombent juste où il faut et nous ne sommes pas vraiment mouillés. Nous ne savons absolument pas combien de temps ça va encore durer. Toujours des patrouilles, mais c’est assez difficile de regarder dans un périscope sans entraînement et c’est fatiguant de rester avec de la boue par-dessus la tête plus d’un quart d’heure. Nous avons rencontré hier une autre patrouille. Nous ne savions pas si c’étaient les nôtres ou ceux d’en face, mais sous la boue, on ne risquait rien à tirer parce qu’il est impossible de se faire mal, les fusils explosent tout de suite. On a tout essayé pour se débarrasser de cette boue. On a versé de l’essence dessus ; en brûlant, ça fait sécher, mais après on se cuit les pieds en passant dessus. La vraie solution consiste à creuser jusqu’à la terre ferme, mais c’est encore plus difficile de faire des patrouilles dans de la terre ferme que dans la boue. On finirait par s’en accommoder tant bien que mal. L’ennuyeux est qu’il en est venu tant qu’elle se met à avoir des marées. Actuellement, ça va, elle est à la barrière, malheureusement, tout à l’heure, elle remontera de nouveau au premier étage et ça c’est désagréable.

VI

Il m’est arrivé ce matin une sale aventure. J’étais sous le hangar derrière la baraque en train de préparer une bonne plaisanterie aux deux types que l’on voit très bien à la jumelle en train d’essayer de nous repérer. J’avais un petit mortier de 81 et je l’arrangeais dans une voiture d’enfant et Johnny devait se camoufler en paysanne pour la pousser, mais d’abord, le mortier m’est tombé sur le pied ; ça, ce n’est rien d’autre que ce qui m’arrive tout le temps en ce moment, et ensuite, le coup est parti pendant que je m’étalais en tenant mon pied, et il est allé éclater un de ces machins à ailettes au deuxième étage, juste dans le piano du capitaine qui était en train de jouer Jada. Ca a fait un bruit d’enfer, le piano est démoli, mais le plus embêtant, le capitaine n’avait rien, en tous cas rien de suffisant pour l’empêcher de taper dur. Heureusement, tout de suite après est arrivé un 88 dans la même chambre. Il n’a pas pensé qu’ils s’étaient repérés sur la fumée du premier coup et il m’a remercié en disant que je lui avais sauvé la vie en le faisant descendre ; pour moi, ça n’avait plus aucun intérêt à cause de mes deux dents cassées, aussi parce que toutes ses bouteilles étaient juste sous le piano. On est de plus en plus encerclés, ça nous dégringole dessus sans arrêt. Heureusement, le temps commence à se dégager, il ne pleut guère que neuf heures sur douze, d’ici un mois, on peut compter sur du renfort par avion. Il nous reste trois jours de vivres.

VII

Les avions commencent à nous lancer des machins par parachute. J’ai eu une déception en ouvrant le premier, il y avait dedans une flopée de médicaments. Je les ai échangés au docteur contre deux barres de chocolat aux noisettes, du bon, pas cette saloperie des rations, et un demi-flask de cognac, mais il s’est rattrapé en m’arrangeant mon pied écrabouillé. J’ai dû lui rendre le cognac, sans ça je n’aurais plus qu’un pied à l’heure qu’il est. Ca se met de nouveau à ronfler là-haut, il y a une petite éclaircie et ils envoient encore des parachutes, mais cette fois, ce sont des types, on dirait.

VIII

C’étaient bien des types. Il y en a deux rigolos. Il paraît qu’ils ont passé tout le trajet à se faire des prises de judo, à se flanquer des marrons, à se rouler sous tous les sièges. Ils ont sauté en même temps et ils ont joué à se couper, au couteau, les cordes de leurs parachutes. Malheureusement, le vent les a séparés, alors ils ont été obligés de continuer à coups de fusil. J’ai rarement vu d’aussi bons tireurs. Tout de suite, on est en train de les enterrer parce qu’ils sont tombés d’un peu haut.

IX

On est désencerclés. Nos chars sont revenus et les autres n’ont pas tenu le coup. Je n’ai pas pu me battre sérieusement à cause de mon pied mais j’ai encouragé les copains. C’était très excitant. De la fenêtre, je voyais bien, et les parachutistes arrivés hier se démenaient comme des diables. J’ai maintenant un foulard en soie de parachute jaune et vert sur fond marron et ça va bien avec la couleur de ma barbe, mais demain, je vais me raser pour la permission de convalescence. J’étais tellement excité que j’ai balancé une brique sur la tête de Johnny qui venait d’en rater un et, actuellement, j’ai deux nouvelles dents de moins. Cette guerre ne vaut rien pour les dents.

X

L’habitude émousse les impressions. J’ai dit ça à Huguette — elles ont de ces noms — en dansant avec elle au Centre de la Croix-Rouge, et elle a répliqué : » Vous êtes un héros « , mais je n’ai pas eu le temps de trouver une réponse fine parce que Mac m’a tapé sur l’épaule, alors j’ai dû la lui laisser. Les autres parlaient mal, et cet orchestre jouait beaucoup trop vite. Mon pied me tracasse encore un peu mais dans quinze jours c’est fini, on repart. Je me suis rabattu sur une fille e chez nous, mais le drap d’uniforme, c’est trop épais, ça émousse aussi les impressions. Il y a beaucoup de filles ici, elles comprennent tout de même ce qu’on leur dit et ça m’a fait rougir, mais il n’y a pas grand-chose à faire avec elles. Je suis sorti, j’en ai trouvé tout de suite beaucoup d’autres, pas le même genre, plus compréhensives, mais c’est cinq cents francs minimum, encore parce que je suis blessé. C’est drôle, celles-là ont l’accent allemand. Après, j’ai perdu Mac et j’ai bu beaucoup de cognac. Ce matin, j’ai horriblement mal à la tête à l’endroit où le M.P. a tapé. Je n’ai plus d’argent, parce qu’à la fin j’ai acheté des cigarettes françaises à un officier anglais, je les ai senties passer. Je viens de les jeter, c’est une chose dégoûtante, il a eu raison de s’en débarrasser.

XI

Quand vous sortez des magasins de la Croix-Rouge avec un carton pour mettre les cigarettes, le savon, les sucreries et les journaux, ils vous suivent des yeux dans la rue et je ne comprends pas pourquoi, car ils vendent sûrement leur cognac assez cher pour pouvoir s’en acheter aussi et leurs femmes ne sont pas données non plus. Mon pied est presque tout à fait guéri. Je ne crois pas rester encore longtemps ici. J’ai vendu les cigarettes pour pouvoir sortir un peu et j’ai ensuite tapé Mac, mais il ne les lâche pas facilement. Je commence à m’embêter. Je vais ce soir au cinéma avec Jacqueline, j’ai rencontré celle-là hier soir au club, mais je crois qu’elle n’est pas intelligente parce qu’elle enlève ma main toutes les fois et elle ne bouge pas du tout en dansant. Ces soldats d’ici m’horripilent, ils sont trop débraillés et il n’y en a pas deux qui portent le même uniforme. Enfin, il n’y a rien à faire qu’attendre ce soir.

XII

De nouveau là. Tout de même, on s’embêtait encore moins en ville. On avance très lentement. Chaque fois qu’on a fini la préparation d’artillerie, on envoie une patrouille et chaque fois, un des types de la patrouille revient amoché par un tireur isolé. Alors, on recommence la préparation d’artillerie, on envoie les avions, ils démolissent tout, et deux minutes après les tireurs isolés recommencent à tirer. En ce moment, les avions reviennent, j’en compte soixante-douze. Ce ne sont pas de très gros avions, mais le village est petit. D’ici, on voit les bombes tomber en spirale et cela fait un bruit un peu étouffé, avec de belles colonnes de poussière. On va repartir à l’attaque, mais il faut d’abord envoyer une patrouille. Bien ma veine, j’en suis. Il y a à peu près un kilomètre et demi à faire à pied et je n’aime pas marcher si longtemps, mais, dans cette guerre, on ne nous demande jamais de choisir. Nous nous tassons derrière les gravats des premières maisons et je crois que d’un bout à l’autre du village, il n’en reste pas une seule debout. Il n’a pas l’air de rester beaucoup d’habitants non plus et ceux que nous voyons font une drôle de tête quand ils l’ont conservée, mais ils devraient comprendre que nous ne pouvons pas risquer de perdre des hommes pour les sauver avec leurs maisons ; les trois quart du temps, ce sont de très vieilles maisons sans intérêt. Et aussi, c’est le seul moyen pour eux de se débarrasser des autres. Ca, d’ailleurs, ils le comprennent en général, quoique certains pensent que ce n’est pas le seul moyen. Après tout, ça les regarde, et ils tenaient peut-être à leurs maisons, mais sûrement moins dans l’état où elles sont maintenant. Je continue ma patrouille. Je suis encore le dernier c’est plus prudent, et le premier vient de tomber dans un trou de bombe plein d’eau. Il en sort avec des sangsues plein son casque. Il a aussi ramené un gros poisson tout ahuri. En rentrant, Mac lui a appris à faire le beau et il n’aime pas le chewing-gum.

XIII

Je viens de recevoir une lettre de Jacqueline, elle a dû la confier à un autre type pour la mettre à la poste, car elle était dans une de nos enveloppes. Vraiment, c’est une fille bizarre, mais probablement toutes les filles ont des idées pas ordinaires. Nous avons reculé un peu depuis hier, mais demain, nous avançons de nouveau. Toujours les mêmes villages complètement démolis, ça vous donne le cafard. On a trouvé une radio toute neuve. Ils sont en train de l’essayer, je ne sais pas si réellement on peut remplacer une lampe par un morceau de bougie. Je pense que oui : je l’entends jouer Chattanooga, je l’ai dansé avec Jacqueline un peu avant de partir de là-bas. Je pense que je vais lui répondre si j’ai encore du temps. Maintenant, c’est Spike Jones ; j’aime aussi cette musique là et je voudrais bien que tout soit finit pour aller m’acheter une cravate civile avec des raies bleues et jaunes.

XIV

On repart tout à l’heure. De nouveau, nous sommes tout près du front et des obus se remettent à arriver. Il pleut, il ne fait pas très froid, la jeep marche bien. Nous allons en descendre pour continuer à pied. Il paraît que ça commence à sentir la fin. Je ne sais pas à quoi ils voient ça, mais je voudrais tâcher de m’en sortir le plus commodément possible. Il y a encore des coins où on se fait accrocher dur. On ne peut pas prévoir comment ça va être. Dans quinze jours, j’ai une nouvelle permission et j’ai écrit à Jacqueline de m’attendre. J’ai peut-être eu tord de le faire, il ne faut pas se laisser prendre.

XV

Je suis toujours debout sur la mine. Nous étions partis ce matin en patrouille et je marchais derrière comme d’habitude, ils sont tous passés à côté, mais j’ai senti le déclic sous mon pied et je me suis arrêté net. Elles n’éclatent que quand on retire le pied. J’ai lancé aux autres ce que j’avais dans les poches et je leur ai dit de s’en aller. Je suis tout seul. Je devrais attendre qu’ils reviennent, mais je leur ai dit de ne pas revenir, et je pourrais essayer de me jeter à plat ventre, mais j’aurais horreur de vivre sans jambes. Je n’ai gardé que mon carnet et le crayon. Je vais les lancer avant de changer de jambe et il faut absolument que je le fasse parce que j’en ai assez de la guerre et parce qu’il me vient des fourmis.


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